Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 15

 

C’est au fond d’un grand hangar en forme dehalle – des piliers tout autour –, que je revins à moi ;quelqu’un me donnait à boire du vin et de l’eau, et je trouvaiscela très bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat àmoustaches grises, qui me relevait la tête et me tenait le gobeletaux lèvres.

« Eh bien, me dit-il d’un air de bonnehumeur, eh bien, ça va mieux ? »

Et je ne pus m’empêcher de lui sourire ensongeant que j’étais encore vivant. J’avais la poitrine et l’épaulegauche solidement emmaillotées ; je sentais là comme unebrûlure, mais cela m’était bien égal : – je vivais !

Je me mis d’abord à regarder les grossespoutres qui se croisaient en l’air, et les tuiles, où le jourentrait en plus d’un endroit ; puis, au bout de quelquesinstants, je tournai la tête, et je reconnus que j’étais dans un deces vastes hangars où les brasseurs du pays abritent leurs tonneauxet leurs voitures. Tout autour, sur des matelas et des bottes depaille, étaient rangés une foule de blessés, et vers le milieu, surune grande table de cuisine, un chirurgien-major et ses deux aides,les manches de chemise retroussées, coupaient une jambe àquelqu’un ; le blessé poussait des gémissements. Derrière euxse trouvait un tas de bras et de jambes, et chacun peut s’imaginerles idées qui me passèrent par la tête.

Cinq ou six soldats d’infanterie donnaient àboire aux blessés ; ils avaient des cruches et desgobelets.

Mais ce qui me fit le plus d’impression, cefut ce chirurgien en manches de chemise, qui coupait sans rienentendre ; il avait un grand nez, les joues creuses, et sefâchait à chaque minute contre ses aides, qui ne lui donnaient pasassez vite les couteaux, les pinces, la charpie, le linge, ou quin’enlevaient pas tout de suite le sang avec l’éponge. Cela n’allaitpourtant pas mal, car en moins d’un quart d’heure ils avaient déjàcoupé deux jambes.

Dehors, contre les piliers, stationnait unegrande voiture pleine de paille.

Comme on venait d’étendre sur la table uneespèce de carabinier russe de six pieds au moins, le cou percéd’une balle près de l’oreille, et que le chirurgien demandait lespetits couteaux pour lui faire quelque chose, un autre chirurgienpassa devant le hangar, un chirurgien de cavalerie, gros, court ettout grêle. Il tenait un portefeuille sous le bras, et s’arrêtaprès de la voiture.

« Hé ! Forel ! cria-t-il d’unton joyeux.

– Tiens, c’est vous, Duchêne ? réponditle nôtre en se retournant. Combien de blessés ?

– Dix-sept à dix-huit mille.

– Diable ! Eh bien, ça va-t-il cematin ?

– Mais oui ; je suis en train de chercherun bouchon. »

Notre chirurgien sortit du hangar pour serrerla main à son camarade ; ils se mirent à causertranquillement, pendant que les aides buvaient un coup de vin, etque le Russe roulait les yeux d’un air désespéré.

« Tenez, Duchêne, vous n’avez qu’àdescendre la rue… en face de ce puits… vous voyez ?

– Très bien.

– Juste en face, vous trouverez lacantine.

– Ah ! bon… merci ! Je mesauve ! »

L’autre alors partit, et le nôtre luicria :

« Bon appétit, Duchêne ! »

Puis il revint du côté de son Russe, quil’attendait et commença par lui ouvrir le cou depuis la nuquejusqu’à l’épaule. Il travaillait d’un air de mauvaise humeur, endisant aux aides :

« Allons donc, messieurs, allonsdonc ! »

Le Russe soupirait comme on peut s’imaginer,mais il n’y faisait pas attention, et, finalement, jetant une balleà terre, il lui mit un bandage et dit :

« Enlevez ! »

On enleva le Russe de la table, les soldatsl’étendirent sur une paillasse à la file des autres, et l’onapporta le voisin.

Je n’aurais jamais cru que des chosespareilles se passaient dans le monde ; mais j’en vis encored’autres dont le souvenir me restera longtemps.

À cinq ou six paillasses de la mienne étaitassis un vieux caporal, la jambe emmaillotée ; il clignait del’œil et disait à son voisin, dont on venait de couper lebras :

« Conscrit, regarde un peu dans cetas ; je parie que tu ne reconnais pas ton bras. »

L’autre, tout pâle, mais qui pourtant avaitmontré le plus grand courage, regarda, et presque aussitôt ilperdit connaissance.

Alors le caporal se mit à rire etdit :

« Il a fini par le reconnaître… C’estcelui d’en bas, avec la petite fleur bleue. Ça produit toujours lemême effet. »

Il s’admirait lui-même d’avoir découvert cela,mais personne ne riait avec lui.

À chaque minute les blesséscriaient :

« À boire ! »

Quand l’un commençait, tous suivaient. Levieux soldat m’avait pris sans doute en amitié, car, en passant, ilme présentait toujours son gobelet.

Je ne restai pas là-dedans plus d’uneheure ; une dizaine d’autres voitures à larges échellesétaient venues se ranger derrière la première. Des paysans du pays,en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur l’épaule,attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet dehussards arriva bientôt, le maréchal des logis mit pied à terre,et, entrant sous le hangar, il dit :

« Faites excuse, major, mais voici unordre pour escorter douze voitures de blessés jusqu’à Lutzen ;est-ce que c’est ici qu’on les charge ?

– Oui, c’est ici », répondit lechirurgien.

Et tout de suite on se mit à charger lapremière file.

Les paysans et les hommes de l’ambulance,avant de nous enlever, nous faisaient boire encore un bon coup.

Dès qu’une voiture était pleine, elle partaiten avant, et une autre s’avançait. J’étais sur la troisième, assisdans la paille, au premier rang, à côté d’un conscrit du 27e quin’avait plus de main droite ; derrière, un autre manquaitd’une jambe, un autre avait la tête fendue, un autre la mâchoirecassée, ainsi de suite jusqu’au fond.

On nous avait rendu nos grandes capotes, etnous avions tellement froid, malgré le soleil, qu’on ne voyait quenotre nez, notre bonnet de police, ou le bandeau de linge au-dessusdes collets. Personne ne parlait ; on avait bien assez àpenser pour soi-même.

Par moments, je sentais un froid terrible,puis tout à coup des bouffées de chaleur qui m’entraient jusquedans les yeux : c’était le commencement de la fièvre. Mais enpartant de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clairement leschoses, et ce n’est que plus tard, du côté de Leipzig, que je mesentis tout à fait mal.

Enfin, on nous chargea donc de la sorte :ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans les premièresvoitures, les autres étendus dans les dernières, et nous partîmes.Les hussards, à cheval près de nous, causaient de la bataille,fumaient et riaient sans nous regarder.

C’est en traversant Kaya que je vis toutes leshorreurs de la guerre. Le village ne formait qu’un monceau dedécombres. Les toits étaient tombés ; les pignons, de loin enloin, restaient seuls debout ; les poutres et les lattesétaient rompues ; on voyait, à travers, les petites chambresavec leurs alcôves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvresgens, des femmes, des enfants, des vieillards, allaient et venaientà l’intérieur tout désolés ; ils montaient et descendaientcomme dans des cages en plein air.

Quelquefois, tout au haut, la cheminée d’unepetite chambre, un petit miroir et des branches de buis au-dessusmontraient que là vivait une jeune fille dans les temps depaix.

Ah ! qui pouvait prévoir alors qu’un jourtout ce bonheur serait détruit, non par la fureur des vents ou lacolère du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrementredoutable !

Il n’y avait pas jusqu’aux pauvres animaux quin’eussent un air d’abandon au milieu de ces ruines. Les pigeonscherchaient leur colombier, les bœufs et les chèvres leurétable ; ils allaient déroutés par les ruelles, mugissant etbêlant d’une voix plaintive. Des poules perchaient sur les arbres,et partout, partout on rencontrait la trace des boulets !

À la dernière maison, un vieillard tout blanc,assis sur le seuil de sa demeure en ruine, tenait entre ses genouxun petit enfant ; il nous regarda passer, morne et sombre.Nous voyait-il ? Je n’en sais rien ; mais son frontsillonné de grandes rides et ses yeux ternes annonçaient ledésespoir. Que d’années de travail, que d’économies et desouffrances il lui avait fallu pour assurer le repos de savieillesse ! Maintenant tout était anéanti… l’enfant et luin’avaient plus une tuile pour abriter leur tête !…

Et ces grandes fosses d’une demi-lieue – oùtous les gens du pays travaillent à la hâte pour empêcher la pested’achever la destruction du genre humain –, je les ai vues aussi duhaut de la colline de Kaya, et j’en ai détourné les yeux avechorreur ! Oui, j’ai vu ces immenses tranchées dans lesquelleson enterre les morts : Russes, Français, Prussiens, touspêle-mêle, – comme Dieu les avait faits pour s’aimer avantl’invention des plumets et des uniformes, qui les divisent auprofit de ceux qui les gouvernent. Ils sont là… ils s’embrassent…et si quelque chose revit en eux, ce qu’il faut bien espérer, ilss’aiment et se pardonnent, en maudissant le crime qui, depuis tantde siècles, les empêche d’être frères avant la mort !

Mais ce qu’il y avait encore de plus triste,c’était la longue file de voitures emmenant les pauvresblessés ; – ces malheureux dont on ne parle dans les bulletinsque pour en diminuer le nombre, et qui périssent dans les hôpitauxcomme des mouches, loin de tous ceux qu’ils aiment, pendant qu’ontire le canon et qu’on chante dans les églises pour se réjouird’avoir tué des milliers d’hommes !

Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la villeétait tellement encombrée de blessés que notre convoi reçut l’ordrede partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que desmalheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons surde la paille. Il nous fallut plus d’une heure pour arriver devantune église, où l’on déchargea quinze ou vingt d’entre nous qui nepouvaient plus supporter la route.

Le maréchal des logis et ses hommes, aprèss’être rafraîchis dans un bouchon au coin de la place, remontèrentà cheval, et nous continuâmes notre chemin vers Leipzig.

Alors je n’entendais et je ne voyaisplus ; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, jeprenais les arbres pour des hommes ; j’avais une soif dont onne peut se faire l’idée.

Depuis longtemps, d’autres, dans les voitures,s’étaient mis à crier, à rêvasser, à parler de leur mère, à vouloirse lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis lesmêmes choses ; mais je m’éveillai comme d’un mauvais rêve, aumoment où deux hommes me prenaient chacun par une jambe – le brasautour des reins –, et m’emportaient en traversant une placesombre. Le ciel fourmillait d’étoiles, et, sur la façade d’un grandédifice, qui se détachait en noir au milieu de la nuit, brillaientdes lumières innombrables : c’était l’hôpital du faubourg deHall, à Leipzig.

Les deux hommes montèrent un escaliertournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une salle immense – oùdes lits à la file se touchaient presque d’un bout à autre surtrois rangs –, et l’on me coucha dans un de ces lits. Ce qu’onentendait de cris, de jurements, de plaintes, n’est pas àimaginer : ces centaines de blessés avaient tous la fièvre.Les fenêtres étaient ouvertes, les petites lanternes tremblotaientau courant d’air. Des infirmiers, des médecins, des aides, le grandtablier lié sous les bras, allaient et venaient. Et lebourdonnement sourd des salles au-dessous, les gens qui montaientet descendaient, les nouveaux convois qui débouchaient sur laplace, les cris des voituriers, le claquement des fouets, lespiétinements des chevaux : tout vous faisait perdre latête.

Là, pour la première fois, pendant qu’on medéshabillait, je sentis à l’épaule un mal tellement horrible, queje ne pus retenir mes cris. Un chirurgien arriva presque aussitôt,et fit des reproches à ceux qui ne prenaient pas garde. C’est toutce que je me rappelle de cette nuit, car j’étais comme fou : –j’appelais Catherine, M. Goulden, la tante Grédel à monsecours, – chose que m’a racontée plus tard mon voisin, un vieuxcanonnier à cheval, que mes rêves empêchèrent de dormir.

Ce n’est que le lendemain, vers huit heures,au premier pansement, que je vis mieux la salle. Alors aussi je susque j’avais l’os de l’épaule gauche cassé.

Lorsque je m’éveillai, j’étais au milieu d’unedouzaine de chirurgiens : l’un d’eux, un gros homme brun,qu’on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage ; un aidetenait, au pied du lit, une cuvette d’eau chaude. Le major examinama blessure ; tous les autres se penchaient pour entendre cequ’il allait dire. Il leur parla quelques instants ; mais toutce que je pus comprendre, c’est que la balle était venue de bas enhaut, qu’elle avait cassé l’os et qu’elle était ressortiepar-derrière. Je vis qu’il connaissait bien son état, puisque lesPrussiens avaient tiré d’en bas, par-dessus le mur du jardin, etque la balle avait dû remonter. Il lava lui-même la plaie et remitle bandage en deux tours de main ; de sorte que mon épaule nepouvait plus remuer et que tout se trouvait en ordre.

Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutesaprès, un infirmier vint me mettre une chemise sans me faire mal, àforce d’habitude.

Le chirurgien s’était arrêté près de l’autrelit et disait :

« Hé ! te voilà donc encore,l’ancien !

– Oui, monsieur le baron, c’est encore moi,répondit le canonnier, tout fier de voir qu’il lereconnaissait : la première fois, c’était à Austerlitz, pourun coup de mitraille, ensuite à Iéna, ensuite à Smolensk, pour deuxcoups de lance.

– Oui, oui, dit le chirurgien commeattendri ; et maintenant qu’est-ce que nous avons ?

– Trois coups de sabre sur le bras gauche, endéfendant ma pièce contre les hussards prussiens. »

Le chirurgien s’approcha, défit le bandage, etje l’entendis qui demandait au canonnier :

« Tu as la croix ?

– Non, monsieur le baron.

– Tu t’appelles ?

– Christian Zimmer, maréchal des logis au 2ed’artillerie à cheval.

– Bon ! bon ! »

Il pansait alors les blessures et finit pardire en se levant :

« Tout ira bien ! »

Il se retourna, causant avec les autres, etsortit après avoir fini son tour et donné quelques ordres auxinfirmiers.

Le vieux canonnier paraissait toutjoyeux ; comme je venais d’entendre à son nom qu’il devaitêtre de l’Alsace, je me mis à lui parler dans notre langue, desorte qu’il en fut encore plus réjoui. C’était un gaillard de sixpieds, les épaules rondes, le front plat, le nez gros, lesmoustaches d’un blond roux, dur comme un roc, mais brave homme toutde même. Ses yeux se plissaient quand on lui parlait alsacien, sesoreilles se dressaient ; j’aurais pu tout lui demander enalsacien, il m’aurait tout donné s’il avait eu quelque chose ;mais il n avait que des poignées de main qui vous faisaient craquerles os. Il m’appelait Joséphel, comme au pays, et medisait :

« Joséphel, prends garded’avaler les remèdes qu’on te donne… Il ne faut avaler que ce qu’onconnaît… Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien. Si l’on nousdonnait tous les jours une bouteille de rikevir, nousserions bientôt guéris ; mais c’est plus commode de nousdémolir l’estomac avec une poignée de mauvaise herbe bouillie dansde l’eau que de nous apporter du vin blanc d’Alsace. »

Quand j’avais peur à cause de la fièvre et dece que je voyais, il prenait des airs fâchés et me regardait avecses grands yeux gris, en disant :

« Joséphel, est-ce que tu es foud’avoir peur ? Est-ce que des gaillards comme nous autrespeuvent mourir dans un hôpital ? Non… non… ôte-toi cette idéede la tête. »

Mais il avait beau dire, tous les matins lesmédecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit demorts. Les uns attrapaient la fièvre chaude, les autres unrefroidissement, et cela finissait toujours par la civière, quel’on voyait passer sur les épaules des infirmiers ! – de sortequ’on ne savait jamais s’il fallait avoir chaud ou froid pour bienaller.

Zimmer me disait :

« Tout cela, Joséphel, vient desmauvaises drogues que les médecins inventent. Vois-tu ce grandmaigre ? Il peut se vanter d’avoir tué plus d’hommes que pasune pièce de campagne ; il est en quelque sorte toujourschargé à mitraille, et la mèche allumée. Et ce petit brun ? àla place de l’Empereur je l’enverrais aux Prussiens et auxRusses ; il leur tuerait plus de monde qu’un corpsd’armée. »

Il m’aurait fait bien rire avec sesplaisanteries, si je n’avais pas vu passer les brancards.

Au bout de trois semaines, l’os de mon épaulecommençait à reprendre, les deux blessures se refermaient toutdoucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre queZimmer avait sur le bras et sur l’épaule allaient aussi très bien.On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait lecœur, et le soir un peu de bœuf, avec un demi-verre de vin, dont lavue seule nous réjouissait et nous faisait voir l’avenir enbeau.

Vers ce temps, on nous permit aussi dedescendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derrièrel’hôpital. Il y avait des bancs sous les arbres, et nous nouspromenions dans les allées comme de véritables rentiers, en grandecapote grise et bonnet de coton.

La saison était magnifique ; notre vues’étendait sur la Partha, bordée de peupliers. Cette rivière tombedans l’Elster, à gauche, en formant de grandes lignes bleues. Dumême côté s’étend une forêt de hêtres, et sur le devant passenttrois ou quatre grandes routes blanches, qui traversent des plainesde blé, d’orge, d’avoine, des plantations de houblon, enfin tout cequ’il est possible de se figurer d’agréable et de riche,principalement quand le vent donne dessus, et que toutes cesmoissons se penchent et se relèvent au soleil.

La chaleur du mois de juin annonçait une bonneannée. Souvent, en voyant ce beau pays, je pensais à Phalsbourg, etje me mettais à pleurer. Zimmer me disait :

« Je voudrais bien savoir pourquoi diabletu pleures, Joséphel ? Au lieu d’avoir attrapé lapeste d’hôpital, d’avoir perdu le bras ou la jambe, comme descentaines d’autres, nous voilà tranquillement assis sur un banc àl’ombre ; nous recevons du bouillon, de la viande et duvin ; on nous permet même de fumer, quand nous avons du tabac,et tu n’es pas content ? Qu’est-ce qui temanque ? »

Alors je lui parlais de mes amours avecCatherine, de mes promenades aux Quatre-Vents, de nos bellesespérances, de nos promesses de mariage, enfin de tout ce bon tempsqui n’était plus qu’un songe. Il m’écoutait en fumant sa pipe.

« Oui, oui, disait-il, c’est triste toutde même. Avant la conscription de 1798, je devais aussi me marieravec une fille de notre village, qui s’appelait Margrédel, et quej’aimais comme les yeux de ma tête. Nous nous étions fait despromesses, et, pendant toute la campagne de Zurich, je ne passaispas un jour sans penser à Margrédel.

« Mais voilà qu’à mon premier congéj’arrive au pays, et qu’est-ce que j’apprends ? Qu’elle s’estmariée depuis trois mois avec un cordonnier de chez nous, nomméPassauf.

« Tu peux te figurer ma colère,Joséphel ; je ne voyais plus clair, je voulais toutdémolir ; et, comme on me dit que Passauf était à la brasseriedu Grand-Cerf, je vais là sans regarder à droite ni àgauche. En arrivant, je le reconnais au bout de la table, prèsd’une fenêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec trois ouquatre autres mauvais gueux, en buvant des chopes. Je m’approche,et lui se met à crier : « Tiens, tiens, voici ChristianZimmer ! Comment ça va-t-il, Christian ? j’ai descompliments pour toi de Margrédel ! » Il clignait del’œil. Moi, j’empoigne aussitôt une cruche, que je lui casse surl’oreille gauche en disant : « Va lui porter ça de mapart, Passauf ; c’est mon cadeau de noces. »Naturellement, tous les autres tombent sur mon dos, j’en assommeencore deux ou trois avec un broc ; je monte sur une table, etje passe la jambe à travers une fenêtre sur la place, où je bats enretraite.

« Mais j’étais à peine rentré chez mamère que la gendarmerie arrive et qu’on m’arrête par ordresupérieur. On m’attache sur une charrette, et l’on me reconduit debrigade en brigade au régiment, qui se trouvait à Strasbourg. Jereste six semaines à la Finkmatt, et j’aurais peut-être eu duboulet si nous n’avions alors passé le Rhin pour aller àHohenlinden. Le commandant Courtaud lui-même me dit :« Tu peux te vanter d’avoir de la chance d’être bonpointeur ; mais s’il t’arrive encore d’assommer les gens avecune cruche, cela tournera mal, je t’en préviens. Est-ce que c’estune manière de se battre, animal ? Pourquoi donc avons-nous unsabre si ce n’est pas pour nous en servir et nous en faire honneurau pays ? » Je n’avais rien à répondre.

« Depuis ce temps-là,Joséphel, le goût du mariage m’est passé. Ne me parle pasd’un soldat qui pense à sa femme, c’est une véritable misère.Regarde les généraux qui se sont mariés, est-ce qu’ils se battentcomme dans le temps ? Non, ils n’ont qu’une idée, c’est degrossir leur magot et principalement d’en profiter en vivant bienavec leurs duchesses et leurs petits ducs au coin du feu. Mongrand-père Yéri, le garde forestier, disait toujours qu’un bonchien de chasse doit être maigre ; sauf la différence desgrades, je pense la même chose des bons généraux et des bonssoldats. Nous autres nous sommes toujours à l’ordonnance, mais nosgénéraux engraissent, et cela vient des bons dîners qu’on leur faità la maison. »

Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité deson âme, et cela ne m’empêchait pas d’être triste.

Dès que j’avais pu me lever, je m’étaisdépêché de prévenir M. Goulden par une lettre que je metrouvais à l’hôpital de Hall, dans l’un des faubourgs de Leipzig, àcause d’une légère blessure au bras ; mais qu’il ne fallaitrien craindre pour moi : que je me portais de mieux en mieux.Je le priais de montrer ma lettre à Catherine et à la tante Grédel,afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerreterrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait derecevoir des nouvelles du pays et de la santé de tous ceux quej’aimais.

Depuis ce moment, je n’avais plus derepos ; chaque matin j’attendais une réponse, et de voir levaguemestre distribuer des vingt et trente lettres à toute lasalle, sans rien recevoir, cela me saignait le cœur : jedescendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait uncoin obscur où l’on jetait les pots cassés, un endroit couvertd’ombre et qui me plaisait le mieux, parce que les malades n’yvenaient jamais. C’est là que je passais mon temps à rêver sur unvieux banc moisi. Des idées mauvaises me traversaient latête ; j’allais jusqu’à croire que Catherine pouvait oublierses promesses, et je m’écriais en moi-même : « Ah !si seulement tu ne t’étais pas relevé de Kaya ! tout seraitfini !… Pourquoi ne t’a-t-on pas abandonné ! Celavaudrait mieux que de tant souffrir. »

Les choses en étaient venues au pointque je désirais ne pas guérir, quand, un matin, le vaguemestre,parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la mainsans pouvoir parler, et l’on me remit une grosse lettre carrée,couverte de timbres innombrables. Je reconnus l’écriture deM. Goulden, ce qui me rendit tout pâle.

« Eh bien, me dit Zimmer en riant,à la fin cela vient tout de même. »

Je ne lui répondis pas, et m’étanthabillé, je fourrai la lettre dans ma poche, et je descendis pourla lire seul, tout au fond du jardin, à la place où j’allaistoujours.

D’abord, en l’ouvrant, je vis deux outrois petites fleurs de pommier, que je pris dans ma main, et unbon sur la poste, avec quelques mots de M. Goulden. Mais cen’est pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait tremblerdes pieds à la tête, c’était l’écriture de Catherine, que jeregardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon cœurbattait d’une force extraordinaire.

Pourtant je finis par me calmer un peuet par lire tout doucement la lettre, en m’arrêtant de temps entemps pour être bien sûr que je ne me trompais pas, que c’étaitbien ma chère Catherine qui m’écrivait et que je ne faisais pas unrêve.

Cette lettre, je l’ai conservée, parcequ’elle me rendit en quelque sorte la vie ; la voici donctelle que je l’ai reçue le 8 juin 1813.

« Mon cher Joseph,

« Cette lettre est afin de te direen commençant que je t’aime toujours de plus en plus, et que je neveux jamais aimer que toi.

« Tu sauras aussi que mon plusgrand chagrin est de savoir que tu es blessé dans un hôpital, etque je ne peux pas te soigner. C’est un bien grand chagrin. Etdepuis le départ des conscrits, nous n’avons pas eu seulement uneheure de repos. La mère se fâchait, en disant que j’étais folle depleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi, toute seulele soir auprès de l’âtre, je l’entendais bien d’en haut ; etsa colère retombait sur Pinacle, qui n’osait plus aller au marché,parce qu’elle avait un marteau dans son panier.

« Mais notre plus grand chagrin detout, Joseph, c’est quand le bruit a couru qu’on venait de livrerune bataille, où des mille et mille hommes avaient été tués. Nousne vivions plus ; la mère courait tous les matins à la poste,et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. À la fin des fins talettre est pourtant arrivée. Maintenant je vais mieux, parce que jepleure à mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé tesjours.

« Et quand je pense combien nousétions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous lesdimanches, et que nous restions assis l’un près de l’autre sansbouger, et que nous ne pensions à rien ! Ah ! nous neconnaissions pas notre bonheur ; nous ne savions pas ce quipouvait nous arriver ; mais que la volonté de Dieu soit faite.Pourvu que tu guérisses, et que nous puissions espérer encore unefois d’être ensemble comme nous étions !

« Beaucoup de gens parlent de lapaix, mais nous avons eu tant de malheurs, et l’empereur Napoléonaime tant la guerre, qu’on ne peut plus se confier enrien.

« Tout ce qui me fait du plaisir,c’est de savoir que ta blessure n’est pas dangereuse et que tum’aimes encore… Ah ! Joseph, moi je t’aimerai toujours, je nepeux pas dire autre chose ; c’est tout ce que je peux te diredans le fond de mon cœur, et je sais aussi que ma mère t’aimebien.

« Maintenant, M. Goulden veutt’écrire quelques mots, et je t’embrasse mille et mille fois. – Ilfait bien beau temps ici ; nous aurons une bonne année. Legrand pommier du verger est tout blanc de fleurs ; je vais encueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quandM. Goulden aura écrit. Peut-être, avec la grâce de Dieu, nousmordrons encore une fois ensemble dans une de ses grosses pommes.Embrasse-moi comme je t’embrasse, et adieu, adieu,Joseph ! »

En lisant cela, je fondais en larmes,et, Zimmer étant arrivé, je lui dis :

« Tiens, assieds-toi, je vais telire ce que m’écrit mon amoureuse ; tu verras après si c’estune Margrédel.

– Laisse-moi seulement allumer mapipe », répondit-il.

Il mit le couvercle sur l’amadou, puisil ajouta :

« Tu peux commencer,Joséphel ; mais je t’en préviens, moi, je suis unancien, je ne crois pas tout ce qu’on écrit… les femmes sont plusfines que nous. »

Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherinelentement. Il ne disait rien, et, quand j’eus fini, il la prit etla regarda longtemps d’un air rêveur ; ensuite il me la renditen disant :

« Ça, Joséphel, c’est unebonne fille, pleine de bon sens et qui n’en prendra jamais un autreque toi.

– Tu crois qu’elle m’aime bien ?

– Oui, celle-là, tu peux te fierdessus ; elle ne se mariera jamais avec un Passauf. Je meméfierais plutôt de l’Empereur que d’une fillepareille. »

En entendant ces paroles de Zimmer,j’aurais voulu l’embrasser, et je lui dis :

« J’ai reçu de la maison un billetde cent francs que nous toucherons à la poste. Voilà le principalpour avoir du vin blanc. Tâchons de pouvoir sortird’ici.

C’est bien vu, fit-il en relevant sesgrosses moustaches et remettant sa pipe dans sa poche. Je n’aimepas de moisir dans un jardin quand il y a deux auberges dehors. Ilfaut tâcher d’avoir une permission. »

Nous nous levâmes tout joyeux, et nousmontions l’escalier de l’hôtel, quand le vaguemestre, quidescendait, arrêta Zimmer en lui demandant :

« Est-ce que vous n’êtes pas lenommé Christian Zimmer, canonnier au 2e d’artillerie àcheval ?

– Faites excuse, vaguemestre, j’ai cethonneur.

– Eh bien, voici quelque chose pourvous », dit-il en lui remettant un petit paquet avec unegrosse lettre.

Zimmer était stupéfait, n’ayant jamaisrien reçu ni de chez lui ni d’ailleurs. Il ouvrit le paquet – où setrouvait une boîte –, puis la boîte, et vit la croix d’honneur.Alors il devint tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instantil appuya la main derrière lui sur la balustrade ; maisensuite il cria : Vive l’Empereur !d’une voix siterrible que les trois salles en retentirent comme uneéglise.

Le vaguemestre le regardait de bonnehumeur.

« Vous êtes content ?dit-il.

– Si je suis content, vaguemestre !il ne me manque plus qu’une chose.

– Quoi ?

– La permission de faire un tour enville.

– Il faut vous adresser àM. Tardieu, le chirurgien en chef. »

Il descendit en riant, et, comme c’étaitl’heure de la visite, nous montâmes, bras dessus, bras dessous,demander la permission au major, un vieux à tête grise qui venaitd’entendre crier : Vive l’Empereur ! et nousregardait d’un air grave.

« Qu’est-ce que c’est ? »fit-il.

Zimmer lui montra sa croix etdit :

« Pardon, major, mais je me portecomme un charme.

– Je vous crois, ditM. Tardieu ; vous voulez une sortie ?

– Si c’est un effet de votre bonté, pourmoi et mon camarade Joseph Bertha. »

Le chirurgien avait visité ma blessurela veille, il tira de sa poche un portefeuille et nous donna deuxsorties. Nous redescendîmes, fiers comme des rois : Zimmer desa croix d’honneur, et moi de ma lettre.

En bas, dans le grand vestibule, leconcierge nous cria :

« Eh bien, eh bien, où doncallez-vous ? »

Zimmer lui fit voir nos billets, et noussortîmes, heureux de respirer l’air du dehors. Une sentinelle nousmontra le bureau de poste, où j’allai toucher mes centfrancs.

Alors, plus graves, parce que notre joieétait un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de Hall, à deuxportées de fusil sur la gauche, au bout d’une longue avenue detilleuls. Chaque faubourg est séparé des vieux remparts par une deces allées, et, tout autour de Leipzig, passe une autre avenue trèslarge, également de tilleuls. Les remparts sont de vieillesbâtisses – comme on en voit à Saint-Hippolyte dans le Haut-Rhin –,des murs décrépits où pousse l’herbe, à moins que les Allemands neles aient réparés depuis 1813.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer