Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 8

 

Ce même jour, nous allâmes jusqu’à Bitche,puis le lendemain à Hornbach, à Kaiserslautern, etc. Le tempss’était remis à la neige.

Combien de fois, durant cette longue route, jeregrettai le bon manteau de M. Goulden et ses souliers àdoubles semelles !

Nous traversions des villages sans nombre,tantôt en montagne, tantôt en plaine. À l’entrée de chaquebourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient lamarche ; alors nous redressions la tête, nous emboîtions lepas, pour avoir l’air de vieux soldats. Les gens venaient à leurspetites fenêtres, ou s’avançaient sur leur porte en disant :« Ce sont des conscrits. »

Le soir, à la halte, nous étions bien heureuxde reposer nos pieds fatigués, moi surtout. Je ne puis pas dire quema jambe me faisait mal, mais les pieds… Ah ! je n’avaisjamais senti cette grande fatigue ! Avec notre billet delogement, nous avions le droit de nous asseoir au coin dufeu ; mais les gens nous donnaient aussi place à leur table.Presque toujours nous avions du lait caillé et des pommes de terre,quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur un plat dechoucroute. Les enfants venaient nous voir ; les vieilles nousdemandaient de quel pays nous étions, ce que nous faisions avant departir ; les jeunes filles nous regardaient d’un air triste,rêvant à leurs amoureux, partis cinq, six ou sept mois avant.Ensuite on nous conduisait dans le lit du garçon. Avec quel bonheurje m’étendais ! comme j’aurais voulu dormir mes douzeheures ! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonnement dela caisse me réveillait je regardais les poutres brunes du plafond,les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais :« Où suis-je ? » Tout à coup mon cœur seserrait ; je me disais : « Tu es à Bitche, àKaiserslautern… tu es conscrit ! » Et bien vite ilfallait m’habiller, reprendre le sac et courir répondre àl’appel.

« Bon voyage ! disait la ménagèreéveillée de grand matin.

– Merci », répondait le conscrit.

Et l’on partait.

Oui… oui… bon voyage ! On ne te reverraplus, pauvre diable… Combien d’autres ont suivi le mêmechemin !

Je n’oublierai jamais qu’à Kaiserslautern, ledeuxième jour de notre départ, ayant débouclé mon sac pour mettreune chemise blanche, je découvris, sous les chemises, un petitpaquet assez lourd, et que, l’ayant ouvert, j’y trouvaicinquante-quatre francs en pièces de six livres, et sur le papierces mots de M. Goulden : « Sois toujours bon,honnête, à la guerre. Songe à tes parents, à tous ceux pourlesquels tu donnerais ta vie et traite humainement les étrangers,afin qu’ils agissent de même à l’égard des nôtres. Et que le Cielte conduise… qu’il te sauve des périls ! Voici quelque argent,Joseph. Il est bon, loin des siens, d’avoir toujours un peud’argent. Écris-nous le plus souvent que tu pourras. Je t’embrasse,mon enfant, je te serre sur mon cœur. »

En lisant cela, je répandis des larmes, et jepensai : « Tu n’es pas entièrement abandonné sur laterre… De braves gens songent à toi ! Tu n’oublieras jamaisleurs bons conseils. »

Enfin, le cinquième jour, vers dix heures dusoir, nous entrâmes à Mayence. Tant que je vivrai, ce souvenir merestera dans l’esprit. Il faisait un froid terrible ; nousétions partis de grand matin, et, longtemps avant d’arriver à laville, nous avions traversé des villages pleins de soldats :de la cavalerie et de l’infanterie, des dragons en petite veste,les sabots pleins de paille, en train de casser la glace d’une augepour abreuver leurs chevaux ; d’autres traînant des bottes defourrage à la porte des écuries ; des convois de poudre, deboulets en route, tout blancs de givre ; des estafettes, desdétachements d’artillerie, de pontonniers allant et venant sur lacampagne blanche, et qui ne faisaient pas plus attention à nous quesi nous n’avions pas existé.

Le capitaine Vidal, pour se réchauffer, avaitmis pied à terre et marchait d’un bon pas ; les officiers etles sergents nous pressaient à cause du retard. Cinq ou sixItaliens étaient restés en arrière dans les villages, ne pouvantplus avancer. Moi, j’avais très chaud aux pieds à cause dumal ; à la dernière halte, c’est à peine si j’avais pu merelever. Les autres Phalsbourgeois marchaient bien.

La nuit était venue, le ciel fourmillaitd’étoiles. Tout le monde regardait, et l’on se disait :« Nous approchons ! nous approchons ! » car aufond du ciel une ligne sombre, des points noirs et des aiguillesétincelantes annonçaient une grande ville. Enfin nous entrâmes dansles avancées, à travers des bastions de terre en zigzag. Alors onnous fit serrer les rangs et nous continuâmes mieux au pas, commeil arrive en approchant d’une place forte. On se taisait. Au coind’une espèce de demi-lune, nous vîmes le fossé de la ville plein deglace, les remparts en briques au-dessus, et en face de nous, unevieille porte sombre, le pont levé. En haut, une sentinelle, l’armeprête, nous cria :

« Qui vive ! »

Le capitaine, seul en avant,répondit :

« France !

– Quel régiment ?

– Recrues du 6e léger. »

Il se fit un grand silence. Le pont-leviss’abaissa ; les hommes de garde vinrent nous reconnaître. L’und’eux portait un grand falot. Le capitaine Vidal alla quelques pasen avant, causer avec le chef de poste, puis on nouscria :

« Quand il vous plaira. »

Nos tambours commençaient à battre ; maisle capitaine leur fit remettre la caisse sur l’épaule, et nousentrâmes, traversant un grand pont et une seconde porte semblable àla première. Alors nous fûmes dans la ville, pavée de gros caillouxluisants. Chacun faisait ce qu’il pouvait pour ne pas boiter, car,malgré la nuit, toutes les auberges, toutes les boutiques desmarchands étaient ouvertes ; leurs grandes fenêtresbrillaient, et des centaines de gens allaient et venaient comme enplein jour.

Nous tournâmes cinq ou six coins de rue, etbientôt nous arrivâmes sur une petite place, devant une hautecaserne, où l’on nous cria : « Halte ! »

Il y avait une voûte au coin de la caserne,et, dans cette voûte, une cantinière assise derrière une petitetable, sous un grand parapluie tricolore où pendaient deuxlanternes.

Presque aussitôt plusieurs officiersarrivèrent : c’étaient le commandant Gémeau et quelques autresque j’ai connus depuis. Ils serrèrent la main du capitaine enriant ; puis ils nous regardèrent, et l’on fit l’appel. Aprèsquoi nous reçûmes chacun une miche de pain de munition et un billetde logement. On nous avertit que l’appel aurait lieu le lendemain àhuit heures pour la distribution des armes, et l’on nouscria : « Rompez les rangs ! » pendant que lesofficiers remontaient la rue à gauche et entraient ensemble dans ungrand café, où l’on montait par une quinzaine de marches.

Mais nous autres, où aller avec nos billets delogement, au milieu d’une ville pareille, et surtout ces Italiens,qui ne connaissaient pas un mot d’allemand ni defrançais ?

Ma première idée fut d’aller voir lacantinière sous son parapluie. C’était une vieille Alsacienne touteronde et joufflue, et quand je lui demandai où se trouvait laCapuzigner Strasse, elle me répondit :« Qu’est-ce que tu paies ? »

Je fus obligé de prendre avec elle un petitverre d’eau-de-vie ; alors elle me dit :

« Tiens, juste en face de nous, entournant le coin à droite, tu trouveras la CapuzignerStrasse. Bonsoir, conscrit. »

Elle riait.

Le grand Furst et Zébédé avaient aussi leurbillet pour la Capuzigner Strasse ; nous partîmes,encore bien heureux de boiter et de traîner la semelle ensembledans cette ville étrangère.

Furst trouva le premier sa maison, mais elleétait fermée, et, comme il frappait à la porte, je trouvai aussi lamienne, dont les deux fenêtres brillaient à gauche. Je poussai laporte, elle s’ouvrit, et j’entrai dans une allée sombre, où l’onsentait le pain frais, ce qui me réjouit intérieurement. Zébédéalla plus loin. Moi, je criais dans l’allée : « Il n’y apersonne ? »

Et presque aussitôt une vieille femme parut lamain devant sa chandelle, au haut d’un escalier en bois.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »fit-elle.

Je lui dis que j’avais un billet de logementpour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle medit en allemand :

« Venez ! »

Je montai donc l’escalier En passant,j’aperçus, par une porte ouverte, deux hommes en culotte, nusjusqu’à la ceinture, qui brassaient la pâte devant deux pétrins.J’étais chez un boulanger, et voilà pourquoi cette vieille nedormait pas encore, ayant sans doute aussi de l’ouvrage. Elle avaitun bonnet à rubans noirs, les bras nus jusqu’aux coudes, une grossejupe de laine bleue soutenue par des bretelles, et semblait triste.En haut, elle me conduisit dans une chambre assez grande, avec unbon fourneau de faïence et un lit au fond.

« Vous arrivez tard, me dit cettefemme.

– Oui, nous avons marché tout le jour, luirépondis-je sans presque pouvoir parler ; je tombe de faim etde fatigue. »

Alors elle me regarda, et je l’entendis quidisait :

« Pauvre enfant ! pauvreenfant ! »

Puis elle me fit asseoir près du fourneau etme demanda :

« Vous avez mal aux pieds ?

– Oui, depuis trois jours.

– Eh bien, ôtez vos souliers, fit-elle, etmettez ces sabots. Je reviens. »

Elle laissa sa chandelle sur la table etredescendit. J’ôtai mon sac et mes souliers ; j’avais desampoules, et je pensais : « Mon Dieu… mon Dieu… peut-onsouffrir autant ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux êtremort ? »

Cette idée m’était venue cent fois en route,mais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais si las, simalheureux, que j’aurais voulu m’endormir pour toujours, malgréCatherine, malgré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux quime souhaitaient du bien. Oui, je me trouvais tropmisérable !

Tandis que je songeais à ces choses, la portes’ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà grise, entra.C’était un de ceux que j’avais vus travailler en bas. Il avait misune chemise et il tenait dans ses mains une cruche et deuxverres.

« Bonne nuit ! » dit-il en meregardant d’un air grave.

Je penchai la tête. La vieille entra derrièrecet homme ; elle portait un cuveau de bois, et le posant àterre près de ma chaise :

« Prenez un bain de pieds, me dit-elle,cela vous fera du bien. »

En voyant cela, je fus attendri et jepensai : « Il y a pourtant de braves gens sur laterre ! » J’ôtai mes bas. Comme les ampoules étaientouvertes, elles saignaient, et la bonne vieille répéta :

« Pauvre enfant ! pauvreenfant ! »

L’homme me dit :

« De quel pays êtes-vous ?

– De Phalsbourg, en Lorraine.

– Ah ! bon », fit-il.

Puis, au bout d’un instant, il dit à safemme :

« Va donc chercher une de nosgalettes ; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous lelaisserons ensuite dormir en paix, car il a besoin derepos. »

Il poussa la table devant moi, de sorte quej’avais les pieds dans la baignoire, ce qui me faisait du bien etque j’étais devant la cruche. Il emplit ensuite nos verres d’un bonvin blanc, en me disant :

« À votre santé ! »

La mère était sortie. Elle revint avec unegrande galette encore chaude et toute couverte de beurre frais àmoitié fondu. C’est alors que je sentis combien j’avais faim ;je me trouvai presque mal. Il paraît que ces bonnes gens le virent,car la femme me dit :

« Avant de manger, mon enfant, il fautsortir vos pieds de l’eau. »

Elle se baissa et m’essuya les pieds avec sontablier, avant que j’eusse compris ce qu’elle voulait faire.

Alors je m’écriai : « Mon Dieu,madame, vous me traitez comme votre enfant. »

Elle me répondit au bout d’uninstant :

« Nous avons un fils àl’armée ! »

J’entendis que sa voix tremblait en disant cesmots, et mon cœur se mit à sangloter intérieurement : jesongeais à Catherine, à la tante Grédel, et je ne pouvais rienrépondre.

« Mangez et buvez », me dit l’homme,en découpant la galette.

Ce que je fis, avec un bonheur que je n’avaisjamais connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j’eus fini,l’homme se leva :

« Oui, dit-il, nous avons un fils àl’armée ; il est parti l’année dernière pour la Russie, etnous n’en avons pas eu de nouvelles… Ces guerres sontterribles ! »

Il se parlait à lui-même en marchant d’un airrêveur, les mains croisées sur le dos. Moi, je sentais mes yeux sefermer.

Tout à coup l’homme dit :

« Allons, bonsoir ! »

Il sortit, sa femme le suivit, emportant lecuveau.

« Merci ! leur criai-je ; queDieu ramène votre fils ! »

Puis je me déshabillai, je me couchai et jem’endormis profondément.

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