La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 6L’aquarium du savant

Cesoir-là, aussitôt après son frugal dîner, le savant IsidoreLachaume avait regagné son laboratoire, au premier étage de samaison, sous les combles.

– Joséphine, dit-il à sa gouvernanteavant de se retirer, vous prendrez soin de bien fermer les porteset les fenêtres ; et surtout, avant de vous coucher, n’oubliezpas de placer, au-dessous de la porte d’entrée, l’appareilavertisseur que je vous ai donné.

– Mais oui, monsieur, mais oui… J’aiencore de la mémoire, quoique je sois vieille ! bougonna lagouvernante.

Chaque soir, en effet, et cela depuis desannées, le savant lui faisait les mêmes recommandations.

C’est qu’il était un peu maniaque, le pèreLachaume.

Il avait inventé une foule d’appareilss’appliquant à tous les besoins de la vie, et dont il voulait qu’onse servît chez lui.

Ainsi, il n’admettait pas que, pour balayer,Joséphine ne fit pas usage de sa balayeuse hygiénique, ou qu’ellen’employât pas, pour laver le linge, certain savon spécial, de soninvention.

Les lampes dont il usait, il les avaitfabriquées lui-même, employant l’amiante et les gaz incandescents,bien avant qu’une société eût lancé le bec Auer.

En un mot, presque tout, dans sa maison, avaitété fabriqué, remanié ou perfectionné par lui.

C’était son plus grand souci, et aussil’unique joie de son existence, d’inventer sans cesse, pour le seulplaisir d’inventer.

Des milliers de découvertes dormaient dans lescartons du savant, sans qu’il songeât à en tirer profit, à prendredes brevets.

Depuis quelque temps, depuis que la maisonvoisine de la sienne avait été louée, Isidore Lachaume – nousl’avons dit – n’avait plus été tranquille.

Peut-être, ayant toujours vu cette maisoninhabitée, était-il dérangé dans ses habitudes, maintenant qu’ilsentait des voisins à ses côtés. Toujours est-il qu’il secalfeutrait soigneusement chez lui, qu’il ne voulait plus recevoirpersonne, et qu’il avait fait installer un coffre-fort pour yrenfermer tous ses papiers.

Souvent, lorsqu’il travaillait dans sonlaboratoire, penché sur ses plans et perdu dans ses calculs, il luiarrivait de sursauter, de regarder autour de lui avecinquiétude.

– C’est étrange, disait-il. J’aurais juréque, tout à l’heure, il y avait quelqu’un derrière moi, à épier mesmouvements par-dessus mon épaule.

Il se remettait au travail, mais il étaitgêné, il n’avait plus sa liberté d’esprit habituelle.

Sa pensée semblait lui échapper, captée parune puissance invisible et mystérieuse dont le vieil inventeur sesentait comme enveloppé.

Il n’avait plus une minute de repos, et ils’épuisait en vains efforts pour se rendre compte de la nature decette force cachée, dont il sentait les effets stupéfiants semanifester autour de lui.

Depuis quelques jours, cependant, le savantétait redevenu plus calme. Sa crise d’inquiétude et d’appréhensions’était calmée.

Néanmoins, il ne cessait de prendre sesprécautions et de surveiller jalousement son laboratoire.

En y pénétrant, ce soir-là, il se sentaitl’esprit plus libre qu’à l’ordinaire. Sa tranquillité d’autrefoisrenaissait.

Il remonta la mèche de sa lampe, qu’il avaitbaissée avant de sortir, s’installa dans son fauteuil, ouvrit untiroir, et en sortit plusieurs liasses de papier qu’il étala devantlui.

– Voyons un peu, dit-il en prenant uneprise dans une ancienne tabatière d’écaille, si je vais résoudre,ce soir, la dernière difficulté… Peu de poids, le moindre volumepossible et une puissance presque illimitée, c’est entendu… Monmoteur sera le moteur de l’avenir. On verra cela quand je seraimort. On se dira que le père Lachaume avait parfois de bonnes idéeset qu’il ne perdait pas toujours son temps.

Entièrement rasé, chauve, le cou décharné tropà l’aise dans un large col de chemise, vêtu de gros drap noir,hiver comme été, les oreilles garnies de touffes de poils gris,toujours grondant et tempêtant, le père Lachaume affectait un peules allures d’un Croquemitaine.

Au fond, c’était le meilleur homme du monde,simple et naïf comme un enfant, et qui se fût dépouillé pour rendreservice.

On obtenait tout ce qu’on voulait de lui, dumoment qu’il ne s’agissait pas de ses chères inventions.

Du reste, l’expression de bonté de son regarddémentait son apparente rudesse.

Rien que par le laboratoire, on pouvait jugerde l’homme.

Le désordre y régnait en maître, et lapoussière en souveraine.

Deux fois par jour, régulièrement,c’est-à-dire lorsqu’elle était obligée de venir chercher son maîtrepour les repas, la brave Joséphine se mettait en colère, etprotestait au nom du balai et du plumeau.

Depuis trente ans passés qu’elle était auservice du savant, elle n’avait jamais pu s’habituer au spectacledes tables encombrées de papiers et d’appareils, et des livresgisant à terre à côté des cornues et des ampoules.

La gouvernante, cependant, avait remporté unevictoire. Elle avait obtenu, qu’une fois par mois, son maître lalaisserait balayer le laboratoire et y mettre de l’ordre.

– De l’ordre ! s’écriait le pèreLachaume en suivant d’un œil inquiet le travail de sa gouvernante.Mais vous allez tout me déranger. Je vais me fâcher, Joséphine.

– Fâchez-vous, fâchez-vous,répliquait-elle avec une familiarité que justifiaient sesnombreuses années de service ; n’empêche que lorsque j’y aipassé, c’est toujours plus convenable.

Le savant reprenait possession de sonlaboratoire avec un soupir de satisfaction.

La même scène se renouvelait le moissuivant.

Depuis quelques années, ayant entrepris desétudes sur les poissons, l’inventeur avait fait installer, dans sasalle de travail, une immense cuve de verre, qui traversait lasoupente et allait s’ouvrir à l’air libre sur le toit.

Il élevait dans ce réservoir toutes sortes depoissons et de coquillages, leur faisait subir des traitementsspéciaux et consignait ses observations sur un gros registre auquelil tenait comme à la prunelle de ses yeux.

Cet aquarium était célèbre parmi les amis dusavant. Il contenait de fort curieux animaux, des échantillonsd’espèces complètement disparues, et que le père Lachaume étaitfier de posséder.

La cuve était située dans un des angles dulaboratoire, bien en vue ; et, la nuit, une grosse lampe,munie d’un réflecteur, permettait d’observer les poissons, aussicommodément que pendant le jour.

Lorsqu’il éprouvait le besoin de se délasserun peu, l’inventeur quittait son fauteuil pour quelques minutes, etvenait s’installer sur une chaise, en face de l’aquarium.

Justement, ce soir-là, après avoir travaillépendant plusieurs heures à perfectionner les plans de son moteur,Isidore Lachaume se leva en se frottant les mains.

– Ça ne va pas mal du tout, fit-il. Nousallons laisser derrière nous les vieux moteurs à gaz et à pétrole,et même les ordinaires moteurs électriques. Je crois que je tiensmon plan définitif.

Tout en parlant, il s’était dirigé vers sonaquarium. Il se mit à suivre avec intérêt les évolutions despoissons, qui passaient et repassaient entre les intervalles durocher artificiel qui garnissait la partie inférieure de lacuve.

Un sourire de satisfaction éclairait le visagedu père Lachaume. Il ne se lassait pas de contempler lesmouvements, agiles et gracieux, de ses pensionnaires à sangfroid, comme il les appelait lorsque, ayant à se défendrecontre les gronderies de sa gouvernante, il lui citait les poissonscomme exemple de discrétion.

Tout à coup, le savant prêta l’oreille. Ilvenait d’entendre du bruit au-dessus de sa tête. Des pasrésonnaient sur le toit.

Presque aussitôt, à sa grande stupeur, il vitune forme humaine se précipiter dans son aquarium et venir toucherle fond.

Saisi d’effroi, il se rejeta en arrière.

Quelqu’un – Léon Goupit – se débattait commeun beau diable, faisait des efforts désespérés pour regagner lasurface.

Mais une de ses jambes était prise ; ilne pouvait la dégager d’entre les rochers.

Affolés, les poissons se cognaient aux paroisde la cuve.

Léon Goupit se noyait.

Un peu remis de sa frayeur, le père Lachaumeallait se précipiter, pour ouvrir tout grands les robinets quividaient le réservoir, lorsque soudain, un formidable bruit deverre cassé se fit entendre.

En se débattant, Léon venait de heurterviolemment du pied la paroi de l’aquarium.

Une trombe d’eau s’abattit dans lelaboratoire.

En une seconde tout fut inondé…

Les chaises et même les tables furentrenversées, les appareils éparpillés de tous côtés.

Le père Lachaume avait de l’eau jusqu’àmi-jambe. Il s’arrachait, de désespoir, les quelques cheveux quigarnissaient encore son crâne.

La cuve s’était brisée en mille morceaux.

Quelques-uns des poissons, engourdis ou tuéspar le choc, restaient immobiles et béants ; les autresessayaient de nager dans la nappe d’eau qui couvrait maintenant leplancher du laboratoire.

Quant à Léon, il gisait, inanimé, au milieudes éclats de verre, le visage et les mains ensanglantés.

Surmontant son légitime effroi, le vieuxsavant se précipita, en pataugeant dans l’eau, au secours du jeunehomme.

Avec mille précautions, il le dégagea, écartales débris de verre qui le recouvraient presque ; et, leprenant dans ses bras, le porta sur une table que la trombe d’eauavait laissée debout.

La vue de ce jeune homme inanimé et perdantson sang, l’attendrit, l’émut au point qu’il en oublia sespoissons, ses précieux poissons, et le désastre qui venait defondre sur son laboratoire.

– Joséphine ! Joséphine !appelait-il à tue-tête. Vite, ma pharmacie !

Réveillée par le bruit, la gouvernanteaccourut. Elle avait à peine pris le temps de passer un jupon,croyant que son maître venait de faire sauter la maison, ou de setuer au cours d’une expérience.

Insensiblement, le niveau de la nappe liquides’abaissait. L’eau s’étendait partout, gagnait les autres chambres,s’infiltrait à travers le plafond, et tombait en averse dans lespièces du rez-de-chaussée.

– Mon Dieu ! mon Dieu !s’exclama la gouvernante en pénétrant dans le laboratoire, maistoute la maison est inondée ! C’est un catéchismegénéral !

La vieille servante, évidemment, voulaitdire : cataclysme.

– Enfin, heureusement encore que vous nevous êtes pas tué, reprit-elle en levant les bras au ciel. Je vousl’avais bien prédit, que cela vous arriverait ! Si ce n’estpas malheureux de ne vouloir jamais écouter les avis des personnesraisonnables !… Vous êtes bien content maintenant !…Hein ! la maison est propre !

Elle eût sans doute continué longtemps sur ceton. M. Lachaume l’interrompit :

– Il ne s’agit pas de tout cela, en cemoment. Donnez-moi vite ma boîte de pharmacie. Ce jeune homme estblessé. Il faut nous occuper de lui avant tout.

La gouvernante, qui n’avait pas encore aperçuLéon, poussa une exclamation de surprise et de pitié en le voyantétendu, ensanglanté, sur une table.

Joséphine, comme son maître, avait unexcellent cœur. Sans demander d’explications, elle courut chercherla boîte de pharmacie et ne s’occupa plus qu’à donner des soins aujeune homme.

C’était un spectacle touchant que celui de cesdeux vieillards qui, les pieds dans l’eau jusqu’à la cheville,lavaient avec précaution les nombreuses coupures de Léon, lefrictionnaient, lui tapaient dans les mains, lui faisaient respirerdes sels pour le ranimer.

Ce pouvait être un voleur, un cambrioleur,comme on dit plus énergiquement – c’était même leur conviction –,mais le vieux savant et sa servante ne voyaient pour le moment enlui qu’un homme en danger de mort. Leur devoir leur commandait dele soigner.

Léon n’était pas grièvement blessé.

La rupture de l’aquarium s’était produite àtemps pour l’empêcher de se noyer.

Les coupures qu’il s’était faites, en tombantau milieu des éclats de verre, l’avaient inondé de sang, mais neprésentaient aucune gravité. Les veines et les artères n’avaientpas été atteintes.

Néanmoins, le visage d’une pâleur livide, lesyeux clos, les vêtements mouillés, déchirés et collés sur la peauqu’ils laissaient entrevoir par endroits, Léon n’avait pas unaspect très rassurant.

Il finit, au bout de quelques minutes, parouvrir les yeux, et il jeta autour de lui des regards égarés.

Isidore Lachaume n’y tint plus.

– Continuez à le soigner, dit-il à sagouvernante.

Et, se précipitant, il remplit à la hâte, ungrand bocal d’eau, le posa par terre au milieu du laboratoire, et,s’emparant des poissons qui vivaient encore, les y plaça avecsollicitude.

Hélas ! il ne restait presque plus d’eausur le plancher, que recouvrait maintenant une boue épaisse.

Les poissons se débattaient, sautaient de touscôtés, agitaient désespérément leurs nageoires.

Le père Lachaume était désolé.

Il y en avait bien une dizaine que la chute duréservoir avait tués, et entre autres plusieurs échantillons fortcurieux auxquels il tenait beaucoup.

Les coquillages n’avaient pas autant souffertde la catastrophe.

L’inventeur les retrouva, tachés de boue,gris, sales, privés de leurs couleurs nacrées et brillantes, maisbien vivants.

Il les lava soigneusement, et les déposa, un àun, dans un autre bocal.

La destruction de son aquarium, la perte deses pièces les plus rares et l’état lamentable des autres poissonsattristaient le père Lachaume plus que toute autre chose, plus queces cornues et ses appareils brisés, plus que l’inondation de samaison du haut en bas.

Il revint vers le blessé en poussant unprofond soupir.

– Mais où suis-je donc ? demandaLéon. Que m’est-il arrivé ?

Il essayait de se lever.

– Hé ! là ! mon gaillard, ditle savant, tandis que sa gouvernante se reculait, effrayée,faites-moi le plaisir de vous tenir tranquille. Nous allons avoirune explication tous les deux.

Le père Lachaume, guère plus rassuré, au fond,que Joséphine – tous deux croyaient avoir affaire à un cambrioleur–, avait saisi une longue barre d’acier, et tenait Léon enrespect.

– Mais quoi ! protesta celui ci,dont le visage disparaissait presque entièrement sous les bandes detoile des pansements. Je ne suis pas un malfaiteur !…

– C’est vous qui l’assurez, répliqual’inventeur ; mais je vous dis que nous allons éclaircir cela…En attendant, Joséphine, continua-t-il, allez chercher dans magarde-robe une chemise et un vêtement complet, que vous apporterezici.

La gouvernante sortit en bougonnant. Elleétait de fort méchante humeur. Elle avait attrapé un rhume decerveau, à force de patauger dans l’eau, et elle ne cessaitd’éternuer.

Elle revint bientôt après, portant sous sonbras une vieille redingote, un pantalon, un gilet, des chaussetteset une chemise.

Éternuant toujours, elle posa le tout sur unechaise.

– Allez vous coucher, Joséphine, lui ditson maître. Nous aviserons demain aux moyens de réparer le dégât.Vous n’y pouvez rien faire pour le moment… Laissez ce jeune hommeendosser ces vêtements secs. Nous nous expliquerons tous lesdeux.

Quelques minutes après, Léon, qui ne s’étaitpas fait prier pour quitter ses habits mouillés, avait changéd’aspect.

La redingote lui tombait jusqu’auxtalons ; le pantalon lui montait jusqu’aux aisselles.

Le col de la chemise, bien trop large pourlui, encadrait son menton.

Il eût été franchement risible à voir, sansles bandes de toile qui lui serraient le front et que le sang avaitdéjà rougies.

Mais pour le moment, Léon n’avait pas le soucid’être élégant.

Tout en s’habillant, il avait curieusementregardé autour de lui ; il avait vu l’aquarium brisé, ets’était expliqué sa chute du toit dans la cuve.

Il reliait entre eux tous les événements, etse félicitait du hasard qui l’avait sauvé de la noyade.

– Que veniez-vous faire sur le toit de mamaison ? interrogea le savant, qui avait conservé à la main sabarre d’acier… Vous prétendez ne pas être un malfaiteur,soit ! Pourtant votre présence, au milieu de la nuit, sur untoit, me semble assez difficile à expliquer…

– Mais, attendez donc, monsieur, dit toutà coup Léon qui commençait seulement à se rendre compte del’endroit où il se trouvait. Je ne me trompe pas !… C’est bienun laboratoire, ici ?…

– C’est-à-dire que c’en était un, ditamèrement M. Lachaume. Voyez dans quel état vous l’avez mis,en vous précipitant, la tête la première dans mon aquarium. Et mespauvres poissons, et mes coquillages !… Dites-vous bien quevous êtes l’auteur de ce désastre, et que je suis en droit de vouspoursuivre de mon juste ressentiment…

– Mais, écoutez-moi donc, monsieur,interrompit Léon, il me vient une idée… Ne serait-ce pas vous quiseriez le savant Isidore Lachaume ?…

– Membre de l’Académie des sciences,parfaitement, appuya le vieillard. Mais je ne vois pas bien quelrapport cela peut avoir avec votre dégringolade dans monaquarium.

– Comment, c’est vous ! s’exclama leBellevillois. Et je ne l’avais pas deviné… Mais c’est qu’alors j’aiquelque chose de très sérieux à vous dire. Cela change tout ;et c’est vous qui, tout à l’heure, allez me remercier.

– Vous remercier, moi ! dit lesavant en montrant, d’un geste éloquent, le laboratoire bouleverséde fond en comble, je crois que vous devenez fou, mon ami.

– Si, si, protesta Léon. Écoutez-moiseulement deux minutes. Ce que j’ai à vous dire est de la plushaute importance pour vous.

Tout de suite, rapidement, en glissant sur lesdétails, Léon Goupit expliqua à M. Lachaume qu’une banded’hypnotiseurs américains, logés dans la maison voisine, l’avaientfrustré du secret de ses inventions, et s’étaient fait une sourcede revenus, en les vendant à des sociétés américaines.

– Il y a beaucoup de choses que je nepeux pas vous confier, ajouta Léon. Sachez seulement que ces genssont les ennemis de l’Europe… Afin de mieux surprendre leurssecrets, j’avais imaginé d’entrer à leur service comme domestique,et je m’étais fait passer pour un Yankee ne parlant pas un mot defrançais. Mais ils m’ont fait prisonnier. Depuis un mois j’étaisenfermé dans leur maison, ne mangeant que deux œufs durs à chaquerepas, sans pain, sans rien autre chose, et ne buvant que de l’eau.Cette nuit, j’ai à demi assommé mon gardien, et je me suis enfuipar les gouttières. C’est bien miracle si je ne me suis pas tué.Parvenu à grand-peine sur le toit de votre maison, l’obscurité m’atrompé, et je suis tombé dans votre réservoir… vous voyez, ajoutale jeune homme, que je ne suis pas un malfaiteur, comme vous avezl’honneur de me le dire.

– Vous êtes un brave garçon, dit le pèreLachaume en jetant sa barre d’acier et en s’élançant pour serrerles mains de Léon. Eh bien, vous n’allez pas me croire, mais c’estpourtant exact que j’ai eu comme un soupçon de ce qui se tramaitcontre moi. Ah ! les brigands, me voler mes inventions, et ense servant de l’hypnotisme ! C’est donc leur volonté que jesentais autour de moi, et qui me donnait tant d’inquiétudes !…Alors, vous dites, interrogea-t-il fébrilement, qu’ils ont revendumes inventions à une société américaine ? D’abord quelles sontcelles qu’ils m’ont volées ? Car c’est un vol, cela, un vol,entendez-vous !

– J’ignore quelles furent les premières,répondit Léon. Tout ce que je sais, c’est qu’en dernier lieu, ils’agissait de vous dérober les plans d’un moteur…

– Vous dites un moteur !…interrompit le vieillard blême de fureur. Ils en possèdent lesplans ?

– Mais non, attendez que je vousexplique, dit le jeune homme.

Léon raconta alors comment le chef deshypnotiseurs, un certain milliardaire américain, avait troublé laséance par son apparition psycho magnétique, au moment où les planscommençaient à se dessiner sur l’écran de cristal.

– Cette apparition leur a causé tant defrayeur, ajouta-t-il, qu’ils ont dû interrompre en toute hâte leurséance. Je suis certain que depuis, ils ont cessé de s’occuper devous.

Un soupir de soulagement gonfla la poitrine deM. Lachaume.

Il respira plus à l’aise.

– Vous pouvez vous vanter de m’avoir faitpeur, dit-il en essuyant son front où perlaient des gouttes desueur. Ce moteur est certainement l’invention à laquelle je tiensle plus ; je ne me serais pas consolé d’en avoir étédépouillé. Il est bien à moi, ce moteur ; et je prétends enfaire ce que je voudrai.

Léon avait pris une chaise et s’étaitassis.

Les nombreuses coupures, saignant sans cesseet qui rougissaient les bandes de toile entourant son front etl’une de ses mains, le faisaient souffrir cruellement et achevaientde l’épuiser.

Après les privations qu’il avait subies chezles hypnotiseurs, la grande dépense d’énergie qu’il venait de fairele laissait exténué et prêt à s’évanouir de nouveau.

– Mais à quoi donc pensai-je, mon pauvregarçon ? s’écria le savant. Vous devez mourir de faim, d’aprèsce que vous m’avez dit. Attendez, je vais appeler Joséphine. Vousallez vous réconforter.

Quelques minutes après, Léon était installédans la salle à manger, devant un plat de viande froide et unebouteille d’excellent vin.

Bien qu’il crût avoir de l’appétit, il ne puttoucher qu’à peine à ce repas.

Dès les premières bouchées, il duts’arrêter.

Son estomac – après n’avoir eu, pendant unmois, aucun aliment solide à digérer – semblait lui refuser toutservice.

– Je n’ai plus l’habitude de manger,dit-il en souriant, malgré sa fatigue. J’ai besoin de me remplumer,de reprendre des forces !

Dans la salle à manger, où se trouvaient lestrois personnes, et qui était au rez-de-chaussée, des gouttes d’eaune cessaient de tomber du plafond.

Les tentures étaient trempées, les meublesruisselaient. On marchait dans des flaques.

Ce spectacle fendait le cœur de la vieillegouvernante. Malgré les recommandations de son maître, qui luiavait expliqué ce qu’était Léon, elle ne pouvait pas pluss’empêcher de maugréer que d’éternuer à toute minute.

Elle n’osait pas, cependant, adresser dereproches au jeune homme qui, du reste, brisé de fatigue,s’endormait déjà sur sa chaise.

– Préparez un lit, ma bonne Joséphine,dit le père Lachaume. Il tombe de sommeil. Nous verrons, demain, ceque nous aurons à faire.

– Mais non, c’est inutile. Merci. Je vaispartir, je sais où aller, protesta Léon en se réveillant àdemi.

– Je voudrais bien voir ça, fit lesavant. Vous ne vous en irez pas au milieu de la nuit, blessé commevous l’êtes et avec ces vêtements qui vous font ressembler àquelque manche à balai qu’on aurait vêtu de noir pour épouvanterles moineaux dans les blés. Dormez ici. Nous causerons demain.

La physionomie, loyale et franche, du jeunehomme commençait à inspirer au savant une profonde sympathie. Maisil se garda bien de le lui dire. Au contraire, tout en l’accablantde prévenances, il roulait des veux furibonds, comme pourl’intimider.

Malgré sa hâte de retrouver son maître et sachère Betty, Léon était trop las pour ne pas accepter le lit qu’onlui offrait.

– Vous ne m’en voulez pas trop de ladestruction de votre aquarium ? demanda Léon en souhaitant lebonsoir au savant.

– Que cela ne vous empêche pas de dormir,répondit le père Lachaume. Je suis largement indemnisé par leservice que vous venez de me rendre en m’avertissant du danger quime menace… Bonne nuit, mon garçon. Prenez garde de déranger votrepansement.

Quelques instants après, la tête surl’oreiller, Léon s’endormait d’un profond sommeil.

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