Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 20

 

Ce qui se passa jusqu’au petit jour, jen’en sais rien, – les bagages, les blessés et les prisonnierscontinuèrent sans doute de défiler sur le pont ; mais alorsune détonation épouvantable nous éveilla, pas un homme ne restacouché, car on prenait cela pour une attaque, lorsque deuxofficiers de hussards arrivèrent en criant qu’un fourgon de poudrevenait de sauter par hasard dans la grande avenue de Ranstadt, aubord de l’eau. La fumée, d’un rouge sombre, tourbillonnait encoredans le ciel en se dissipant ; la terre et les vieillesmaisons frémissaient.

Le calme se rétablit. Quelques-uns serecouchèrent pour tâcher de se rendormir ; mais le jourvenait ; en jetant les yeux sur la rivière grisâtre, on voyaitdéjà nos troupes s’étendre à perte de vue sur les cinq ponts del’Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n’en fontpour ainsi dire qu’un. Ce pont, sur lequel tant de milliersd’hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Celadevait prendre beaucoup de temps, et l’idée venait à tout le mondequ’il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deuxrivières, puisque d’un instant à l’autre l’ennemi pouvait nousattaquer, et qu’alors la retraite deviendrait bien difficile. Maisl’Empereur avait oublié de donner des ordres, et l’on n’osait rienfaire sans ordre ; pas un maréchal de France n’aurait oséprendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu’unseul ! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible deNapoléon avait réduit tous ces vieux capitaines : ilsobéissaient comme des machines et ne s’inquiétaient de rien autre,dans la crainte de déplaire au maître !…

Moi, tout de suite, en voyant ce pontqui n’en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu’on nouslaisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez debatailles et de carnage ! Une fois de l’autre côté, nousserons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-êtreencore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden ! »En songeant à cela, je m’attendrissais, je regardais d’un œild’envie ces milliers d’artilleurs à cheval et de soldats du trainqui s’éloignaient là-bas comme des fourmis, et les grands bonnets àpoil de la vieille garde, immobiles de l’autre côté de la rivièresur la colline de Lindenau, l’arme au bras. – Zébédé, qui pensaitla même chose, me dit :

« Hein ! Joseph, si nousétions à leur place ! »

Aussi, vers sept heures, lorsque nousvîmes s’approcher trois fourgons pour nous distribuer descartouches et du pain, cela me parut bien amer. Il était clairmaintenant que nous serions à l’arrière-garde, et, malgré la faim,j’aurais voulu jeter mon pain contre un mur. Quelques instantsaprès, passèrent deux escadrons de lanciers polonais quiremontaient la rivière ; puis derrière ces lanciers cinq ousix généraux, et dans le nombre Poniatowski. C’était un homme decinquante ans, assez grand, mince et l’air triste. Il passa sansnous regarder. Le général Fournier se détacha de son état-major ennous criant :

« Par file àgauche ! »

Je n’ai jamais eu de crève-cœur pareil,j’aurais donné ma vie pour deux liards ; mais il fallait bienemboîter le pas et tourner le dos au pont.

Au bout des promenades, nous arrivâmes àun endroit appelé Hinterthôr, c’est une vieille porte sur la routede Caunewitz ; à droite et à gauche s’étendent les anciensremparts, et derrière s’élèvent les maisons. On nous posta dans leschemins couverts, près de cette porte que des sapeurs avaientsolidement barricadée. Le capitaine Vidal commandait alors lebataillon, réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quelques vieillespalissades vermoulues nous servaient de retranchements, et surtoutes les routes en face s’avançait l’ennemi. Cette fois,c’étaient des vestes blanches et des shakos plats sur la nuque,avec une espèce de haute plaque devant, où se voyait l’aigle à deuxtêtes des kreutzers. – Le vieux Pinto, qui les reconnuttout de suite, nous dit :

« Ceux-là sont desKaiserlicks ! nous les avons battus plus de cinquantefois depuis 1793 ; mais c’est égal, si le père de Marie-Louiseavait un peu de cœur, ils seraient avec nous tout demême. »

Depuis quelques instants on entendait lacanonnade ; de l’autre côté de la ville, Blücher attaquait lefaubourg de Hall. Bientôt après, le feu s’étendit à droite.Bernadotte attaquait le faubourg de Kohlgartenthôr, et presque enmême temps les premiers obus des Autrichiens tombèrent dans noschemins couverts ; ils se suivaient à la file ; plusieurspassant au-dessus du Hinterthôr éclataient dans les maisons et dansles rues du faubourg.

À neuf heures, les Autrichiens seformèrent en colonnes d’attaque sur la route de Caunewitz. De tousles côtés ils nous débordaient ; malgré cela, le bataillontint jusque vers dix heures. Alors il fallut nous replier derrièreles vieux remparts, où les Kaiserlicks nous poursuivirentpar les brèches, sous le feu croisé du 29e et du 14e de ligne. Cespauvres diables n’avaient pas la fureur des Prussiens ; ilsmontrèrent pourtant un vrai courage, car à dix heures et demie ilscouronnaient les remparts, et nous, de toutes les fenêtresenvironnantes, nous les fusillions sans pouvoir les forcer àredescendre. Six mois avant, ces choses m’auraient fait horreur,mais j’en avais vu tant d’autres ! J’étais alors insensiblecomme un vieux soldat, et la mort d’un homme ou de cent ne meparaissait plus rien.

Jusqu’à ce moment tout avait bienmarché ; mais comment sortir des maisons ? L’ennemicouvrait toutes les avenues, et à moins de grimper sur les toits,il n’y avait plus de retraite possible. C’est encore un des mauvaismoments dont j’ai gardé le souvenir. Tout à coup l’idée me vint quenous serions pris là comme des renards qu’on enfume dans leurtrou ; je m’approchai d’une fenêtre de derrière, et je visqu’elle donnait dans une cour, et que cette cour n’avait de porteque sur le devant. Je me figurais que les Autrichiens, après toutle mal que nous venions de leur faire, nous passeraient au fil dela baïonnette ; c’était assez naturel. En songeant à cela, jerentrai dans la chambre où nous étions une dizaine, et j’aperçus lesergent Pinto assis tout pâle contre le mur, les bras pendants. Ilvenait de recevoir une balle dans le ventre, et disait au milieu dela fusillade :

« Défendez-vous, conscrits,défendez-vous !… Montrez à ces Kaiserlicks que nousvalons encore mieux qu’eux !… Ah ! lesbrigands ! »

En bas, contre la porte, retentissaient commedes coups de canon. Nous tirions toujours, mais sans espoir,lorsqu’il se fit dehors un grand bruit de piétinement de chevaux.Le feu cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre escadronsde lanciers passer comme une bande de lions au milieu desAutrichiens. Tout cédait. Les Kaiserlicks allongeaient lesjambes mais les grandes lances bleuâtres, avec leurs flammesrouges, filaient plus vite qu’eux et leur entraient dans le doscomme des flèches. Ces lanciers étaient des Polonais, les plusterribles soldats que j’aie vus de ma vie, et pour dire les chosescomme elles sont, nos amis et nos frères. Ceux-là n’ont pas tournécasaque au moment du danger, ils nous ont donné jusqu’à la dernièregoutte de leur sang… Et nous, qu’est-ce que nous avons fait pourleur malheureux pays ?… Quand je pense à notre ingratitude,cela me crève le cœur !

Enfin cette fois encore les Polonais nousdégageaient. En les voyant si fiers et si braves, nous sortîmes departout, courant sur les Autrichiens à la baïonnette, et nous lesrejetâmes dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais il étaittemps de battre en retraite, car l’ennemi remplissait déjàLeipzig : les portes de Hall et de Grimma étaient forcées, etcelle de Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et nos autresamis les Saxons. Soldats, étudiants et bourgeois tiraient sur nousdes fenêtres !

Nous n’eûmes que le temps de nous reformer etde reprendre le chemin de la grande avenue qui longe la Pleisse.Les lanciers nous attendaient là, nous défilâmes derrière eux, etcomme les Autrichiens nous serraient de près, ils firent encore unecharge pour les refouler. Quels braves gens et quels magnifiquescavaliers que ces Polonais ! Ah ! tous ceux qui les ontvus pousser une charge sont dans l’admiration, surtout dans unmoment pareil.

La division, réduite de huit mille hommes àquinze cents, se retirait donc devant plus de cinquante milleennemis, non sans se retourner et répondre encore au feu desKaiserlicks.

Nous nous rapprochions du pont, avec quellejoie ! je n’ai pas besoin de le dire. Mais il n’était pasfacile d’y arriver, car sur toute la longueur de l’avenue, tantd’hommes à pied et à cheval se précipitaient pour passer, arrivantde toutes les rues environnantes, que cette foule ne formait enquelque sorte qu’un seul bloc, où toutes les têtes se touchaient ets’avançaient lentement, avec des soupirs et des espèces de crissourds qu’on entendait d’un quart de lieue malgré la fusillade.Malheur à ceux qui se trouvaient sur le bord du pont ; ilstombaient, et personne n’y faisait attention ! Au milieu, leshommes et même les chevaux étaient portés ; ils n’avaient pasbesoin de bouger, ils avançaient tout seuls… – Mais comment arriverlà ? L’ennemi faisait des progrès à chaque seconde. On avaitbien placé quelques canons sur les deux côtés pour balayer lespromenades et en face la rue principale. Il y avait bien encore destroupes en ligne pour repousser les premières attaques ; maisles Prussiens, les Autrichiens et les Russes avaient aussi descanons pour balayer le pont, et ceux qui resteraient les derniers,après avoir protégé la retraite des autres, devaient recevoir tousles obus, tous les boulets et la mitraille ; il ne fallait pasbeaucoup de bon sens pour comprendre cela, c’était assezclair : voilà pourquoi tout le monde voulait passer à lafois.

À deux ou trois cents pas de ce pont,l’idée me vint de courir me perdre dans la foule, et de me faireporter de l’autre côté ; mais le capitaine Vidal, lelieutenant Bretonville et d’autres vieux disaient :

« Le premier qui s’écarte desrangs, qu’on tire dessus ! »

Quelle terrible malédiction d’être siprès, et de penser :

« Il faut que jereste ! »

Cela se passait entre onze heures etmidi. Je vivrais cent ans, qu’il me serait impossible de rienoublier de ce moment ; la fusillade se rapprochait à droite età gauche, quelques boulets commençaient à ronfler dans l’air, et ducôté du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens déboucherpêle-mêle avec nos soldats. – Aux environs du pont, des crisépouvantables s’élevaient ; les cavaliers, pour se faireplace, sabraient les fantassins, qui leur répondaient à coups debaïonnette : c’était un sauve-qui-peut général ! – Àchaque pas de la foule, quelqu’un tombait du pont, et, cherchant àse retenir, en entraînait cinq ou six par grappes !

Et comme la confusion, les hurlements,la fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient augmentaient deseconde en seconde, comme ce spectacle devenait tellementabominable, qu’on aurait cru qu’il ne pouvait rien arriver de pire…voilà qu’une espèce de coup de tonnerre part, et que la premièrearche du pont s’écroule avec tous ceux qui se trouvaientdessus : des centaines de malheureux disparaissent, des massesd’autres sont estropiés, écrasés, mis en lambeaux par les pierresqui retombent.

Un sapeur du génie venait de fairesauter le pont !

À cette vue, le cri de trahison retentitjusqu’au bout des promenades : « Nous sommesperdus !… trahis !… » On n’entendait que cela…c’était une clameur immense, épouvantable. Les uns, saisis de larage du désespoir, retournent à l’ennemi comme des bêtes fauvesacculées, qui ne voient plus rien et qui n’ont plus que l’idée dela vengeance ; d’autres brisent leurs armes, en accusant leciel et la terre de leur malheur. Les officiers à cheval, lesgénéraux sautent dans la rivière pour traverser à la nage ;bien des soldats font comme eux, ils se précipitent sans prendre letemps d’ôter leurs sacs. L’idée qu’on avait pu s’en aller, et quemaintenant, à la dernière minute, il fallait se faire massacrer,vous rendait fous… J’avais vu bien des cadavres la veille,entraînés par la Partha ; mais alors c’était encore plusterrible ; tous ces malheureux se débattaient avec des crisdéchirants, ils s’accrochaient les uns aux autres ; la rivièreen était pleine : – on ne voyait que des bras et des têtesgrouiller à sa surface.

En ce moment, le capitaine Vidal, unhomme calme et qui par sa figure et son coup d’œil nous avaitretenus dans le devoir, – en ce moment, le capitaine lui-même parutdécouragé ; il remit son sabre dans le fourreau en riant d’unair étrange, et dit :

« Allons… c’estfini !… »

Et comme je lui posais la main sur lebras, il me regarda avec une grande douceur :

« Que veux-tu, mon enfant ? medemanda-t-il.

– Capitaine, lui répondis-je – car cettepensée me revenait alors –, j’ai passé quatre mois à l’hôpital deLeipzig, je me suis baigné dans l’Elster, et je connais un endroitoù l’on a pied.

– Où cela ?

– À dix minutes au-dessus dupont. »

Aussitôt il tira son sabre en criantd’une voix de tonnerre :

« Enfants, suivez-moi, et toi,marche devant. »

Tout le bataillon, qui ne comptait plusque deux cents hommes, se mit en marche ; une centained’autres, qui nous voyaient partir d’un pas ferme, se mirent avecnous sans savoir où nous allions. Les Autrichiens étaient déjà surla terrasse de l’avenue ; plus bas s’étendaient les jardinsséparés par des haies jusqu’à l’Elster. Je reconnus ce chemin, queZimmer et moi nous avions parcouru en juillet, quand tout celan’était qu’un bouquet de fleurs. Des coups de fusil partaient surnous, mais nous n’y répondions plus. J’entrai le premier dans larivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les autres deux à deux.L’eau nous arrivait jusqu’aux épaules, parce qu’elle était grossiepar les pluies d’automne ; malgré cela, nous passâmesheureusement, il n’y eut personne de noyé. Nous avions encorepresque tous nos fusils en arrivant sur l’autre rive, et nousprîmes tout droit à travers champs. Plus loin nous trouvâmes lepetit pont de bois qui mène à Schleissig, et de là nous tournâmesvers Lindenau.

Nous étions tous silencieux, de temps entemps nous regardions au loin, de l’autre côté de l’Elster, labataille qui continuait dans les rues de Leipzig. Longtemps lesclameurs furieuses et le rebondissement sourd de la canonnade nousarrivèrent ; ce n’est que vers deux heures, lorsque nousdécouvrîmes l’immense file de troupes, de canons et de bagages quis’étendait à perte de vue sur la route d’Erfurt, que ces bruits seconfondirent pour nous avec le roulement des voitures.

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