Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 9

 

Le lendemain, je m’éveillai vers huit heures.Un trompette sonnait le rappel au coin de la CapuzignerStrasse ; tout s’agitait, on entendait passer deschevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore unpeu mal, mais ce n’était rien en comparaison des autresjours ; quand j’eus mis des bas propres, il me semblarenaître, j’étais solide sur mes jambes, et je me dis enmoi-même : « Joseph, si cela continue, tu deviendras ungaillard ; il n’y a que le premier pas qui coûte. »

Je m’habillai dans ces heureusesdispositions.

La femme du boulanger avait mis sécher messouliers près du four, après les avoir remplis de cendres chaudes,pour les empêcher de se racornir. Ils étaient bien graissés etluisants.

Enfin je bouclai mon sac, et je descendis sansavoir le temps de remercier les bonnes gens qui m’avaient si bienreçu, pensant remplir ce devoir après l’appel.

Au bout de la rue, sur la place, beaucoup denos Italiens attendaient déjà, grelottant autour de la fontaine.Furst, Klipfel, Zébédé arrivèrent un instant plus tard.

De tout un côté de la place on ne voyait quedes canons sur leurs affûts. Des chevaux arrivaient à l’abreuvoir,conduits par des hussards badois ; quelques soldats du trainet des dragons se trouvaient dans le nombre.

En face de nous était une caserne de cavaleriehaute comme l’église de Phalsbourg ; et des trois autres côtésde la place s’élevaient de vieilles maisons en pointe avec dessculptures, comme à Saverne, mais bien autrement grandes. Jamais jen’avais rien vu de semblable, et, comme je regardais, le nez enl’air, nos tambours se mirent à rouler. Chacun reprit son rang. Lecapitaine Vidal arriva, le manteau sur l’épaule. Des voituressortirent d’une voûte en face, et l’on nous cria, d’abord enitalien, ensuite en français, qu’on allait distribuer les armes, etque chacun devait sortir des rangs à l’appel de son nom.

Les voitures s’arrêtèrent à dix pas, etl’appel commença. Chacun à son tour sortait des rangs, et recevaitune giberne, un sabre, une baïonnette et un fusil. On se passaitcela sur la blouse, sur l’habit ou la casaque ; nous avions lamine, avec nos chapeaux, nos casquettes et nos armes, d’unevéritable bande de brigands. Je reçus un fusil tellement grand etlourd, que je pouvais à peine le porter, et comme la giberne metombait presque sur les mollets, le sergent Pinto me montra lamanière de raccourcir les courroies. C’était un brave homme.

Tous ces baudriers qui me croisaient lapoitrine me paraissaient quelque chose de terrible, et je vis bienalors que nos misères n’allaient pas finir de sitôt.

Après les armes, un caisson s’avança, et l’onnous distribua cinquante cartouches par homme, ce qui n’annonçaitrien de bon. Puis, au lieu de faire rompre les rangs et de nousrenvoyer à nos logements, comme je le pensais, le capitaine Vidaltira son sabre et cria :

« Par file à droite… en avant…marche ! »

Et les tambours se mirent à battre.

J’étais désolé de ne pouvoir pas au moinsremercier mes hôtes du bien qu’ils m’avaient fait ; je medisais : « Ils vont te prendre pour uningrat ! » Mais tout cela ne m’empêchait pas de suivre lafile.

Nous allions par une longue rue tortueuse, ettout à coup, en dehors des glacis, nous fûmes près du Rhin couvertde glace à perte de vue. C’était quelque chose de magnifique etd’éblouissant.

Tout le bataillon descendit au Rhin, que noustraversâmes. Nous n’étions pas seuls sur le fleuve ; devantnous, à cinq ou six cents pas, un convoi de poudre, conduit par dessoldats du train, gagnait la route de Francfort. La glace n’étaitpas glissante, mais couverte d’une espèce de givre raboteux.

En arrivant sur l’autre rive, on nous fitprendre un chemin tournant entre deux petites côtes.

Nous continuâmes à marcher ainsi durant cinqheures. Tantôt à droite, tantôt à gauche, nous découvrions desvillages, et Zébédé, qui marchait près de moi, me disait :

« Puisqu’il a fallu partir, j’aime autantque ce soit pour la guerre. Au moins, nous voyons tous les jours dunouveau. Si nous avons le bonheur de revenir, nous pourrons enraconter de toutes sortes.

– Oui, mais j’aimerais beaucoup mieux ensavoir moins, lui disais-je ; j’aimerais mieux vivre pour monpropre compte que pour le compte des autres, qui sonttranquillement chez eux, pendant que nous grimpons ici dans laneige.

– Toi, tu ne regardes pas la gloire,faisait-il ; c’est pourtant quelque chose, lagloire. »

Et je lui répondais :

« La gloire est pour d’autres que pournous, Zébédé ; ceux-là vivent bien, mangent bien et dormentbien. Ils ont des danses et des réjouissances, comme on le voitdans les gazettes, et, par-dessus le marché, la gloire, quand nousl’avons gagnée à force de suer, de jeûner et de nous faire casserles os. Les pauvres diables comme nous, qu’on force de partir,lorsqu’ils rentrent à la fin, après avoir perdu l’habitude dutravail et quelquefois un membre, n’ont pas beaucoup de gloire. Bonnombre de leurs anciens camarades qui ne valaient pas mieux qu’eux,et qui travaillaient même moins bien, ont gagné de l’argent pendantles sept ans, ils ont ouvert une boutique, ils ont épousé lesamoureuses des autres, ils ont eu de beaux enfants, ils sont deshommes posés, des conseillers municipaux, des notables. Et, quandceux qui reviennent de chercher de la gloire en tuant des hommes,passent avec leurs chevrons sur le bras, ils les regardentpar-dessus l’épaule, et, si par malheur ils ont le nez rouge àforce d’avoir bu de l’eau-de-vie pour se remonter le cœur dans lapluie, dans la neige, dans les marches forcées, tandis que lesautres buvaient du bon vin, ils disent : Ce sont desivrognes ! Et ces conscrits qui ne demandaient pas mieux quede rester chez eux, de travailler, deviennent des espèces demendiants. Voilà ce que je pense, Zébédé ; je ne trouve pascela tout à fait juste, et j’aimerais mieux voir les amis de lagloire aller se battre eux-mêmes et nous laissertranquilles. »

Alors il me disait :

« Je pense la même chose que toi ;mais, puisque nous sommes pincés, il vaut mieux dire quenous combattons pour la gloire. Il faut toujours soutenir son étatet tâcher de faire croire aux gens qu’on est bien ; sans cela,Joseph, on serait encore capable de se moquer de nous. »

En raisonnant de ces choses et de beaucoupd’autres, nous finîmes par découvrir une grande rivière, que lesergent nous dit être le Mein, et, près de cette rivière, unvillage sur la route. Nous ne savions pas le nom de ce village,mais c’est là que nous fîmes halte.

On entra dans les maisons, et chacun puts’acheter de l’eau-de-vie, du vin et de la viande.

Ceux qui n’avaient pas d’argent cassèrent leurcroûte de pain bis en regardant les autres.

Le soir, vers cinq heures, nous arrivâmes àFrancfort. C’est une ville encore plus vieille que Mayence etpleine de juifs. On nous conduisit dans un endroit appeléSaxenhausen, où se trouvait caserné le 10e hussards et deschasseurs badois. Je me suis laissé dire que cette vieille bâtisseavait été dans le temps un hôpital, et je le crois volontiers, carà l’intérieur se trouvait une grande cour avec des arcadesmurées ; sous les arcades, on avait logé les chevaux, etau-dessus les hommes.

Nous arrivâmes donc en cet endroit à traversdes ruelles innombrables et tellement étroites qu’on voyait à peineles étoiles entre les cheminées. Le capitaine Florentin et les deuxlieutenants Clavel et Bretonville nous attendaient. Après l’appel,nos sergents nous conduisirent par détachements dans les chambrées,au-dessus des Badois. C’étaient de grandes salles avec de petitesfenêtres ; entre les fenêtres se trouvaient les lits.

Le sergent Pinto suspendit sa lanterne aupilier du milieu ; chacun mit ses armes au râtelier, puis sedébarrassa de son sac, de sa blouse et de ses souliers sans dire unmot. Zébédé se trouvait être mon camarade de lit. Dieu sait si nousavions sommeil. Vingt minutes après, nous dormions tous comme dessourds.

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