Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 18

 

Le bataillon commençait à descendre lacolline en face de Leipzig, pour rejoindre notre division, lorsquenous vîmes un officier d’état-major traverser la grande prairieau-dessous et venir de notre côté ventre à terre. En deux minutesil fut près de nous ; le colonel Lorain courut à sa rencontre,ils échangèrent quelques mots, puis l’officier repartit. Descentaines d’autres allaient ainsi dans la plaine porter desordres.

« Par file à droite ! »cria le colonel, – et nous prîmes la direction d’un bois en arrièrequi longe la route de Duben environ une demi-lieue. C’était uneforêt de hêtres, mais il s’y trouvait aussi des bouleaux et deschênes. Une fois sur la lisière, on nous fit renouveler l’amorce denos fusils, et le bataillon fut déployé dans le bois entirailleurs. Nous étions échelonnés à vingt-cinq pas l’un del’autre, et nous avancions en ouvrant les yeux, comme on peuts’imaginer. Le sergent Pinto disait à chaqueminute :

« Mettez-vous àcouvert ! »

Mais il n’avait pas besoin de tant nousprévenir ; chacun dressait l’oreille et se dépêchaitd’attraper un gros arbre pour regarder à son aise avant d’allerplus loin. – À quoi pourtant des gens paisibles peuvent êtreexposés dans la vie !

Enfin nous marchions ainsi depuis dixminutes, et, comme on ne voyait rien, cela commençait à nous rendrede la confiance, lorsqu’un coup de feu part… puis encore un, puisdeux, trois, six, de tous les côtés, le long de notre ligne, etdans le même instant je vois mon camarade de gauche qui tombe encherchant à se retenir contre un arbre. Cela me réveille… Jeregarde de l’autre côté, et qu’est-ce que je découvre à cinquanteou soixante pas ? Un vieux soldat prussien – avec son petitchapeau à chaînette, le coude replié, ses grosses moustachesrousses penchées sur la batterie de son fusil –, qui m’ajuste enclignant de l’œil. Je me baisse comme le vent. À la même secondej’entends la détonation, et quelque chose craque sur ma tête ;j’avais mon fourniment, la brosse, le peigne et le mouchoir dansmon shako : la balle de ce gueux avait tout cassé. Je mesentais tout froid.

« Tu viens d’en échapper d’unebelle ! » me cria le sergent en se mettant àcourir ; et moi qui ne voulais pas rester seul dans un pareilendroit, je le suivis bien vite.

Le lieutenant Bretonville, son sabresous le bras, répétait :

« En avant ! enavant !… »

Plus loin sur la droite, on tiraittoujours.

Mais voilà que nous arrivons au bordd’une clairière où se trouvaient cinq ou six gros troncs de chênesabattus, une petite mare pleine de hautes herbes, et pas un seularbre pour nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s’avançaienthardiment, quand le sergent nous dit :

« Halte !… les Prussiens sont,bien sûr, en embuscade aux environs, ouvronsl’œil. »

Il avait à peine dit cela, qu’unedizaine de balles sifflaient dans les branches et que les coupsretentissaient ; en même temps, un tas de Prussiensallongeaient les jambes et entraient plus loin dans lefourré.

« Les voilà partis. Enroute ! » dit Pinto.

Mais le coup de fusil de mon shakom’avait rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte à traversles arbres ; et comme le sergent voulait traverser laclairière, je le retins par le bras en lui montrant le bout d’unfusil qui dépassait une grosse broussaille, de l’autre côté de lamare, à cent pas devant nous.

Les camarades, s’étant approchés, levirent aussi ; c’est pourquoi le sergent dit à voixbasse :

« Toi, Bertha, reste ici… ne leperds pas de vue. Nous autres, nous allons tourner laposition. »

Aussitôt ils s’éloignèrent à droite et àgauche, et moi, la crosse à l’épaule, derrière mon arbre,j’attendis comme un chasseur à l’affût. Au bout de deux ou troisminutes, le Prussien, qui n’entendait plus rien, se levadoucement ; il était tout jeune, avec de petites moustachesblondes et une haute taille mince bien serrée. J’aurais pul’abattre pour sûr ; mais cela me fit une telle impression detuer cet homme ainsi découvert, que j’en tremblais. Tout à coup ilm’aperçut et sauta de côté ; alors je lâchai mon coup, et jerespirai de bon cœur en voyant qu’il se sauvait à travers letaillis comme un cerf.

En même temps, cinq ou six coups defusil partirent à droite et à gauche ; le sergent Pinto,Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d’un trait, et cent pasplus loin, nous trouvâmes ce jeune Prussien par terre la bouchepleine de sang. Il nous regardait tout effrayé, en levant le brascomme pour parer les coups de baïonnette. Le sergent lui dit d’unair joyeux :

« Va, ne crains rien, tu as toncompte ! »

Personne n’avait envie del’achever ; seulement Klipfel prit une belle pipe qui sortaitde sa poche de derrière, en disant :

« Depuis longtemps je voulais avoirune pipe, en voilà pourtant une !

– Fusilier Klipfel, s’écria Pintovraiment indigné, voulez-vous bien remettre cette pipe ! C’estbon pour les Cosaques de dépouiller les blessés ! Le soldatfrançais ne connaît que l’honneur ! »

Klipfel jeta la pipe, et finalement nousrepartîmes de là sans tourner la tête. Nous arrivâmes au bout decette petite forêt, qui s’arrêtait aux trois quarts de lacôte ; des broussailles assez touffues s’étendaient encore àdeux cents pas jusqu’au haut. Les Prussiens que nous avionspoursuivis se trouvaient cachés là-dedans. On les voyait se releverde tous les côtés pour tirer sur nous, puis aussitôt après ils sebaissaient.

Nous aurions bien pu rester làtranquillement ; puis nous avions l’ordre d’occuper le bois,ces broussailles ne nous regardaient pas ; derrière les arbresoù nous étions, les coups de fusil des Prussiens ne nous auraientpas fait de mal. Nous entendions de l’autre côté de la côte unebataille terrible, les coups de canon se suivaient à la file ettonnaient quelquefois ensemble comme un orage : c’était uneraison de plus pour rester. Mais nos officiers, s’étant réunis,décidèrent que les broussailles faisaient partie de la forêt etqu’il fallait chasser les Prussiens jusque sur la côte. Cela futcause que bien des gens perdirent la vie en cet endroit.

Nous reçûmes donc l’ordre de chasser lestirailleurs ennemis, et comme ils tiraient à mesure que nousapprochions, et qu’ils se cachaient ensuite, tout le monde se mit àcourir sur eux pour les empêcher de recharger. Nos officierscouraient aussi, pleins d’ardeur. Nous pensions qu’au bout de lacolline les broussailles finiraient, et qu’alors nous fusillerionsles Prussiens par douzaines. Mais dans le moment où nous arrivonsen haut, tout essoufflés, voilà que le vieux Pintos’écrie :

« Leshussards ! »

Je lève la tête, et je vois des colbacksqui montent et qui grandissent derrière cette espèce de dosd’âne : ils arrivaient sur nous comme le vent. À peineavais-je vu cela, que sans réfléchir je me retourne et je commenceà redescendre, en faisant des bonds de quinze pieds, malgré lafatigue, malgré mon sac et malgré tout. Je voyais devant moi lesergent Pinto, Zébédé et les autres, qui se dépêchaient et quisautaient en allongeant les jambes tant qu’ils pouvaient. Derrière,les hussards en masse faisaient un tel bruit, que cela vous donnaitla chair de poule : les officiers commandaient en allemand,les chevaux soufflaient, les fourreaux de sabre sonnaient contreles bottes, et la terre tremblait.

J’avais pris le chemin le plus courtpour arriver au bois ; je croyais presque y être, quand, toutprès de la lisière, je rencontre un de ces grands fossés où lespaysans vont chercher de la terre glaise pour bâtir. Il avait plusde vingt pieds de large et quarante ou cinquante de long ; lapluie qui tombait depuis quelques jours en rendait les bords trèsglissants ; mais comme j’entendais les chevaux souffler deplus en plus, et que les cheveux m’en dressaient sur la nuque, sansfaire attention à rien, je prends un élan et je tombe dans ce trousur les reins, la giberne et la capote retroussées presquepar-dessus la tête, un autre fusilier de ma compagnie était déjà làqui se relevait ; il avait aussi voulu sauter. Dans la mêmeseconde, deux hussards, lancés à fond de train, glissaient le longde cette pente grasse sur la croupe de leurs chevaux. Le premier deces hussards, la figure toute rouge, allongea d’abord un coup desabre sur l’oreille de mon pauvre camarade, en jurant comme unpossédé ; et comme il relevait le bras pour l’achever, je luienfonçai ma baïonnette dans le côté de toutes mes forces. Mais enmême temps, l’autre hussard me donnait sur l’épaule un coup quim’aurait fendu en deux sans l’épaulette ; il allait me percer,si, par bonheur, un coup de fusil d’en haut ne lui avait cassé latête. Je regardai, et je vis un de nos soldats enfoncé dans laterre glaise jusqu’à mi-jambes. Il avait entendu les hennissementsdes chevaux et les jurements des hussards, et s’était avancéjusqu’au bord du trou pour voir ce qui se passait.

« Eh bien, camarade, me dit-il enriant, il était temps ! »

Je n’avais pas la force de luirépondre ; je tremblais comme une feuille. Il ôta sabaïonnette, et me tendit le bout de son fusil pour m’aider àremonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je luidis :

« Vous m’avez sauvé !… Commentvous appelez-vous ? »

Il me dit que son nom était Jean-PierreVincent. J’ai souvent pensé depuis que, s’il m’arrivait derencontrer cet homme, je serais heureux de lui rendreservice ; mais le surlendemain eut lieu la seconde bataille deLeipzig, ensuite la retraite de Hanau, et je ne l’ai jamaisrevu.

Le sergent Pinto et Zébédé vinrent uninstant plus tard. Zébédé me dit :

« Nous avons encore eu de la chancecette fois, nous deux, Joseph ; nous sommes les derniersPhalsbourgeois au bataillon à cette heure… Klipfel vient d’êtrehaché par les hussards !

– Tu l’as vu ? lui dis-je toutpâle.

– Oui, il a reçu plus de vingt coups desabre, il criait : « Zébédé !Zébédé ! »

Un instant après, ilajouta :

« C’est terrible tout de mêmed’entendre appeler au secours un vieux camarade d’enfance sanspouvoir l’aider… Mais ils étaient trop… ilsl’entouraient ! »

Cela nous rendit tristes, et les idéesdu pays nous revinrent encore une fois. Je me figurais lagrand-mère Klipfel, lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, et cettepensée me fit aussi songer à Catherine !

Depuis la charge des hussards jusqu’à lanuit, le bataillon resta dans la même position, à tirailler contreles Prussiens. Nous les empêchions d’occuper le bois ; maisils nous empêchaient de monter sur la côte. Nous avons su lelendemain pourquoi. Cette côte domine tout le cours de la Partha,et la grande canonnade que nous entendions venait de la divisionDombrowski, qui attaquait l’aile gauche de l’armée prussienne, etqui voulait porter secours au général Marmont à Mockern : làvingt mille Français, postés sur un ravin, arrêtaient lesquatre-vingt mille hommes de Blücher ; et du côté de Wachau,cent quinze mille Français livraient bataille à deux cent milleAutrichiens et Russes ; plus de quinze cents pièces de canontonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur la côte de Witterichétait comme le bourdonnement d’une abeille au milieu de l’orage. Etmême quelquefois nous cessions de tirer de part et d’autre pourécouter… Cela me paraissait quelque chose d’épouvantable et pourainsi dire de surnaturel ; l’air était plein de fumée depoudre, la terre tremblait sous nos pieds ; les vieux soldatscomme Pinto disaient qu’ils n’avaient jamais rien entendu depareil.

Vers six heures, un officierd’état-major remonta sur notre gauche, porter un ordre au colonelLorain, et presque aussitôt on sonna la retraite. Le bataillonavait perdu soixante hommes, par la charge des hussards prussienset la fusillade.

Il faisait nuit lorsque nous sortîmes dela forêt, et sur le bord de la Partha, – parmi les caissons, lesconvois de toute sorte, les corps d’armée en retraite, lesdétachements, les voitures de blessés qui défilaient sur deuxponts, – il nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver ànotre tour. Le ciel était sombre, la canonnade grondait encore deloin en loin, mais les trois batailles étaient finies. On entendaitbien dire que nous avions battu les Autrichiens et les Russes àWachau, de l’autre côté de Leipzig, mais ceux qui revenaient deMockern étaient sombres, personne ne criait : Vivel’Empereur ! comme après une victoire.

Une fois sur l’autre rive, le bataillondescendit la Partha d’une bonne demi-lieue, jusqu’au village deSchœnfeld ; la nuit était humide ; nous marchions d’unpas lourd, le fusil sur l’épaule, les yeux fermés par le sommeil etla tête penchée.

Derrière nous, le grand défilé des canons, descaissons, des bagages et des troupes en retraite de Mockernprolongeait son roulement sourd ; et, par instants, les crisdes soldats du train et des conducteurs d’artillerie, pour se faireplace, s’élevaient au-dessus du tumulte.

Mais ces bruits s’affaiblissaientinsensiblement, et nous arrivâmes enfin près d’un cimetière, oùl’on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils enfaisceau.

Alors seulement je relevai la tête et jereconnus Schœnfeld au clair de lune. Combien de fois j’étais venumanger là de bonnes fritures et boire du vin blanc avec Zimmer, aupetit bouchon de la Gerbe-d’Or, sous la treille du père Winter,quand le soleil chauffait l’air et que la verdure brillait autourde nous !… Ces temps étaient passés !

On plaça les sentinelles ; quelqueshommes entrèrent au village pour chercher du bois et des vivres. Jem’assis contre le mur du cimetière et je m’endormis. Vers troisheures du matin je fus éveillé.

« Joseph, me disait Zébédé, viens donc techauffer ; si tu restes là, tu risques d’attraper lesfièvres. »

Je me levai comme ivre de fatigue et desouffrance. Une petite pluie fine tremblotait dans l’air. Moncamarade m’entraîna près du feu, qui fumait sous la pluie. Ce feun’était que pour la vue, il ne donnait point de chaleur ; maisZébédé m’ayant fait boire une goutte d’eau-de-vie, je me sentis unpeu moins froid et je regardai les feux du bivac qui brillaient del’autre côté de la Partha.

« Les Prussiens se chauffent, me ditZébédé ; ils sont maintenant dans notre bois.

– Oui, lui répondis-je, et le pauvre Klipfelest aussi là-bas ; il n’a plus froid, lui ! »

Je claquais des dents. Ces paroles nousrendirent tristes. Quelques instants après, Zébédé medemanda :

« Te rappelles-tu, Joseph, le ruban noirqu’il avait à son chapeau le jour de la conscription ? Ilcriait : – « Nous sommes tous condamnés à mort comme ceuxde la Russie… Je veux un ruban noir… Il faut porter notredeuil ! » Et son petit frère disait : « Non,Jacob, je ne veux pas ! » Il pleurait, mais Klipfel mittout de même le ruban : il avait vu les hussards dans unrêve ! »

À mesure que Zébédé parlait, je me rappelaisces choses, et je voyais aussi ce gueux de Pinacle sur la place del’Hôtel-de-Ville, qui me criait, en agitant un ruban noir au-dessusde sa tête : « Hé ! boiteux, il te faut un beauruban, à toi… le ruban de ceux qui gagnent…Arrive ! »

Cette idée, avec le froid terrible quim’entrait jusque dans la moelle, me faisait frémir. Jepensais : « Tu n’en reviendras pas… Pinacle avait raison…C’est fini ! » Je songeais à Catherine, à la tanteGrédel, au bon M. Goulden, et je maudissais ceux qui m’avaientforcé de venir là.

Sur les quatre heures du matin, comme le jourcommençait à blanchir le ciel, quelques voitures de vivresarrivèrent ; on nous fit la distribution du pain, et nousreçûmes aussi de l’eau-de-vie et de la viande.

La pluie avait cessé. Nous fîmes la soupe encet endroit, mais rien ne pouvait me réchauffer ; c’est là quej’attrapai les fièvres. J’avais froid à l’intérieur et mon corpsbrûlait. Je n’étais pas le seul au bataillon dans cet état, lestrois quarts souffraient et dépérissaient aussi ; depuis unmois, ceux qui ne pouvaient plus marcher s’étendaient par terre enpleurant, et appelaient leur mère comme de petits enfants. Celavous déchirait le cœur. La faim, les marches forcées, la pluie etle chagrin de savoir qu’on ne reverra plus son pays ni ceux qu’onaime, vous causaient cette maladie. Heureusement, les parents nevoient pas leurs enfants périr le long des routes ; s’ils lesvoyaient, ce serait trop terrible : bien des gens croiraientqu’il n’y a de miséricorde ni sur la terre ni dans le ciel.

À mesure que le jour montait, nous découvrionsà gauche – de l’autre côté de la rivière et d’un grand ravin remplide saules et de trembles –, les villages brûlés, les tas de morts,les caissons et les canons renversés et la terre ravagée aussi loinque pouvait s’étendre la vue sur les routes de Hall, de Lindenthalet de Dolitzch : c’était pire qu’à Lutzen. Nous voyions aussiles Prussiens se déployer dans cette direction et s’avancer parmilliers sur le champ de bataille. Ils allaient donner la main auxAutrichiens et aux Russes, et fermer le grand cercle autour denous ; personne maintenant ne pouvait les en empêcher,d’autant plus que Bernadotte et le général russe Beningsen, restésen arrière, arrivaient avec cent vingt mille hommes de troupesfraîches. Ainsi notre armée, après avoir livré trois batailles enun seul jour, et réduite à cent trente mille combattants, allaitêtre prise dans un cercle de trois cent mille baïonnettes, sanscompter cinquante mille chevaux et douze cents canons !

De Schœnfeld, le bataillon se remit en marchepour rejoindre la division à Kohlgarten. Sur toute la route, onvoyait s’écouler lentement les convois de blessés ; toutes lescharrettes du pays avaient été mises en réquisition pour ceservice, et, dans les intervalles, marchaient encore des centainesde malheureux, le bras en écharpe, la figure bandée, pâles,abattus, à demi morts. Tout ce qui pouvait se traîner ne montaitpas en charrette et tâchait pourtant de gagner un hôpital.

Nous avions mille peines à traverser cetencombrement, lorsque tout à coup, en approchant de Kohlgarten, unevingtaine de hussards, arrivant ventre à terre et le pistolet levé,firent rebrousser la foule à droite et à gauche dans les champs.Ils criaient d’une voix éclatante :

« L’Empereur !l’Empereur ! »

Aussitôt le bataillon se rangea, présentantles armes au bas de la chaussée, et, quelques secondes après, lesgrenadiers à cheval de la garde – de véritables géants, avec leursgrandes bottes, et leurs immenses bonnets à poil qui descendaientjusqu’aux épaules, ne laissant voir que le nez, les yeux et lesmoustaches –, passèrent au galop, la poignée du sabre serrée sur lahanche. Chacun était content de se dire : « Ceux-là sontavec nous… ce sont de rudes gaillards ! »

À peine avaient-ils défilé, que l’état-majorparut… Figurez-vous cent cinquante à deux cents généraux,maréchaux, officiers supérieurs ou d’ordonnance, – montés sur devéritables cerfs, et tellement couverts de broderies d’or et dedécorations, qu’on voyait à peine la couleur de leurs uniformes, –les uns grands et maigres, la mine hautaine ; les autrescourts, trapus, la face rouge ; d’autres plus jeunes, toutdroits sur leurs chevaux comme des statues, avec des yeux luisantset de grands nez en bec d’aigle : c’était quelque chose demagnifique et de terrible !

Mais ce qui me frappa le plus, au milieu detous ces capitaines qui faisaient trembler l’Europe depuis vingtans, c’est Napoléon avec son vieux chapeau et sa redingotegrise ; je le vois encore passer devant mes yeux, son largementon serré et le cou dans les épaules. Tout le mondecriait : « Vive l’Empereur ! » – Maisil n’entendait rien… il ne faisait pas plus attention à nous qu’àla petite pluie fine qui tremblotait dans l’air… et regardait, lessourcils froncés, l’armée prussienne s’étendre le long de laPartha, pour donner la main aux Autrichiens. Tel que je l’ai vu cejour-là, tel il m’est resté dans l’esprit.

Le bataillon s’était remis en marche depuis unquart d’heure quand Zébédé me dit :

« Est-ce que tu l’as vu,Joseph ?

– Oui, lui répondis-je, je l’ai bien vu,et je m’en souviendrai toute ma vie.

– C’est drôle, fit mon camarade, ondirait qu’il n’est pas content… À Wurtschen, le lendemain de labataille, il paraissait si joyeux en nous entendant crier :« Vive l’Empereur ! » et les générauxavaient aussi des figures riantes ! Aujourd’hui, tous font desmines du diable… Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nousavons remporté la victoire de l’autre côté de Leipzig.

Bien d’autres pensaient la même chose sansrien dire ; l’inquiétude vous gagnait…

Nous trouvâmes le régiment au bivac, à deuxportées de fusil de Kohlgarten. Le bataillon prit sa position àdroite de la route, sur une colline.

Dans toutes les directions, on voyait les feuxinnombrables des armées dérouler leur fumée dans le ciel. Iltombait toujours de la bruine, et les hommes assis sur leurs sacsen face des petits feux, les bras croisés, semblaient tout rêveurs.Les officiers se réunissaient entre eux. On entendait répéter detous les côtés qu’on n’avait jamais vu de guerre pareille… quec’était une guerre d’extermination… que cela ne faisait rien àl’ennemi d’être battu, et qu’il voulait seulement nous tuer dumonde, sachant bien qu’à la fin il lui resterait quatre ou cinqfois plus d’hommes qu’à nous, et qu’il serait le maître.

On disait aussi que l’Empereur avait gagné labataille à Wachau contre les Autrichiens et les Russes ; maisque cela ne servait à rien, puisque les autres ne s’en allaient paset qu’ils attendaient des masses de renforts. Du côté de Mockern,on savait que nous avions perdu, malgré la belle défense deMarmont : l’ennemi nous avait écrasés sous le nombre. Nousn’avions eu qu’un seul véritable avantage en ce jour, c’étaitd’avoir conservé notre point de retraite sur Erfurt ; carGinlay n’avait pu s’emparer des ponts de l’Elster et de la Pleisse.Toute l’armée, depuis le simple soldat jusqu’au maréchal, pensaitqu’il fallait battre en retraite le plus tôt possible, et que notreposition était très mauvaise. Malheureusement l’Empereur pensait lecontraire : il fallait rester !

Tout ce jour du 17, nous demeurâmes enposition sans tirer un coup de fusil. – Quelques-uns parlaient del’arrivée du général Reynier avec seize mille Saxons ; mais ladéfection des Bavarois nous avait appris quelle confiance onpouvait avoir dans nos alliés.

Vers le soir, on annonça que l’on commençait àdécouvrir l’armée du nord sur le plateau de Breitenfeld :c’étaient soixante mille hommes de plus pour l’ennemi. Je croisentendre encore les malédictions qui s’élevaient contre Bernadotte,les cris d’indignation de tous ceux qui l’avaient connu simpleofficier du temps de la République et qui disaient : « Ilnous doit tout ; nous l’avons fait roi de notre propre sang,et maintenant il vient nous donner le coup degrâce ! »

La nuit, il se fit un mouvement général enarrière ; notre armée se resserra de plus en plus autour deLeipzig, ensuite tout revint calme. Mais cela ne vous empêchait pasde réfléchir ; au contraire, chacun pensait dans lesilence :

« Que va-t-il arriver demain ?Est-ce qu’à cette même heure je verrai la lune monter entre lesnuages comme je la vois ? Est-ce que les étoiles brillerontencore pour mes yeux ? »

Et quand on regardait, dans la nuit sombre, cegrand cercle de feu qui nous entourait sur une étendue de près desix lieues, on s’écriait en soi-même :

« Maintenant tout l’univers est contrenous, tous les peuples demandent notre extermination… ils neveulent plus de notre gloire ! »

On songeait ensuite qu’on avait pourtantl’honneur d’être Français, et qu’il fallait vaincre ou mourir.

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