Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 13

 

On alluma des feux sur la colline, en avant deGross-Gorschen ; un détachement descendit au village et nousen ramena cinq ou six vieilles vaches pour faire la soupe. Maisnous étions tellement fatigués, qu’un grand nombre avaient encoreplus envie de dormir que de manger. D’autres régiments arrivèrentavec des canons et des munitions. Vers onze heures, nous étions làdix ou douze mille hommes, et dans le village deux mille :toute la division Louham. Le général et ses officiers d’ordonnancese trouvaient dans un grand moulin, à gauche, près d’un cours d’eauqu’on appelle le Floss-Graben. Les sentinelles s’étendaient autourde la colline à portée de fusil.

Je finis aussi par m’endormir, à cause de lagrande fatigue, mais toutes les heures je m’éveillais, et, derrièrenous, du côté de la route qui part du vieux pont de Poserna ets’étend jusqu’à Lutzen et à Leipzig, j’entendais une grande rumeurdans la nuit : un roulement de voitures, de canons, decaissons, montant et s’abaissant au milieu du silence.

Le sergent Pinto ne dormait pas ; ilfumait sa pipe en séchant ses pieds au feu. Chaque fois que l’un oul’autre remuait, il voulait parler :

« Eh bien, conscrit ? »disait-il.

Mais on faisait semblant de ne pas l’entendre,on se retournait en bâillant, et l’on se rendormait.

L’horloge de Gross-Gorschen tintait cinqheures lorsque je m’éveillai ; j’avais les os des cuisses etdes reins comme rompus, à force d’avoir marché dans la vase.Pourtant, en appuyant les mains à terre, je m’assis pour meréchauffer, car j’avais bien froid. Les feux fumaient ; il nerestait plus que de la cendre et quelques braises. Le sergent,debout, regardait la plaine blanche, où le soleil étendait quelqueslignes d’or.

Tout le monde dormait autour de nous, les unssur le dos, les autres sur l’épaule, les pieds au feu ;plusieurs ronflaient ou rêvaient tout haut.

Le sergent, me voyant éveillé, vint prendreune braise et la mit sur sa pipe, puis il me dit :

« Eh bien, fusilier Bertha, nous sommesdonc à l’arrière-garde, maintenant ?

Je ne comprenais pas bien ce qu’il entendaitpar là.

« Ça t’étonne, conscrit ?fit-il ; c’est pourtant assez clair : nous n’avons pasbougé, nous autres, mais l’armée a fait demi-tour ; elle étaitlà, hier, devant nous, sur le Rippach ; à cette heure elle estderrière nous, près de Lutzen : au lieu d’être en tête, noussommes en queue. »

Et clignant de l’œil d’un air malin, il tiradeux ou trois grosses bouffées de sa pipe.

« Et qu’est-ce que nous y gagnons ?lui dis-je.

– Nous y gagnerons d’arriver à Leipzig lespremiers et de tomber sur les Prussiens, répondit-il. Tucomprendras ça plus tard, conscrit. »

Alors je me dressai pour regarder le pays, etje vis devant nous une plus grande plaine marécageuse, traverséepar la Gruna-Bach et le Floss-Graben ; quelques petitescollines s’arrondissaient au bord de ces cours d’eau, et au fondpassait une large rivière, que le sergent me dit être l’Elster. Lesbrouillards du matin s’étendaient sur tout cela.

M’étant retourné, j’aperçus derrière nous,dans le vallon, la pointe du clocher de Gross-Gorschen, et plusloin, à droite et à gauche, cinq ou six petits villages bâtis dansle creux des collines, car c’est un pays de collines, et lesvillages de Kaya, d’Eisdorf, de Starsiedel, de Rahna, deKlein-Gorschen et de Gross-Gorschen, que j’ai connus depuis, sontentre ces collines, sur le bord de petites mares où poussent despeupliers, des saules et des trembles. Gross-Gorschen, où nousbivaquions, était le plus avancé dans la plaine, du côté del’Elster ; le plus éloigné était Kaya, derrière lequel passaitla grande route de Lutzenà Leipzig. On ne voyait pas d’autres feuxsur les collines que ceux de notre division ; mais tout le 3ecorps occupait les villages, et le quartier général était àKaya.

Vers six heures, les tambours battirent ladiane, les trompettes des artilleurs à cheval et du train sonnèrentle réveil. On descendit au village, les uns pour chercher du bois,les autres de la paille ou du foin. Il arriva des voitures demunitions, et l’on fit la distribution du pain et des cartouches.Nous devions rester là, pour laisser défiler l’armée surLeipzig ; voilà pourquoi le sergent Pinto disait que nousserions à l’arrière-garde.

Deux cantinières arrivèrent aussi duvillage, et, comme j’avais encore cinq écus de six livres, j’offrisun petit verre à Klipfel et à Zébédé, pour rabattre les brouillardsde la nuit. Je me permis d’en offrir un aussi au sergent Pinto, quil’accepta, disant que « l’eau-de-vie sur du pain réchauffe lecœur ».

Nous étions tout à fait contents, etpersonne ne se serait douté des terribles choses qui devaients’accomplir en ce jour. On croyait les Russes et les Prussiens bienloin à nous chercher derrière la Gruna-Bach, mais ils savaient oùnous étions ; et, tout à coup, sur les dix heures, le généralSouham, au milieu de ses officiers, monta la côte ventre àterre : il venait d’apprendre quelque chose. J’étais justementen sentinelle près des faisceaux ; il me semble encore le voir– avec sa tête grise et son grand chapeau bordé de blanc –,s’avancer à la pointe de la colline, tirer une grande lunette etregarder, puis revenir bien vite et descendre au village en criantde battre le rappel.

Alors toutes les sentinelles sereplièrent, et Zébédé, qui avait des yeux d’épervier,dit :

« Je vois là-bas, près de l’Elster,des masses qui fourmillent… et même il y en a qui s’avancent en bonordre, et d’autres qui sortent des marais sur trois ponts. Quelleaverse, si tout cela nous tombe sur le dos !

– Ça, dit le sergent Pinto, le nez enl’air et la main en visière sur les yeux, c’est une bataille quicommence, ou je ne m’y connais pas ; Pendant que notre arméedéfile sur Leipzig et qu’elle s’étend à plus de trois lieues, cesgueux de Prussiens et de Russes veulent nous prendre en flanc avectoutes leurs forces, et nous couper en deux. C’est bien vu de leurpart : ils apprennent tous les jours les malices de laguerre.

– Mais nous, qu’est-ce que nous allonsfaire ? demanda Klipfel.

– C’est tout simple, répondit lesergent ; nous sommes ici douze à quinze mille hommes, avec levieux Souham, qui n’a jamais reculé d’une semelle. Nous allonstenir comme des clous, un contre six ou sept, jusqu’à ce quel’Empereur soit informé de la chose et qu’il se replie pour venir ànotre secours. Tenez, voilà déjà les officiers d’ordonnance quipartent.

C’était vrai : cinq ou sixofficiers traversaient la plaine de Lutzen derrière nous, du côtéde Leipzig ; ils allaient comme le vent, et je suppliai leSeigneur, dans mon âme, de leur faire la grâce d’arriver à temps etd’envoyer toute l’armée à notre secours ; car, d’apprendrequ’il faut périr, c’est épouvantable, et je ne souhaite pas à monplus grand ennemi d’être dans une position pareille.

Le sergent Pinto nous ditencore :

« Vous avez de la chance,conscrits ; si l’un ou l’autre de vous en échappe, il pourrase vanter d’avoir vu quelque chose de soigné. Regardez seulementces lignes bleues qui s’avancent le fusil sur l’épaule, le long duFloss-Graben ; chacune de ces lignes est un régiment ; ily en a une trentaine : ça fait soixante mille Prussiens, sanscompter ces files de cavaliers qui sont des escadrons, et sur leurgauche, près de Rippach, ces autres qui s’avancent et qui reluisentau soleil, ce sont les dragons et les cuirassiers de la gardeimpériale russe ; je les ai vus pour la première fois àAusterlitz où nous les avons joliment arrangés. Il y en a biendix-huit à vingt mille. Derrière ces masses de lances, ce sont desbandes de Cosaques. De sorte que nous allons avoir l’avantage, dansune heure, de nous regarder le blanc des yeux avec cent millehommes, tout ce qu’il y a de plus obstiné en Russes et enPrussiens. C’est, à proprement parler, une bataille où l’on gagnela croix, et, si on ne la gagne pas, on ne doit plus compterdessus.

– Vous croyez, sergent ? » ditZébédé, qui n’a jamais eu deux idées claires dans la tête, et quise figurait déjà tenir la croix. Ses yeux reluisaient comme desyeux de bêtes qui voient tout en beau.

« Oui, répondit le sergent, car onva se serrer de près, et, supposons que dans la mêlée on voit uncolonel, un canon, un drapeau, quelque chose qui nous donne dansl’œil, on saute dessus à travers les coups de baïonnette, de sabre,de refouloir ou de n’importe quoi ; on l’empoigne, et, si l’onen revient, on est proposé. »

Pendant qu’il disait cela, l’idée mevint que le maire de Felsenbourg avait reçu la croix pour avoiramené son village, dans des voitures entourées de guirlandes, à larencontre de Marie-Louise, en chantant de vieux lieds, etje trouvai sa manière d’avoir la croix bien plus commode que celledu sergent Pinto.

Je n’eus pas le temps d’en penser davantage,car on battait le rappel de tous les côtés ; chacun couraitaux faisceaux de sa compagnie et se dépêchait de prendre son fusil.Les officiers vous rangeaient en bataille, des canons arrivaient augrand galop du village, on les plaçait au haut de la colline, unpeu en arrière, pour que le dos de la côte leur servîtd’épaulement. Les caissons arrivaient aussi.

Et plus loin, dans les villages deRhana, de Kaya, de Klein-Gorschen, tout s’agitait ; mais nousétions les premiers sur lesquels devait tomber cettemasse.

L’ennemi s’était arrêté à deux portéesde canon, et ses cavaliers tourbillonnaient par centaines autour dela côte pour nous reconnaître. Rien qu’à voir au bord duFloss-Graben cette quantité de Prussiens qui rendaient les deuxrives toutes noires, et dont les premières lignes commençaient à seformer en colonnes, je me dis en moi-même :

« Cette fois, Joseph, tout estperdu, tout est fini… il n’y a plus de ressource… Tout ce que tupeux faire, c’est de te venger, de te défendre, et de n’avoir pitiéde rien… Défends-toi, défends-toi !… »

Comme je pensais cela, le généralChemineau passa seul à cheval devant le front de bataille, en nouscriant : « Formez le carré ! »

Tous les officiers, à droite, à gauche,en avant, en arrière, répétèrent le même ordre. On forma quatrecarrés de quatre bataillons chacun. Je me trouvais cette fois dansun des côtés intérieurs, ce qui me fit plaisir ; car jepensais naturellement que les Prussiens, qui s’avançaient sur troiscolonnes, tomberaient d’abord en face. Mais j’avais à peine eucette idée qu’une véritable grêle de boulets traversa le carré. Enmême temps, le bruit des canons que les Prussiens avaient amenéssur une colline à gauche se mit à gronder bien autrement qu’àWeissenfels : cela ne finissait pas ! Ils avaient surcette côte une trentaine de grosses pièces ; on peuts’imaginer d’après cela quels trous ils faisaient. Les bouletssifflaient tantôt en l’air, tantôt dans les rangs, tantôt ilsentraient dans la terre, qu’ils rabotaient avec un bruitterrible.

Nos canons tiraient aussi d’une manièrequi vous empêchait d’entendre la moitié des sifflements et desronflements des autres, mais cela ne servait à rien, et d’ailleurs,ce qui vous produisait le plus mauvais effet, c’étaient lesofficiers qui vous répétaient sans cesse : « Serrez lesrangs ! serrez les rangs ! »

Nous étions dans une fuméeextraordinaire sans avoir encore tiré. Je me disais :« Si nous restons ici un quart d’heure, nous allons êtremassacrés sans pouvoir nous défendre ! » ce qui meparaissait terriblement dur, quand tout à coup les premièrescolonnes des Prussiens arrivèrent entre les deux collines, enfaisant une rumeur étrange, comme une inondation qui monte.Aussitôt les trois premiers côtés de notre carré, celui de face, etles deux autres en obliquant à droite et à gauche, firent feu. Dieusait combien de Prussiens restèrent dans ce creux ! Mais, aulieu de s’arrêter, leurs camarades continuèrent à monter, en criantcomme des loups : « Faterland !Faterland ! » et nous déchargeant tous leurs feux debataillon à cent pas, pour ainsi dire dans le ventre.

Après cela commencèrent les coups debaïonnette et de crosse car ils voulaient nous enfoncer ; ilsétaient en quelque sorte furieux. Toute ma vie je me rappelleraiqu’un bataillon de ces Prussiens arriva juste de côté sur nous, ennous lançant des coups de baïonnette que nous rendions sans sortirdes rangs, et qu’ils furent tous balayés par deux pièces qui setrouvaient en position à cinquante pas derrière le carré.

Aucune autre troupe ne voulut alorsentrer entre les carrés.

Ils redescendaient la colline, et nouschargions nos fusils pour les exterminer jusqu’au dernier, lorsqueleurs pièces recommencèrent à tirer, et que nous entendîmes ungrand bruit à droite : c’était leur cavalerie qui venait pourprofiter des trous que faisaient leurs canons ! Je ne vis riende cette attaque, car elle arrivait sur l’autre face de ladivision ; mais, en attendant, les boulets nous raflaient pardouzaines. Le général Chemineau venait d’avoir la cuisse cassée, etcela ne pouvait durer plus longtemps de cette manière, lorsqu’onnous ordonna de battre en retraite, ce que nous fîmes avec unplaisir que chacun doit comprendre.

Nous passâmes autour de Gross-Gorschen,suivis par les Prussiens, qui nous fusillaient et que nousfusillions. Les deux mille hommes qui se trouvaient dans le villagearrêtèrent l’ennemi par un feu roulant de toutes les fenêtres,pendant que nous remontions la côte pour gagner le second village,Klein-Gorschen. Mais alors toute la cavalerie prussienne arriva decôté pour nous couper la retraite et nous forcer de rester sous lefeu de leurs pièces. Cela me produisit une indignation qu’on nepeut croire. J’entendais Zébédé qui criait : « Couronsplutôt dessus que de rester là ! »

C’était aussi terriblement dangereux,car ces régiments de hussards et de chasseurs s’avançaient en bonordre avant de prendre leur élan.

Nous marchions toujours en arrière,quand au haut de la côte on nous cria :« Halte ! » et dans le même moment les hussards, quicouraient déjà sur nous, reçurent une terrible décharge demitraille qui les renversa par centaines. C’était la division dubrave général Girard qui venait à notre secours deKlein-Gorschen ; elle avait placé seize pièces en batterie unpeu à droite. Cela produisit un très bon effet : les hussardss’en allèrent plus vite qu’ils n’étaient venus, et les six carrésde la division Girard se réunirent avec les nôtres à Klein-Gorschenpour arrêter l’infanterie des Prussiens, qui s’avançait toujours,les trois premières colonnes en avant, et trois autres aussi fortesderrière.

Nous avions perdu Gross-Gorschen, maiscette fois, entre Klein-Gorschen et Rahna, l’affaire allait encoredevenir plus terrible.

Moi, je ne pensais plus à rien qu’à mevenger. J’étais devenu pour ainsi dire fou de colère etd’indignation contre ceux qui voulaient m’ôter la vie, le bien detous les hommes, que chacun doit conserver comme il peut.J’éprouvais une sorte de haine contre ces Prussiens, dont les criset l’air d’insolence me révoltaient le cœur. J’avais pourtant ungrand plaisir de voir encore Zébédé près de moi, et comme, enattendant les nouvelles attaques, nous avions l’arme au pied, jelui serrai la main.

« Nous avons eu de la chance, medit-il. Mais pourvu que l’Empereur arrive bientôt, car ils sontvingt fois plus que nous… pourvu qu’il arrive avec descanons ! »

Il ne parlait plus d’attraper lacroix !

Je regardai un peu de côté pour voir sile sergent y était encore, et je l’aperçus qui essuyaittranquillement sa baïonnette ; sa figure n’avait paschangé : cela me réjouit. J’aurais bien voulu savoir siKlipfel et Furst se trouvaient aussi dans leurs rangs, mais alorsle commandement de « Portez armes ! » me fit songerà autre chose.

Les trois premières colonnes ennemiess’étaient arrêtées sur la colline de Gross-Gorschen pour attendreles trois autres, qui s’approchaient le fusil sur l’épaule. Levillage, entre nous dans le vallon, brûlait, les toits de chaumeflambaient, la fumée montait jusqu’au ciel, et sur une côte, àgauche, nous voyions arriver, à travers les terres de labour, unelongue file de canons pour nous prendre en écharpe.

Il pouvait être midi lorsque les sixcolonnes se mirent en marche, et que, sur les deux côtés deGross-Gorschen, se déployèrent des masses de hussards et dechasseurs à cheval. Notre artillerie, placée en arrière des carrés,au haut de la côte, avait ouvert un feu terrible contre lescanonniers prussiens, qui lui répondaient sur toute laligne.

Nos tambours commençaient à battre dansles carrés, pour avertir que l’ennemi s’approchait ; on lesentendait comme le bourdonnement d’une mouche pendant un orage, etdans le fond du vallon les Prussiens criaient tous ensemble :« Faterland ! Faterland ! »

Leurs feux de bataillon, en grimpant lacolline, nous couvraient de fumée, parce que le vent soufflait denotre côté, ce qui nous empêchait de les voir. Malgré cela, nousavions commencé nos feux de file. On ne s’entendait et l’on ne sevoyait plus depuis au moins un quart d’heure, quand tout à coup leshussards prussiens furent dans notre carré. Je ne sais pas commentcela s’était fait, mais ils étaient dedans, et tourbillonnaient àdroite et à gauche en se penchant sur leurs petits chevaux, pournous hacher sans miséricorde. Nous leur donnions des coups debaïonnette, nous criions, ils nous lâchaient des coups depistolet ; enfin c’était terrible. – Zébédé, le sergent Pintoet une vingtaine d’autres de la compagnie, nous tenions ensemble. –Je verrai toute ma vie ces figures pâles, les moustaches allongéesderrière les oreilles, les petits shakos serrés par la jugulairesous leurs mâchoires, les chevaux qui se dressent en hennissant surdes tas de morts et de blessés. J’entendrai toujours les cris quenous poussions, les uns en allemand, les autres en français ;ils nous appelaient :« Schweinpelz ! »et le vieux sergent Pintone finissait pas de crier : « Hardi ! mes enfants,hardi ! »

Je n’ai jamais pu me figurer comment noussortîmes de là, nous marchions au hasard dans la fumée, noustourbillonnions au milieu des coups de fusil et des coups de sabre.Tout ce que je me rappelle, c’est que Zébédé me criait à chaqueinstant : « Arrive ! arrive ! » et quefinalement nous fûmes dans un champ en pente derrière un carré quitenait encore, avec le sergent Pinto et sept ou huit autres de lacompagnie.

Nous étions faits comme desbouchers !

« Rechargez ! » nous ditle sergent.

Et alors, en rechargeant, je vis qu’il yavait du sang et des cheveux au bout de ma baïonnette, ce quimontre que, dans ma fureur, j’avais donné des coupsterribles.

Au bout d’une minute, le vieux Pintoreprit :

« Le régiment est en déroute… cesgueux de Prussiens en ont sabré la moitié… Nous le retrouveronsplus tard… Pour le moment il faut empêcher l’ennemi d’entrer dansle village. – Par file à gauche, en avant,marche ! »

Nous descendîmes un petit escalier quimenait dans un jardin de Klein-Gorschen, et nous entrâmes dans unemaison, dont le sergent barricada la porte du côté des champs avecune grande table de cuisine ; ensuite il dit, en nous montrantla porte de la rue :

« Voici notreretraite. »

Après cela, nous montâmes au premier,dans une assez grande chambre qui formait le coin au pied de lacôte ; elle avait deux fenêtres sur le village et deux autressur la colline toute couverte de fumée, où continuaient de pétillerles feux de file et de rouler le canon. Au fond, dans une alcôve,se trouvait un lit défait, et devant le lit un berceau ; lesgens s’étaient sauvés sans doute au commencement de labataille ; mais un chienà grosse queue blanche, oreillesdroites et museau pointu, à moitié caché sous les rideaux, nousregardait les yeux luisants : tout cela me revient comme unrêve.

Le sergent venait d’ouvrir une fenêtre, ettirait déjà dans la rue, où s’avançaient deux ou trois hussardsprussiens, parmi des tas de charrettes et de fumier ; Zébédéet les autres, debout derrière lui, observaient, l’arme prête. Jeregardai sur la côte, pour voir si le carré tenait toujours et jel’aperçus à cinq ou six cents pas, reculant en bon ordre, etfaisant feu des quatre côtés sur la masse de cavaliers quil’entouraient. À travers la fumée, je voyais le colonel, un groscourt, à cheval au milieu, le sabre à la main, et, tout près delui, le drapeau tellement déchiré que ce n’était plus qu’une loquependant le long de la hampe.

Plus loin, à gauche, une colonne ennemiedébouchait au tournant de la route et marchait sur Klein-Gorschen.Cette colonne voulait se mettre en travers de notre retraite dansle village ; mais des centaines de soldats débandés étaientarrivés comme nous, il en arrivait même encore de tous les côtés,les uns se retournant tous les cinquante pas pour lâcher leur coupde fusil, les autres blessés, se traînant pour arriver quelquepart. Ils entraient dans les maisons, et, comme la colonnes’approchait toujours, un feu roulant commença sur elle de toutesles fenêtres Cela l’arrêta ; d’autant plus qu’au même instant,sur la côte à droite, commençaient à se déployer les divisionsBrenier et Marchand, que le prince de la Moskowa envoyait à notresecours.

Nous avons su depuis que le maréchal Ney avaitsuivi l’Empereur du côté de Leipzig et qu’il revenait alors auroulement du canon.

Les Prussiens firent donc halte en cetendroit ; le feu cessa des deux côtés. Nos carrés et noscolonnes remontèrent la côte en face de Starsiedel, et tout lemonde, au village, se dépêcha d’évacuer les maisons pour rallierchacun son régiment. Le nôtre était mêlé dans deux ou troisautres ; et, quand les divisions mirent l’arme au pied enavant de Kaya, nous eûmes de la peine à nous reconnaître. On fitl’appel de notre compagnie, il restait quarante-deux hommes, legrand Furst et Léger n’y étaient plus ; mais Zébédé, Klipfelet moi nous avions retiré notre peau de l’affaire.

Malheureusement ce n’était pas encore fini,car ces Prussiens, remplis d’insolence à cause de notre retraite,faisaient déjà de nouvelles dispositions pour venir nous attaquer àKaya, il leur arrivait des masses de renforts ; et, voyantcela, je pensai que, pour un si grand général, l’Empereur avait eupourtant une bien mauvaise idée de s’étendre sur Leipzig et de nouslaisser surprendre par une armée de plus de cent mille hommes.

Comme nous étions en train de nous reformerderrière la division Brenier, dix-huit mille vieux soldats de lagarde prussienne montaient la côte au pas de charge, portant lesshakos de nos morts au bout de leurs baïonnettes en signe devictoire. En même temps le combat se prolongeait à gauche, entreKlein-Gorschen et Starsiedel. La masse de cavalerie russe que nousavions vue reluire au soleil le matin, derrière la Gruna-Bach,voulait nous tourner ; mais le 6e corps était arrivé nouscouvrir, et les régiments de marine tenaient là comme des murs.Toute la plaine ne formait qu’un nuage, où l’on voyait étincelerles casques, les cuirasses et les lances par milliers.

De notre côté, nous reculions toujours, quandtout à coup quelque chose passa devant nous comme letonnerre : c’était le maréchal Ney ! il arrivait au grandgalop, suivi de son état-major.

Je n’ai jamais vu de figure pareille ;ses yeux étincelaient, ses joues tremblaient de colère ! Enune seconde il eut parcouru toute la ligne dans sa profondeur, etse trouva sur le front de nos colonnes. Tout le monde le suivaitcomme entraîné par une force extraordinaire ; au lieu dereculer, on marchait à la rencontre des Prussiens et dix minutesaprès tout était en feu. Mais l’ennemi tenait solidement ; ilse croyait déjà le maître et ne voulait pas lâcher lavictoire ; d’autant plus qu’il recevait toujours du renfort,et que nous autres nous étions épuisés par cinq heures decombat.

Notre bataillon, cette fois, se trouvait enseconde ligne, les boulets passaient au-dessus ; mais un bruitbien pire et qui me traversait les nerfs, c’était le grelottementde la mitraille dans les baïonnettes : cela sifflait comme uneespèce de musique terrible et qui s’entendait de bien loin.

Au milieu des cris, des commandements et de lafusillade, nous recommencions tout de même à redescendre sur un tasde morts. Nos premières divisions rentraient àKlein-Gorschen ; on s’y battait corps à corps, on ne voyaitdans la grande rue du village que des crosses de fusil en l’air, etdes généraux à cheval, l’épée à la main comme de simplessoldats.

Cela dura quelques minutes ; nous disionsdans les rangs : « Ça va bien ! ça va bien !…on avance. » Mais de nouvelles troupes étant arrivées du côtédes Prussiens, nous fûmes obligés de reculer pour la seconde fois,et malheureusement si vite qu’un grand nombre se sauvèrent jusquedans Kaya. Ce village était sur la côte, et le dernier en avant dela route de Lutzen. C’est un long boyau de maisons séparées lesunes des autres par de petits jardins, des écuries et des ruchers.Si l’ennemi nous forçait à Kaya, l’armée était coupée en deux.

En courant, je me rappelai ces paroles deM. Goulden : « Si par malheur les alliés nousbattent, ils viendront se venger chez nous de tout ce que nous leuravons fait depuis dix ans. » Je croyais la bataille perdue,car le maréchal Ney lui-même, au milieu d’un carré, reculait, etles soldats, pour sortir de la mêlée, emportaient des officiersblessés sur leurs fusils en brancards. Enfin ça prenait unemauvaise tournure.

J’entrai dans Kaya sur la droite du village,en enjambant des haies et sautant par-dessus de petites palissadesque les gens mettent pour séparer les jardins.

J’allais tourner le coin d’un hangar, lorsque,levant la tête, j’aperçus une cinquantaine d’officiers à chevalarrêtés au haut d’une colline en face ; plus loin, derrièreeux, des masses d’artillerie accouraient ventre à terre sur laroute de Leipzig. Cela me fit regarder, et je reconnus l’Empereur,un peu en avant des autres ; il était assis, comme dans unfauteuil, sur son cheval blanc. Je le voyais très bien sous le cielpâle ; il ne bougeait pas et regardait la bataille au-dessousavec sa lunette.

Cette vue me rendit si joyeux que je me mis àcrier : Vive l’Empereur ! de toutes mesforces ; puis j’entrai dans la grande rue de Kaya par uneallée entre deux vieilles maisons. J’étais l’un des premiers, etj’aperçus encore des gens du village, hommes, femmes, enfants, quise dépêchaient d’entrer dans leurs caves.

Plusieurs personnes auxquelles j’ai racontécela m’ont fait des reproches d’avoir couru si vite, mais je leurai répondu que, lorsque Michel Ney reculait, Joseph Bertha pouvaitbien reculer aussi.

Klipfel, Zébédé, le sergent Pinto, tous ceuxque je connaissais à la compagnie étaient encore dehors, etj’entendais un bruit tellement épouvantable qu’on ne peut s’enfaire une idée. Des masses de fumée passaient par-dessus les toits,les tuiles roulaient et tombaient dans la rue, et les bouletsenfonçaient les murs ou cassaient les poutres avec un fracashorrible.

En même temps, de tous côtés, par les ruelles,par-dessus les haies et les palissades des jardins, entraient nossoldats en se retournant pour faire feu. Il y en avait de tous lesrégiments, sans shakos, déchirés, couverts de sang, l’air furieux,et, maintenant que j’y pense après tant d’années, c’étaient tousdes enfants, de véritables enfants : sur quinze ou vingt, pasun n’avait de moustaches ; mais le courage est né dans la racefrançaise !

Et comme les Prussiens, – conduits par devieux officiers qui criaient : « Forwertz !Forwertz ! » – arrivaient en se grimpant en quelquesorte sur le dos, comme des bandes de loups, pour aller plus vite,nous, au coin d’une grange, à vingt ou trente, en face d’un jardinoù se trouvaient un petit rucher et de grands cerisiers en fleurqu’il me semble voir encore, nous commençâmes un feu roulant surces gueux qui voulaient escalader un petit mur au-dessous etprendre le village.

Combien d’entre eux, en arrivant sur ce mur,retombèrent dans la masse, je n’en sais rien ; mais il envenait toujours d’autres. Des centaines de balles sifflaient à nosoreilles et s’aplatissaient contre les pierres, le crépi tombait,la paille pendait des poutres, la grande porte à gauche étaitcriblée ; et nous, derrière la grange, après avoir rechargé,nous faisions la navette pour tirer dans le tas : cela duraitjuste le temps d’ajuster et de serrer la détente, et, malgré cela,cinq ou six étaient déjà tombés au coin du fenil, le nez àterre ; mais notre rage était si grande que nous n’y faisionspas attention.

Comme je retournais là pour la dixième fois,en épaulant, le fusil me tomba de la main ; je me baissai pourle ramasser et je tombai dessus : j’avais une balle dansl’épaule gauche ; le sang se répandait sur ma poitrine commede l’eau chaude. J’essayai de me relever ; mais tout ce que jepus faire, ce fut de m’asseoir contre le mur. Alors le sangdescendit jusque sur mes cuisses, et l’idée me vint que j’allaismourir en cet endroit, ce qui me donna tout froid.

Les camarades continuaient à tirer par-dessusma tête, et les Prussiens répondaient toujours.

En songeant qu’une autre balle pouvaitm’achever, je me cramponnai tellement de la main droite au coin dumur pour m’ôter de là, que je tombai dans un petit fossé quiconduisait l’eau de la rue dans le jardin. Mon bras gauche étaitlourd comme du plomb, ma tête tournait ; j’entendais toujoursla fusillade, mais comme un rêve. Cela dura quelque temps sansdoute.

Lorsque je rouvris les yeux, la nuitvenait ; les Prussiens défilaient dans la ruelle en courant.Ils remplissaient déjà le village, et, dans le jardin en face, setrouvait un vieux général, la tête nue, les cheveux blancs, sur ungrand cheval brun. Il criait comme une trompette d’amener descanons, et des officiers partaient ventre à terre porter sesordres. Près de lui, debout sur le petit mur encombré de morts, unde leurs chirurgiens lui bandait le bras. Derrière, de l’autrecôté, se tenait également à cheval un officier russe très mince, unjeune homme coiffé d’un chapeau à plumes vertes tombant en forme debouquet. Je vis cela d’un coup d’œil : – ce vieux avec songros nez, son front large et plat, ses yeux vifs, son air hardi,les autres autour de lui ; le chirurgien, un petit hommechauve en lunettes ; et, dans le fond de la vallée, à cinq ousix cents pas, entre deux maisons, nos soldats qui se reformaient.Tout cela je l’ai devant moi comme si j’y étais encore.

On ne tirait plus ; mais entreKlein-Gorschen et Kaya, des cris terribles s’élevaient… Onentendait rouler pesamment, hennir, jurer et claquer du fouet. Sanssavoir pourquoi, je me traînai hors de l’ornière, et me remiscontre le mur, et presque aussitôt deux pièces de seize, atteléeschacune de six chevaux, tournèrent au coin de la première maison duvillage. Les artilleurs à cheval frappaient de toutes leurs forces,et les roues entraient dans les tas de morts et de blessés commedans de la paille ; les os craquaient ! Voilà d’oùvenaient les grands cris que j’avais entendus ; les cheveuxm’en dressaient sur la tête.

« Ici !… cria le vieux en allemand.Pointez là-bas, entre ces deux maisons, près de lafontaine. »

Les deux pièces furent aussitôtretournées ; les voitures de poudre et de mitraille arrivèrentau galop. Le vieux vint voir son bras gauche en écharpe, et, touten remontant la ruelle, je l’entendis qui disait au jeune officierrusse, d’un ton bref :

« Dites à l’empereur Alexandre que jesuis dans Kaya… La bataille est gagnée si on m’envoie des renforts.Qu’on ne délibère pas, qu’on agisse ! Il faut nous attendre àune attaque furieuse. Napoléon arrive, je sens cela… Dans unedemi-heure nous l’aurons sur les bras avec sa garde. Coûte quecoûte, je lui tiendrai tête ; mais, au nom de Dieu, qu’on neperde pas une minute, et la victoire est à nous ! »

Le jeune homme partit au galop du côté deKlein-Gorschen, et dans le même instant quelqu’un dit près demoi : « Ce vieux-là, c’est Blücher… Ah ! gredin, sije tenais mon fusil. »

Ayant tourné la tête, je vis un vieux sergentsec et maigre, avec de grandes rides le long des joues, qui setenait assis contre la porte de la grange, les deux mains appuyéesà terre comme des béquilles, car ses reins étaient cassés par uneballe. Ses yeux jaunes suivaient le général prussien enlouchant ; son nez crochu, déjà pâle, se recourbait comme unbec dans ses grosses moustaches : il avait l’air terrible etfier.

« Si je tenais mon fusil, dit-il encoreune fois, tu verrais si la bataille est gagnée ! »

Nous étions les seuls êtres encore vivantsdans ce coin encombré de morts.

Moi, songeant qu’on allait peut-êtrem’enterrer le lendemain avec tous ces autres dans le jardin enface, et que je ne reverrais plus Catherine, des larmes mecoulaient sur les joues, et je ne pus m’empêcher de dire :

« Maintenant tout estfini ! »

Le sergent alors me regarda de travers, et,voyant que j’étais encore si jeune, il me demanda :

« Qu’est-ce que tu as,conscrit ?

– Une balle dans l’épaule, mon sergent.

– Dans l’épaule, ça vaut mieux que dans lesreins, on peut en réchapper. »

Et d’une voix moins rude, après m’avoirconsidéré de nouveau, il ajouta :

« Ne crains rien, va, tu reverras lepays. »

Je pensai qu’il avait pitié de ma jeunesse etqu’il voulait me consoler ; mais je sentais ma poitrine commefracassée, et cela m’ôtait tout espoir.

Le sergent ne dit plus rien ; seulement,de temps en temps, il faisait un effort pour dresser la tête etvoir si nos colonnes arrivaient. Il jurait entre ses dents, etfinit par se laisser glisser, l’épaule dans le coin de la porte, endisant :

« Mon affaire est faite ! mais legrand gueux me l’a payé tout de même. »

Il regardait dans la haie en face, où setrouvait étendu sur le dos un grenadier prussien, la baïonnetteencore en travers du ventre.

Il pouvait être alors six heures ;l’ennemi occupait toutes les maisons, les jardins, les vergers, lagrande rue et les ruelles. J’avais froid par tout le corps, et jem’étais engourdi, le front sur les genoux, quand le roulement ducanon m’éveilla de nouveau. Les deux pièces du jardin et plusieursautres derrière, placées plus haut dans le village, tiraient enjetant leurs éclairs dans la grande rue, où se pressaient lesPrussiens et les Russes. Toutes les fenêtres tiraient aussi.

Mais cela n’était rien en comparaison du feudes Français sur la colline en face. Dans le fond au-dessous,montait la jeune garde en colonnes serrées, au pas de charge, lescolonels, les commandants et les généraux à cheval au milieu desbaïonnettes, l’épée en l’air : tout cela gris, éclairé deseconde en seconde par la lumière des quatre-vingts pièces quel’Empereur avait fait mettre en une seule batterie pour appuyer lemouvement. Ces quatre-vingts pièces faisaient un fracas terrible,et, malgré la distance, la vieille cassine contre laquelle jem’appuyais en tremblait jusque dans ses fondements. Dans la rue,les boulets enlevaient des files de Prussiens et de Russes, commeles coups de faux enlèvent l’herbe : c’était leur tour deserrer les rangs.

J’entendais aussi, derrière nous, l’artillerieennemie répondre, et je pensais : « Mon Dieu ! monDieu ! pourvu maintenant que les Français l’emportent, leurspauvres blessés seront recueillis, au lieu que ces Prussiens et cesCosaques songeraient d’abord aux leurs et nous laisseraient touspérir. »

Je ne faisais plus attention au sergent, je neregardais que les canonniers prussiens charger leurs pièces,pointer et tirer, en les maudissant au fond de mon âme ; etj’écoutais avec ravissement les cris de Vivel’Empereur ! qui commençaient à monter de la vallée, etqu’on entendait dans l’intervalle des détonations del’artillerie.

Enfin, au bout de vingt minutes, les Prussienset les Russes se mirent à reculer ; ils repassaient en foulepar la ruelle où nous étions pour se jeter sur la côte ; lescris de Vive l’Empereur ! se rapprochaient, lescanonniers, devant nous, se dépêchaient comme des forcenés, quandtrois ou quatre boulets arrivèrent cassant une roue et les couvrantde terre. Une pièce tomba sur le côté ; deux artilleursétaient tués et deux blessés. Alors je sentis une main me prendrepar le bras ; je me retournai et je vis le vieux sergent àdemi mort, qui me regardait en riant d’un air farouche. Le toit denotre baraque s’affaissait, le mur penchait, mais nous n’y prenionspas garde : nous ne voyions que la défaite des ennemis, etnous n’entendions, au milieu de tout ce fracas épouvantable, queles cris toujours plus proches de nos soldats.

Tout à coup le sergent tout pâledit :

« Le voilà ! »

Et penché en avant, sur les genoux, une main àterre et l’autre levée, il cria d’une voix éclatante :

Vive l’Empereur !

Puis il tomba la face à terre et ne remuaplus.

Et moi, me penchant aussi pour voir, je visNapoléon qui montait dans la fusillade, son chapeau enfoncé sur sagrosse tête, sa capote grise ouverte, un large ruban rouge entravers de son gilet blanc, calme, froid, comme éclairé par lereflet des baïonnettes. Tout pliait devant lui ; lescanonniers prussiens abandonnaient leurs pièces et sautaient le murdu jardin, malgré les cris de leurs officiers qui voulaient lesretenir.

Ces choses, je les ai vues ; elles sontrestées comme peintes en feu dans mon esprit ; mais depuis cemoment je ne me rappelle plus rien de la bataille, car, dansl’espérance de notre victoire, j’avais perdu le sentiment, etj’étais comme un mort au milieu de tous ces morts.

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