Chapitre 4Une apparition de Harry Madge
Pendantles trois premiers jours qui suivirent le départ de Léon, OlivierCoronal n’eut pas trop d’inquiétude.
Du matin au soir il s’absorbait dans sesrecherches, ne sortant que rarement pour faire une courte promenadedans les bois.
« Puisque Léon ne revient pas, sedisait-il, c’est qu’il a trouvé une bonne piste et qu’il ne veutpas la perdre. Demain, ou après demain, je vais le voir arriveravec d’utiles renseignements. »
En lui-même, il adressait ses remerciements aubrave garçon, qui montrait tant de dévouement pour lui.
Il avait aussi à tranquilliser la douceBetty.
La jeune femme craignait pour son mari toutessortes de dangers ; ses grands yeux bleus interrogeaientl’ingénieur avec une expression d’angoisse.
Quatre jours, cinq jours, une semaine, sepassèrent. Léon ne revenait pas, ne donnait pas signe de vie.
Olivier Coronal était maintenant dans destranses mortelles ; et, de son côté, Betty les yeux rougis parles larmes, vivait dans un état de surexcitation nerveuseindescriptible.
– Que peut-il lui être arrivé ? sedemandait l’inventeur. Pourquoi ne me télégraphie-t-il pas, s’il nepeut revenir ?
Les jours passèrent, sans apporter aucunesnouvelles du jeune homme.
Olivier ne savait quel parti prendre. Ses deuxamis, M. Golbert et Ned Hattison, n’étaient pas moinsperplexes que lui.
Ils avaient, un moment, eu l’idée d’informerla police de la disparition de Léon ; mais après y avoirréfléchi, ils avaient reconnu que c’eût été inutile et dangereux.On risquait, en agissant ainsi, de donner l’éveil aux hypnotiseurs,qui se tiendraient sur leurs gardes ; et l’on perdrait toutechance de surprendre leurs projets d’espionnage.
Que faisait donc Léon pendant cetemps ?
Lorsque, en compagnie des deux frères Altidor,il franchit la porte de la maison qui servait de lieu de réunionsaux hypnotiseurs, le jeune homme se trouva dans une vaste courplantée d’arbres, où des touffes d’herbe, des arbustes même avaientpoussé entre les pavés à demi arrachés.
Un chemin, un sentier plutôt, conduisait à lamaison dont Léon avait aperçu le toit par-dessus le mur.
Sans dire une parole, les deux hommes firentsigne à Léon de les suivre, et ouvrirent une porte vermoulue quigrinça lugubrement sur ses gonds.
Un long corridor, où de vieux tableaux,recouverts de poussière et de toiles d’araignée, se faisaientvis-à-vis, conduisait à un escalier qu’on distinguait, faiblementéclairé par un lumignon fumeux.
À droite et à gauche du corridor, des salless’ouvraient. L’on y apercevait dans l’ombre de vieux meubles,d’anciennes tapisseries, des sièges en désordre.
L’atmosphère était glaciale. Un silenceprofond régnait.
Léon éprouvait une sensation de frayeur qu’ilne parvenait pas à vaincre.
– Suivez-nous, ordonna l’un deshypnotiseurs, en prenant à la main la lanterne de l’escalier, et engravissant les degrés. Nous allons vous montrer votre logement. Aupremier étage, la disposition et l’aspect étaient les mêmes qu’aurez-de-chaussée.
Les murs suintaient d’humidité. L’ameublementdes salles était luxueux, mais délabré.
Une couche épaisse de poussière s’étendait surtous les objets ; et dans les angles des plafonds, lesaraignées avaient tissé paisiblement leurs toiles.
À ce spectacle on devinait l’abandon danslequel avait été laissé, depuis longtemps, cette demeure,probablement celle d’un magistrat, à en juger par le style sévère,par le goût archaïque et froid qui avait présidé à la décorationdes chambres.
– Vous demeurerez ici, fit l’un deshommes en ouvrant la porte d’une sorte de réduit, à peine long dedeux mètres et large d’autant… Voici un lit, une cruche d’eau. Sivous avez faim, vous trouverez deux œufs sur cette table.Bonsoir.
Avant que, saisi d’étonnement et presque deterreur, Léon eût le temps de proférer une parole, la porte s’étaitrefermée.
Il était seul, dans l’obscurité, assis sur ungrabat.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? sedemanda-t-il avec angoisse. Me voilà prisonnier pour longtemps,selon toute apparence. Je crois que décidément, j’ai fait unesottise. »
Dans son affolement, il redoutait que leshypnotiseurs n’eussent lu sa pensée, qu’ils ne l’eussent reconnu.Ils allaient, sans doute, lui faire expier chèrement l’assassinatd’Hattison – vengeant ainsi les milliardaires de la destruction deSkytown.
Pendant plus d’une heure, Léon s’absorba dansces tristes pensées. La rage s’emparait de lui.
C’est bien la peine d’avoir affronté vingtfois la mort dans l’immense caverne antédiluvienne, se disait-ilpour venir ainsi me faire prendre moi-même au piège. Faut-il que jesois étourdi, pour n’avoir pas songé à cela ! Il se sentaitencore sous l’impression des regards étranges et inquisiteursqu’avaient fixés sur lui les deux hypnotiseurs.
– Parbleu ! Je comprends qu’ilsn’aient pas fait de difficultés pour m’accepter comme domestique.Il y a toujours, à Chicago, une prime de dix mille dollars pourcelui qui me livrera à William Boltyn.
Dans un accès de fureur, Léon se rua sur laporte, essayant de l’enfoncer et de recouvrer sa liberté.
Tous ses efforts furent vains.
Ses coups de pied et ses coups de poingrésonnaient dans la maison et l’emplissaient d’un vacarmeétourdissant.
À la fin, brisé de fatigue, il dut se résignerà attendre les événements ; et s’étendant sur le lit uniquemeuble de l’étroit réduit, il s’endormit bientôt d’un profondsommeil.
Des bruits de voix qui partaient durez-de-chaussée de la maison le réveillèrent.
Il ouvrit les yeux… Il faisait grand jour.
Léon entendit des pas dans l’escalier. Bientôtaprès la porte de sa chambre s’ouvrit : les deux frèresAltidor étaient sur le seuil.
Léon Goupit, qui s’était couché tout habillé,sauta à bas de son lit.
Son visage exprimait un tel effarement, unetelle inquiétude, que l’un des hommes s’écria :
– Mais qu’avez-vous donc ? Voussemblez tout effrayé ?
Plutôt surpris par l’accent paisible etpresque amical de cette voix, Léon ne sut que répondre. Sonembarras était visible.
– Venez avec nous, reprit Jonas Altidor.Nous avons à vous parler sérieusement.
À la suite des deux hommes, Léon descenditdocilement l’escalier et, dans une des pièces du rez-de-chaussée,s’assit sur le siège qu’on lui indiqua.
Les frères revinrent vers le jeune homme,riant aux éclats et visiblement satisfaits.
– Écoutez-nous, dit le même qui l’avaitinvité à les accompagner. Puisque vous entrez à notre service, ilest nécessaire que nous vous expliquions ce que nous attendons devous. La manière dont nous vous avons traité cette nuit vous a sansdoute paru bizarre. Il faudra vous y accoutumer ; nous nepouvons agir autrement.
« Quant à vos fonctions de domestique,elles n’auront rien d’humiliant ni de pénible. Elles consisteront ànous servir, nous et nos collègues, lorsque nous viendrons ici,c’est-à-dire, tout au plus, deux ou trois fois par semaine. Lereste du temps vous serez libre dans l’intérieur de cette maison,avec défense toutefois de pénétrer dans certaines pièces etd’essayer de sortir. Il y va non seulement de votre place, mais devotre vie, si vous tentez d’enfreindre nos ordres…
De plus en plus surpris, Léon trouva cependantla force de balbutier un assentiment.
– En revanche, poursuivit le Yankee, nousvous promettons formellement de vous procurer par la suite unebrillante situation, et de vous mettre à la tête d’une fortune.Obéissez-nous aveuglément, et surtout – c’est là le point le plusimportant – ne tentez jamais de surprendre nos secrets, ni defranchir la porte de cette maison sans notre autorisation. Nousvous récompenserons royalement si vous savez vous rendre digne denotre confiance. Votre avenir est assuré, mais pour cela il ne fautpas nous poser de questions. Il faut tout accepter, même ce quevous ne comprendrez pas. Dans quelques mois, nous vous rendronsvotre liberté, et vous posséderez alors une belle provision dedollars. N’avez-vous aucune objection à nous faire ? Profitezde ce moment. Demain il sera trop tard.
Le regard aigu des deux hypnotiseurs se fixaitsur Léon qui, de plus en plus stupéfait, se demandait s’il rêvait,tellement ces paroles étaient différentes de celles qu’ilattendait.
– Je n’ai aucune objection à faire,dit-il en s’efforçant de paraître décidé.
– Cela prouve que vous êtes un garçonintelligent et un bon Yankee, dit Jonas. Nous allons donc vouslaisser seul. Demain, nos collègues viendront ici. Vous commencerezvotre service… Voici, en attendant, deux œufs pour votre déjeuneret deux œufs pour votre dîner.
– Pas de pain ? s’étonna leBellevillois.
– Je croyais vous avoir défendu de nousquestionner, répliqua sévèrement l’hypnotiseur. Nous-mêmes nemangeons pas davantage. C’est absolument nécessaire. Vous saurezplus tard pourquoi.
« Voyons, serez-vous sage, reprit-il.Est-il besoin de vous enfermer de nouveau dans votrechambre ?… Vous auriez tort de chercher à pénétrer dans cettepièce, fit-il en désignant une porte soigneusement verrouillée. Dureste, je vous préviens que nous en serions avertis de suite. Nousdétenons une puissance que vous ne soupçonnez pas. Rien que par laforce de notre volonté, nous vous clouerions sur place, et nousvous rendrions incapable de faire un mouvement.
Les deux frères sortirent de la maison sansajouter une parole. Le jeune homme les entendit refermer sur eux laporte massive : il vit leurs ombres disparaître dans la vastecour. De nouveau, il était seul.
Malgré tout, il se félicita de s’être trompédans ses prévisions.
Les hypnotiseurs ne l’avaient pas reconnu,c’était évident. Les discours qu’ils lui avaient tenus, lespromesses qu’ils lui avaient faites le lui prouvaient.
– Je peux dire qu’en tout cas j’ai eupeur, fit-il. Ils m’ont pris pour un vrai Yankee. Mais quepourront-ils bien faire de moi ? Quelles sont leursintentions, et pourquoi ces promesses et ces menaces ?
Il ne trouvait aucune explicationsatisfaisante.
« Baste ! finit-il par se dire, jedécouvrirai bien, un jour ou l’autre, le moyen de m’échapper d’icien emportant leurs papiers. Pour le moment ce que j’ai de mieux àfaire, c’est de paraître soumis, de me plier à toutes leursexigences, et comme ils me l’ont dit, de gagner leur confiance.Puisque je ne suis pas le plus fort, je serai le plusmalin. »
Ce qui, par exemple, l’ennuyait surtout,c’était la perspective de déjeuner avec deux œufs, sans pain, et dedîner de la même façon sommaire.
Il faisait une piteuse mine.
– Mais c’est tout juste de quoi ne pasmourir de faim, grogna-t-il. Sapristi, sans pourtant avoirl’appétit de mon ancien ami Tom Punch, il me faudrait bien cinq ousix douzaines d’œufs pour me rassasier… Et m’sieur Olivier. EtBetty ? Que vont-ils penser en ne me voyant pas revenir !Ils vont me croire assassiné, pour sûr.
Alors commença pour Léon une vie étrange.Presque toujours seul dans la grande maison où les volets,solidement attachés aux fenêtres, ne laissaient passer qu’un jourblafard à peine suffisant pour permettre de distinguer les objets,n’entendant aucun bruit au-dehors pendant des journées entières, ilse promenait de chambre en chambre, en proie à un inexplicablesentiment de terreur et d’ennui.
Les premiers jours, il avait horriblementsouffert de la faim.
Habitué à manger solidement, les quatre œufsquotidiens, qui composaient toute sa nourriture, n’arrivaient qu’àsurexciter son appétit.
Puis, au bout d’une semaine, il n’avait plussenti aucune douleur. Son estomac s’était comme engourdi. Unefièvre s’était emparée de lui : il avait eu de longuesinsomnies pendant lesquelles, les yeux grands ouverts dansl’obscurité et les membres agités de frissons, il restait desheures entières immobile, le cerveau hanté d’imagesfantastiques.
Un jour sur deux environ, les hypnotiseursarrivaient, le matin, les uns après les autres, mais toujoursprécédés par les deux frères Altidor.
Parfois il n’en venait qu’une douzaine :d’autres fois ils étaient davantage. Léon en compta même, un jour,jusqu’à cinquante, tous réunis dans une grande salle durez-de-chaussée.
Jamais on n’allumait de lumière dans lamaison. On y observait un profond silence.
Groupés dans la pénombre, les hypnotiseurs,assis autour d’une vaste table, restaient des heures entièresimmobiles, leurs regards fixés sur une sorte d’écran de cristalplacé au milieu de la table.
Parfois seulement, la voix d’un des deuxfrères s’élevait, brève, cassante, en même temps qu’assourdie, pourprononcer une phrase que Léon ne comprenait pas, et qui semblaitêtre un ordre pour les assistants.
De Léon, personne ne semblait plus se soucier.On lui avait indiqué sa besogne, qui consistait seulement à mettrede l’ordre dans les chambres, et à se tenir à la disposition desYankees lorsqu’ils étaient là.
L’étrangeté des spectacles que le jeune hommeavait sous les yeux, son isolement, son manque de nourriture, toutcela, joint à ses préoccupations, à sa constante terreur d’êtredeviné, reconnu, et livré aux milliardaires américains, avait créé,chez lui, une surexcitation cérébrale, un affaiblissement physique,dont les frères Altidor semblaient suivre les progrès avec unintérêt non dissimulé.
Sans jamais lui adresser la parole, usant designes pour lui donner leurs ordres, ils le regardaient parfoisbrusquement, en face, comme avec l’intention de l’intimider ou del’endormir.
Ces regards durs et fixes, Léon les redoutaitplus que tout le reste.
Ils produisaient sur lui un effetdouloureux ; et bien qu’il se connût d’un tempéramentlymphatique et rebelle à la suggestion, il craignait de céder unjour à la puissance invisible qu’il sentait arrêtée sur lui.
Il ne s’expliquait rien de ce qu’il voyait. Ilcroyait vivre par moments dans une sorte de cauchemar quetraversait tous les deux jours la silhouette impassible deshypnotiseurs.
L’état d’âme de Léon était lamentable.
Son inquiétude au sujet d’Olivier Coronal etde Betty allait croissant, à mesure qu’il voyait s’écouler lesjours, sans que rien changeât dans sa situation.
Ne sachant même pas dans quel but on leséquestrait ainsi, ni ce que comptaient faire de lui les deuxfrères Altidor, il redoutait les pires catastrophes.
Un jour, il se décida à interroger l’un desYankees.
Celui-ci ne lui laissa pas même finir saphrase.
– Silence, dit-il rudement. Vous n’avezaucune question à me faire.
Le regard qui appuyait ces paroles était siterrible que Léon se le tint pour dit.
Smith et Jonas, les deux hommes de confiancede Harry Madge, ceux-là mêmes qui avaient pris la direction ducollège des sciences physiques fondé par la société desmilliardaires, étaient deux Yankees, très pratiques avant tout.
Leur ressemblance physique, si grande qu’on nepouvait les distinguer l’un de l’autre à première vue, secomplétait par une parfaite similitude de pensées.
Ce que voulait l’un, l’autre le voulaitaussi.
Ils avaient tous deux la même haine desEuropéens, le même dédain des sentiments et des idées, la même hâtede s’enrichir.
– Nous avons là un moyen merveilleux pournous rendre maîtres d’une colossale fortune, avait dit Jonas à sonfrère, en débarquant au Havre avec la petite troupe deshypnotiseurs. Rien ne nous empêche de cumuler. Les dollars que lasociété des milliardaires met à notre disposition pourront sedoubler du prix des inventions dont nous surprendrons le secret, etque nous revendrons très cher à des industriels de l’Union.
– Tu parles d’or, avait répliqué Smith.C’est en effet ainsi qu’il faudra agir.
Car ce n’était pas sans arrière-pensée que lesdeux frères avaient accepté la mission dont les avait chargés HarryMadge.
Soucieux avant tout de ne pas se compromettre,ils s’étaient bien vite dit, qu’une fois en France, rien ne lesempêcherait de délaisser leur rôle d’espions politiques et detravailler pour leur propre compte.
– Tu penses bien, Jonas, disait Smith,qu’en nous attaquant aux ministères, aux forteresses, ainsi quenous l’a recommandé Harry Madge, nous courrons le danger d’êtretout au moins emprisonnés. Nous avons mieux à faire que cela. Jesais fort bien qu’il existe en France une quantité de savants, defous devrais-je dire, qui passent leur temps à faire desdécouvertes dont ils ne songent même pas à tirer profit. Si tu veuxm’en croire, c’est de ce côté que nous porterons nos efforts. Lescinquante hommes qui sont avec nous feront tout ce que nousvoudrons. Nous les emploierons à projeter leur volonté sur lademeure des savants que nous aurons choisis. Une fois en possessiondes secrets industriels, nous en retirerons autant debank-notes que nous voudrons.
C’est dans cet état d’esprit que les deuxfrères s’étaient installés à Paris.
Tout d’abord, ils avaient pris leursrenseignements. S’ils avaient choisi, pour y tenir leurs séances,la maison des Invalides, c’est que, dans l’impasse, habitait levieux savant, membre de l’Académie des sciences, et connu pour denombreuses découvertes.
De mœurs austères, mais original, maniaque,vivant seul en compagnie d’une gouvernante, dans une maison quiavait plutôt l’air d’un cloître, Isidore Lachaume – c’était son nom– était certainement une des plus bizarres figures de ce Paris, quicompte tant d’excentriques.
Grand, maigre, voûté, toujours vêtu de grosdrap, quelle que fût la saison, et coiffé d’un haut-de-forme quiavait dû être à la mode cinquante ans auparavant, le visageentièrement rasé, l’allure bourrue, les yeux pétillants de maliceet de bonté, le vieux savant, qui était doué d’une imaginationpuissante, entassait découvertes sur découvertes.
Il était l’auteur de plusieurs centaines decommunications à l’Académie des sciences dont plus de la moitiéavaient trait à des inventions chimériques, ou tout au moins peupratiques en apparence.
Ses amis disaient que, seulement à sa mort, onpourrait connaître l’importance de celles qu’il gardait,jalousement cachées, sans vouloir s’en dessaisir.
Ces bruits étaient parvenus à l’oreille desdeux frères Altidor.
Ils avaient donc choisi Isidore Lachaume commepremière victime.
L’entente n’avait pas été longue à se conclureentre les cinquante hypnotiseurs et leurs deux chefs.
Jonas et Smith, sans rien expliquer de leursprojets, avait promis une large rémunération. Tous avaient acceptéla proposition avec joie.
Au fond, aucun ne se souciait de courir lesdangers inhérents au rôle d’espion politique.
Ils louèrent grandement le génie pratique desdeux frères, et se déclarèrent prêts à les aider.
Les séances de la grande salle durez-de-chaussée avaient donc pour but de lire à distance les planssecrets, les documents et les notes du savant Isidore Lachaume,dont la maison était à peine distante d’une trentaine demètres.
En peu de temps, les résultats obtenus furentconcluants.
Sous l’influence de la volonté deshypnotiseurs, les devis des inventions, les notices explicativesvenaient s’inscrire sur l’écran de cristal, en caractères lumineux,qui s’effaçaient lentement ensuite, lorsque les espions les avaientphotographiés.
Une machine pour utiliser la force des maréescomme puissance motrice fut la première découverte qu’ilss’approprièrent.
Un nouveau procédé pour rendre indélébiles lescouleurs de l’aniline leur fut ensuite dévoilé.
Sans aucun scrupule, les frères Altidoravaient immédiatement vendu ces deux découvertes à une sociétéindustrielle des États-Unis.
Ils avaient partagé les dollars entre leurshommes, en ayant soin, toutefois, de garder pour eux la part dulion.
Mais les séances de lecture à distance étaientlongues et pénibles.
Jonas et Smith n’eussent pas été fâchés de seles épargner.
Le régime sévère qu’ils imposaient à Léonn’avait pas d’autre but que de l’affaiblir graduellement, et deproduire, chez lui, un état nerveux dont ils avaient l’intention deprofiter pour faire du jeune homme un sujet docile qui lesaiderait, qu’ils pourraient employer à servir leurs projets, et quileur éviterait à eux-mêmes des fatigues personnelles.
Jusqu’alors, Léon avait ignoré tout cela.
Il assistait aux séances de lecture àdistance, terrifié lorsqu’il voyait surgir dans la pénombre descaractères phosphorescents, se détachant sur le cristal del’écran.
Il comprenait seulement que ses geôliersexerçaient là une faculté terrible, et que c’était au détriment del’Europe.
Léon était convaincu que les hypnotiseurs selivraient à la lecture de pièces et de plans secrets intéressantl’armée et la Défense nationale.
C’eût été vrai, si les envoyés desmilliardaires eussent suivi les instructions de Harry Madge, aulieu de travailler, pour leur propre compte, à se rendre maîtres dedécouvertes industrielles – ce qui était plus rémunérateur, etmoins dangereux.
Léon ignorait aussi que cette maison n’étaitpas l’unique lieu de réunion des Yankees.
Isidore Lachaume n’était pas, en effet, laseule victime de ces flibustiers de la science.
Dans plusieurs autres endroits, à proximité dela demeure de savants ou d’inventeurs, les hypnotiseurs s’étaientaménagé des pied-à-terre.
Ils glanaient, à droite et à gauche, tout cequi avait un caractère de nouveauté pratique.
Procédés, découvertes, ils cédaient tout à desindustriels américains.
Les dollars affluaient dans les poches desdeux frères.
Ils trompaient consciencieusement Harry Madge,en lui envoyant de faux rapports, en l’assurant que tout marchaitpour le mieux, qu’avant peu il serait en possession de tous lesdossiers, de tous les plans ayant rapport à l’organisationmilitaire et aux ressources du pays en cas de guerre.
Plus de trois semaines s’étaient écoulées,depuis que Léon avait franchi la porte de la maison des Invalideslorsque, secouant la torpeur qu’il sentait l’envahir, et faisantappel à toute son énergie, il songea sérieusement à fuir.
Les hypnotiseurs avaient été deux jours sansvenir.
Léon, du reste, savait d’avance combien detemps ils seraient absents, et cela par le nombre d’œufs qu’ils luilaissaient en partant.
Ces hommes étaient ponctuels comme deshorloges.
Raides, guindés, ne souriant jamais, leursgestes ressemblaient plutôt à des oscillations de pendule qu’à desmouvements humains, tellement l’âme en était absente.
« Ils vont venir demain, se dit Léon.Après-demain j’essaierai de m’évader. Je fracturerai avant de m’enaller la porte de cette pièce où pénètrent toujours seuls Jonas etSmith, et où doivent se trouver leurs papiers. Puis j’irai portertout cela à m’sieur Olivier. »
Une lueur d’espoir traversa son cerveauaffaibli par les privations.
Pendant la fin de cette journée, il s’ennuyamoins ; il trouva moins lugubres les chambres désertes etobscures à travers lesquelles il se promenait à pas lents.
Par extraordinaire – c’était la première foisque cela se produisait – Jonas adressa la parole à Léon, lelendemain, après avoir conversé quelques minutes avec sonfrère.
Une dizaine d’hypnotiseurs seulement étaientlà, réunis autour de la grande table.
– Asseyez-vous en face de moi, ditlentement le Yankee, et regardez-moi.
Léon obéit.
Il comprit, tout de suite, ce dont ils’agissait : on voulait l’hypnotiser.
Il ne se demanda même pas pourquoi les deuxfrères avaient pris cette décision.
Il ne vit qu’une chose, c’est qu’il courait leplus grand danger. S’il cédait au sommeil magnétique, il diraitinvolontairement son nom, s’exprimerait en français ; ilserait perdu à tout jamais, et n’échapperait pas, cette fois, à lavengeance des milliardaires.
L’idée de feindre le sommeil lui vintaussitôt, et lui apparut comme sa dernière chance de salut.
Léon n’était guère embarrassé sur la conduiteà tenir en cette circonstance.
N’avait-il pas, tout dernièrement, plus decent fois, assisté à ce genre d’expériences chez OlivierCoronal.
Il n’hésita pas un instant.
Au bout de quelques minutes après, il avaitpris un regard halluciné. Bientôt après, il avait fermé lesyeux.
Convaincu que son sujet dormait, Jonasl’interrogea.
– Pourquoi songez-vous à fuir ?demanda-t-il d’une voix sourde.
Léon sursauta et faillit se trahir.
Il était stupéfait d’avoir été deviné, ne serendant pas compte que les regards, qu’il avait jetés de tous côtésen présence des hypnotiseurs, avaient été, pour eux, un indicesuffisant.
– Répondez-moi, reprit Jonas. Je leveux.
– C’est parce que je souffre de la faim,dit-il. Autrement, je ne doute pas des promesses que vous m’avezfaites.
Sans doute satisfait de cette réponse, Jonasreprit son interrogatoire sur un ton menaçant.
Il demanda à Léon son nom, ce qu’il avait faiten Amérique.
Le Bellevillois ne manquait pas d’imagination.Il forgea de toutes pièces une histoire, expliqua qu’il était venuà Paris croyant y trouver la fortune ; en un mot il se montratrès Yankee en affichant des sentiments pratiques.
Néanmoins, craignant de se trahir sil’interrogatoire se poursuivait, il se plaignit tout à coup defatigue, de chaleurs à l’estomac, et s’y prit si habilement queJonas le réveilla, ou plutôt lui permit de sortir de son sommeilsimulé.
Léon eut, ce jour-là, deux surprises.
La première, ce fut de s’apercevoir qu’un deshypnotiseurs ne suivit pas, le soir, ses compagnons, et qu’il restaavec lui dans la maison.
La seconde, ce fut de voir les deux œufs, quidepuis trois semaines composaient à eux seuls son repas, remplacéspar un gros morceau de pain accompagné d’une tranche de jambon.
Sur le moment, il oublia tout pour s’adonner àla joie de manger autre chose que sa maigre pitance habituelle.
« Quelle heureuse inspiration j’ai eued’attribuer mon idée d’évasion à la faim, se disait-il en expédiantles bouchées. »
– Vous savez, dit le Yankee, qui étaitresté avec lui, on me laisse ici pour vous garder. J’espère quevous n’allez pas me donner trop de mal ; sinon je vousenferme, à double tour, dans une chambre.
Ces paroles dissipèrent bien vite la joie deLéon.
C’était vrai. Il avait un gardienmaintenant.
Comment réussirait-il à fuir ?
Le Yankee avait sans doute sa consigne :car petit à petit, il finit par expliquer au jeune homme ce qu’onattendait de lui, ainsi que la nature de l’espionnage quepratiquaient les frères Altidor.
– Assurément, dit Léon, je ne demandequ’à me rendre utile. Je ferai ce que vous voudrez.
En lui-même, il enrageait de cette captivitéqui semblait devoir s’éterniser.
Des imprécations lui montaient auxlèvres ; mais il était obligé de se contenir, de paraîtrecalme.
– Vous verrez, lui dit l’hypnotiseur, leschefs ne sont pas terribles. C’est seulement un stage qu’ils vousfont faire pour éprouver votre discrétion. Ce sont deux hommes quis’entendent aux affaires, je vous le promets… Appliquez-vous à lessatisfaire, vous vous en trouverez bien.
« Décidément, pensa Léon, ils se sont misen tête de m’embrigader aussi comme hypnotiseur. Je n’ai qu’à metenir sur mes gardes. Il s’agit de leur fausser compagnie enemportant leurs papiers. En attendant, rusons. »
Et il abonda dans le sens du Yankee, affectantd’être satisfait de la marque de confiance que lui donnaient Jonaset Smith Altidor.
Le lendemain, les hypnotiseurs se livrèrent àune nouvelle séance de lecture à distance.
La chose était importante, cette fois.
Isidore Lachaume venait d’inventer un nouveaumoteur d’une puissance extraordinaire.
Il s’agissait de surprendre le secret de cettedécouverte.
C’était une affaire de plusieurs millions dedollars pour ceux qui seraient les premiers à le posséder.
Depuis quelque temps, le vieux Lachaume semontrait encore plus maniaque, plus original, plus irritable qu’àl’ordinaire.
Il ne sortait plus du tout, maintenant, de samaison de l’impasse, et défendait sa porte à tout le monde.
Isidore Lachaume avait fait venir chez lui uncoffre-fort en fer forgé, et y avait soigneusement enfermé tous sespapiers.
Malgré cela, il croyait toujours sentir,autour de lui, d’invisibles présences – même lorsqu’il s’étaitenfermé à triple tour, dans son laboratoire, sous les combles de lamaison.
Le lendemain donc, les hypnotiseurs seréunirent dans la grande salle du rez-de-chaussée.
Un jour terne filtrait dans la pièce parl’interstice des volets clos.
Immobiles autour de la table, les yeux dilatéspar l’hypnose, les Yankees regardaient tous fixement l’écran decristal.
Assis à côté l’un de l’autre, sur les siègesplus élevés que ceux des autres assistants, les deux frères Altidorprésidaient à cette silencieuse et terrible réunion.
Blotti dans un angle obscur, Léon contemplaitl’étrange spectacle.
Il y avait, là, une vingtaine de faceshumaines, effrayantes, tragiques même avec leurs yeux révulsés, quiluisaient dans l’ombre comme des prunelles de tigre.
Le silence des voyants était absolu, leurimmobilité parfaite.
De vieilles tapisseries à ramages faisaient,tout autour de la pièce, comme un paysage de fleurs aux couleursfanées et poussiéreuses.
De hautes glaces, entourées de rinceaux blancset or, se faisaient face sur des cheminées de marbre noir, quisemblaient n’avoir pas vu briller de feu depuis longtemps.
Sur l’écran de cristal, une lueur parut,diffuse d’abord, puis qui s’étendit et gagna toute la surface.
Des lignes, des caractères se dessinèrent entraits phosphorescents.
Les plans du vieux savant Isidore Lachaumeétaient inscrits là !…
Il n’y avait plus qu’à les photographier.
Les deux Altidor s’étaient levés.
S’étant retournés, ils restèrent cloués surplace par la stupeur et l’épouvante.
Dans l’une des glaces, ils venaientd’apercevoir une silhouette terrifiante : celle d’un homme,entouré d’une auréole lumineuse, et qui semblait se dessiner plusnettement à chaque seconde.
– Harry Madge !…s’écrièrent-ils.
Tous les hypnotiseurs se levèrent, abandonnantl’écran de cristal.
Comme si une puissance invisible les y eûtforcés, leurs regards se portèrent vers la haute glace.
L’apparition demeurait immobile.
Les bras croisés sur la poitrine, les lèvresagitées de frémissements de colère, les yeux lançant des éclairs,Harry Madge était là, fantôme lumineux qui semblait réclamer unevengeance.
La boule de cuivre qui surmontait son bonnetdégageait une lumière brillante, qui éclairait la grande sallejusqu’en ses moindres recoins.
Terrifiés et muets, les espions ne pouvaientdétacher leurs regards de la glace.
Ils virent alors une main décharnée et chargéede bagues s’élever lentement, comme pour les menacer.
Les lèvres du fantôme s’entrouvrirent, etchacun des hypnotiseurs crut entendre la voix sèche et sans timbredu milliardaire spirite :
– Vous faites des affaires,gentlemen ! Vous me trompez !… Prenez garde à voustous ; et mettez-vous à l’œuvre sans retard, si vous tenez àvotre vie.
Ces paroles articulées, la vision s’effaçagraduellement.
La pièce redevint obscure…
Les hypnotiseurs, à demi morts d’effroi,entendirent encore, en eux-mêmes, comme un écho, qui répétait lesdernières paroles du président du club spirite, de leur chef àtous, le puissant Harry Madge.