Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 22

 

Le 14 janvier 1814, deux mois et demi après labataille de Hanau, je m’éveillai dans un bon lit, au fond d’unepetite chambre bien chaude ; et, regardant les poutres duplafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, où le givreétendait ses gerbes blanches, je me dis : « C’estl’hiver ! » – En même temps, j’entendais comme un bruitde canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un âtre. Au boutde quelques instants, m’étant retourné, je vis une jeune femme pâleassise près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux, et jereconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre où je venaispasser de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Lebruit du canon seul, qui revenait de minute en minute, me faisaitpeur de rêver encore.

Et longtemps je regardai Catherine, qui meparaissait bien belle ; je pensais : « Où donc estla tante Grédel ? Comment suis-je revenu au pays ? Est-ceque Catherine et moi nous sommes mariés ? Mon Dieu !pourvu que ceci ne soit pas un rêve ! »

À la fin, prenant courage, j’appelai toutdoucement : « Catherine ! » Alors elle,tournant la tête, s’écria :

« Joseph… tu me reconnais ?

– Oui », lui dis-je en étendant lamain.

Elle s’approcha toute tremblante, et jel’embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.

Et, comme le canon se remettait à gronder,tout à coup cela me serra le cœur.

« Qu’est-ce que j’entends,Catherine ? demandai-je.

– C’est le canon de Phalsbourg, fit-elle enm’embrassant plus fort.

– Le canon ?

– Oui, la ville est assiégée.

– Phalsbourg ?… Les ennemis sont enFrance !… »

Je ne pus dire un mot de plus… Ainsi, tant desouffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés surles champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahirnotre patrie !… Durant plus d’une heure, malgré la joie quej’éprouvais de tenir dans mes bras celle que j’aimais, cette penséeaffreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd’hui, toutvieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avecamertume… Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et ilest bon que les jeunes le sachent : nous avons vu l’Allemand,le Russe, le Suédois, l’Espagnol, l’Anglais, maîtres de la France,tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos forteresses ce quileur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et separtager non seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encorecelles de la République : – C’était payer cher dix ans degloire !

Mais ne parlons pas de ces choses, l’avenirles jugera : il dira qu’après Lutzen et Bautzen, les ennemisoffraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande,toute la rive gauche du Rhin jusqu’à Bâle, avec la Savoie et leroyaume d’Italie, et que l’Empereur a refusé d’accepter cesconditions – qui étaient pourtant très belles –, parce qu’ilmettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de laFrance !

Pour en revenir à mon histoire, quinze joursaprès la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes deblessés et de malades s’étaient mises à défiler sur la route deStrasbourg à Nancy. Elles s’étendaient d’une seule file du fond del’Alsace en Lorraine.

La tante Grédel et Catherine, à leur porte,regardaient s’écouler ce convoi funèbre ; leurs pensées, jen’ai pas besoin de les dire ! Plus de douze cents charrettesétaient passées, je n’étais dans aucune. Des milliers de pères etde mères, accourus de vingt lieues à la ronde, regardaient ainsi lelong de la route… Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvéleur enfant !

Le troisième jour, Catherine me reconnut dansune de ces voitures à panier du côté de Mayence, au milieu deplusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peaucollée sur les os et mourant de faim.

« C’est lui… c’est Joseph ! »criait-elle de loin.

Mais personne ne voulait le croire ; ilfallut que la tante Grédel me regardât longtemps pour dire :« Oui, c’est lui !… Qu’on le sorte de là ; c’estnotre Joseph ! »

Elle me fit transporter dans leur maison, etme veilla jour et nuit. Je ne voulais que de l’eau, je criaistoujours : « De l’eau ! de l’eau ! »Personne au village ne croyait que j’en reviendrais ; pourtantle bonheur de respirer l’air du pays et de revoir ceux que j’aimaisme sauva.

C’est environ six mois après, le 8 juillet1814, que nous fûmes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, quinous aimait comme ses enfants, m’avait mis de moitié dans soncommerce ; nous vivions tous ensemble dans le même nid ;enfin nous étions les plus heureux du monde.

Alors les guerres étaient finies, les alliésretournaient chez eux d’étape en étape, l’Empereur était parti pourl’île d’Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertésraisonnables. C’était encore une fois le bon temps de la jeunesse,le temps de l’amour, le temps du travail et de la paix. On pouvaitespérer en l’avenir, on pouvait croire que chacun, avec de laconduite et de l’économie, arriverait à se faire une position, àgagner l’estime des honnêtes gens, et à bien élever sa famille,sans crainte d’être repris par la conscription sept et même huitans après avoir gagné.

M. Goulden, qui n’était pas trop contentde voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensaitpourtant que ces gens avaient assez souffert dans les paysétrangers pour comprendre qu’ils n’étaient pas seuls au monde etrespecter nos droits ; il pensait aussi que l’EmpereurNapoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille… mais il setrompait : – les Bourbons étaient revenus avec leurs vieillesidées, et l’Empereur n’attendait que le moment de prendre sarevanche.

Tout cela devait nous amener encore bien desmisères, et je vous les raconterais avec plaisir si cette histoirene me paraissait assez longue pour une fois. Nous en resterons doncici jusqu’à nouvel ordre. Si des gens raisonnables me disent quej’ai bien fait d’écrire ma campagne de 1813, que cela peut éclairerla jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrerqu’on n’est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et letravail, eh bien, alors je reprendrai la suite de ces événements etje vous raconterai Waterloo !

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