Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 5

 

Quelques jours après, la gazette annonça quel’Empereur était à Paris, et qu’on allait couronner le roi de Romeet l’impératrice Marie-Louise. M. le maire, M. l’adjointet les conseillers municipaux ne parlaient plus que des droits dutrône, et même on fit un discours exprès dans la salle de lamairie. C’est M. le professeur Burguet l’aîné qui fit cediscours, et M. le baron Parmentier qui le lut. Mais les gensn’étaient pas attendris, parce que chacun avait peur d’être enlevépar la conscription ; on pensait bien qu’il allait falloirbeaucoup de soldats : voilà ce qui troublait le monde, et pourma part j’en maigrissais à vue d’œil. M. Goulden avait beau medire : « Ne crains rien, Joseph, tu ne peux pas marcher.Considère, mon enfant, qu’un être aussi boiteux que toi resteraiten route à la première étape ! » Tout cela ne m’empêchaitpas d’être rempli d’inquiétude.

On ne pensait déjà plus à ceux de la Russie,excepté leurs familles.

M. Goulden, quand nous étions seuls àtravailler, me disait quelquefois :

« Si ceux qui sont nos maîtres, et quidisent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur,pouvaient se figurer, au commencement d’une campagne, les pauvresvieillards, les malheureuses mères auxquels ils vont en quelquesorte arracher le cœur et les entrailles pour satisfaire leurorgueil ; s’ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leursgémissements au moment où l’on viendra leur dire :« Votre enfant est mort… vous ne le « verrez plusjamais ! il a péri sous les pieds des chevaux, ou bien écrasé« par un boulet, ou bien dans un hôpital, au loin, – aprèsavoir été « découpé, – dans la fièvre, sans consolation, envous appelant comme « lorsqu’il étaitpetit !… »s’ils pouvaient se figurer les larmes de cesmères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pourcontinuer. Mais ils ne pensent à rien ; ils croient que lesautres n’aiment pas leurs enfants autant qu’eux ; ils prennentles gens pour des bêtes ! Ils se trompent ; tout leurgrand génie et toutes leurs grandes idées de gloire ne sont rien,car il n’y a qu’une chose pour laquelle un peuple doit marcher –les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards –, c’estquand on attaque notre Liberté, comme en 92 ; alors on meurtensemble ou l’on gagne ensemble ; celui qui reste en arrièreest un lâche ; il veut que les autres se battent pour lui… lavictoire n’est pas pour quelques-uns, elle est pour tous, le filset le père défendent leur famille ; s’ils sont tués, c’est unmalheur, mais ils sont morts pour leurs droits. Voilà, Joseph, laseule guerre juste, où personne ne peut se plaindre ; toutesles autres sont honteuses, et la gloire qu’elles rapportent n’estpas la gloire d’un homme, c’est la gloire d’une bêtesauvage ! »

Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et jepensais bien comme lui.

Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit unegrande affiche à la mairie, où l’on voyait que l’Empereur allaitlever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans ce temps-là,d’abord 150000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premierban de 1812, qui se croyaient déjà réchappées, ensuite 100000conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, desorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurionsune plus grande armée qu’avant d’aller en Russie.

Quand le père Fouze, le vitrier, vint nousraconter cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblessecar je me dis en moi-même :

« Maintenant on prend tout : lespères de famille depuis 1809 ; je suis perdu ! »

M. Goulden me versa de l’eau dans le cou,mes bras pendaient, j’étais pâle comme un mort.

Du reste, je n’étais pas le seul auquell’affiche de la mairie produisît un pareil effet ; en cetteannée beaucoup de jeunes gens refusèrent de partir : les unsse cassaient les dents, pour s’empêcher de pouvoir déchirer lacartouche, les autres se faisaient sauter le pouce avec despistolets, pour s’empêcher de pouvoir tenir le fusil ;d’autres se sauvaient dans les bois, on les appelait lesréfractaires, et l’on ne trouvait plus assez de gendarmes pourcourir après eux.

Et c’est aussi dans le même temps que lesmères de famille prirent le courage en quelque sorte de serévolter, et d’encourager leurs garçons à ne pas obéir auxgendarmes. Elles les aidaient de toutes les façons elles criaientcontre l’Empereur et les curés de toutes les religions lessoutenaient, enfin la mesure était pleine !

Le jour même de l’affiche, je me rendis auxQuatre-Vents ; mais ce n’était pas alors dans la joie de moncœur, c’était comme le dernier des malheureux auquel on enlève sonamour et sa vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; etquand j’arrivai là-bas, ne sachant comment annoncer notre malheur,je vis en entrant qu’on savait déjà tout à la maison, car Catherinepleurait à chaudes larmes, et la tante Grédel était pâled’indignation.

D’abord nous nous embrassâmes en silence, etle premier mot que me dit la tante Grédel, en repoussantbrusquement ses cheveux gris derrière ses oreilles, cefut :

« Tu ne partiras pas !… Est-ce queces guerres nous regardent, nous ? Le curé lui-même a dit quec’était trop fort à la fin ; qu’on devrait faire la paix. Turesteras ! Ne pleure pas, Catherine, je te dis qu’ilrestera.

Elle était toute verte de colère, etbousculait ses marmites en parlant.

« Voilà longtemps, dit-elle, que ce grandcarnage me dégoûte ; il a déjà fallu que nos deux pauvrescousins Kasper et Yokel aillent se faire casser les os en Espagne,pour cet Empereur, et maintenant il vient encore nous demander lesjeunes ; il n’est pas content d’en avoir fait périr trois centmille en Russie. Au lieu de songer à la paix, comme un homme de bonsens, il ne pense qu’à faire massacrer les derniers qui restent… Onverra ! on verra !

– Au nom du Ciel ! tante Grédel,taisez-vous, parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fenêtre,on pourrait vous entendre ; nous serions tous perdus.

– Eh bien, je parle pour qu’on m’entende,reprit-elle ; ton Napoléon ne me fait pas peur ; il acommencé par nous empêcher de parler, pour faire ce qu’il voudrait…mais tout cela va finir !… Quatre jeunes femmes vont perdreleurs maris rien que dans notre village, et dix pauvres garçonsvont tout abandonner, malgré père et mère, malgré la justice,malgré le bon Dieu, malgré la religion… n’est-ce pasabominable ? »

Et comme je voulais répondre :

« Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cethomme-là n’a pas de cœur !… il finira mal !… Dieu s’estdéjà montré cet hiver : il a vu qu’on avait plus peur d’unhomme que de lui, que les mères elles-mêmes, comme du tempsd’Hérode, n’osaient plus retenir la chair de leur chair, quand illa demandait pour le massacre ; alors il a fait venir lefroid, et notre armée a péri… et tous ceux qui vont partir sontmorts d’avance : Dieu est las ! Toi, tu ne partiras pas,me dit cette femme pleine d’entêtement, je ne veux pas que tupartes ; tu te sauveras dans les bois avec Jean Kraft, LouisBême et tous les plus courageux garçons d’ici ; vous irez parles montagnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons près devous jusqu’à la fin de l’extermination. »

Alors la tante Grédel se tut d’elle-même. Aulieu de nous faire un dîner ordinaire, elle nous en fit encore unmeilleur que l’autre dimanche, et nous dit d’un airferme :

– « Mangez, mes enfants, n’ayez pas peur…tout cela va changer. »

Je rentrai vers quatre heures du soir àPhalsbourg un peu plus calme qu’en partant. Mais comme je remontaisla rue de la Munitionnaire, voilà que j’entends, au coin ducollège, le tambour du sergent de ville Harmantier, et que je voisune grande foule autour de lui. Je cours pour écouter lespublications, et j’arrive juste au moment où cela commençait.

Harmantier lut que, par le sénatus-consulte du3, le tirage de la conscription aurait lieu le 15.

Nous étions le 8, il ne restait donc plus quesept jours. Cela me bouleversa.

Tous ceux qui se trouvaient là s’en allaient àdroite et à gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nousfort triste, et je dis à M. Goulden :

« On tire jeudi prochain.

– Ah ! fit-il, on ne perd pas de temps…ça presse. »

Il est facile de se faire une idée de monchagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus enplace ; sans cesse je me voyais sur le point d’abandonner lepays. Il me semblait d’avance courir dans les bois, ayant à mestrousses des gendarmes criant : « Halte !halte ! » Puis je me représentais la désolation deCatherine, de la tante Grédel, de M. Goulden. Quelquefois jecroyais marcher en rang, avec une quantité d’autres malheureuxauxquels on criait : « En avant !… À labaïonnette ! » tandis que les boulets en enlevaient desfiles entières. J’entendais ronfler ces boulets et siffler lesballes, enfin j’étais dans un état pitoyable.

« Du calme, Joseph, me disaitM. Goulden ; ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que,de toute la conscription, il n’y en a pas dix peut-être quipuissent donner d’aussi bonnes raisons que toi pour rester. Ilfaudrait que le chirurgien fût aveugle pour te recevoir.D’ailleurs, je verrai M. le commandant de place…Tranquillise-toi ! »

Ces bonnes paroles ne pouvaient merassurer.

C’est ainsi que je passai toute une semainedans des transes extraordinaires, et quand arriva le jour dutirage, le jeudi matin, j’étais tellement pâle, tellement défait,que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma minepour leur fils. »Celui-là, se disaient-ils, a de la chance… iltomberait par terre en soufflant dessus… Il y a des gens quinaissent sous une bonne étoile ! »

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