La maison du péril Agatha Christie

— Je ne vous suis pas.

— Jusqu’à hier soir, il n’existait aucune certitude sur la mort de Seton. Agir de façon aussi inconsidérée n’est pas, ce me semble, le propre d’un homme de loi.

— Autrement dit, on serait presque tenté de conclure à la culpabilité d’une femme.

— Précisément. « Ce que femme veut, Dieu le veut. » Voilà comment l’affaire se présente.

— La façon dont Nick échappa au sort qui l’attendait tient du miracle.

À cet instant précis, je me remémorai l’intonation avec laquelle Frederica avait prononcé ces paroles : « Il semble que Nick bénéficie d’une protection surnaturelle. »

— Très juste, répondit Poirot. Mon seul regret c’est de n’être pour rien dans cette protection.

— La Providence l’a voulu ainsi, murmurai-je.

— Mon cher ami, je déteste entendre imputer à Dieu les maladresses des humains. Vous vous exprimez sur le même ton que si vous récitiez vos actions de grâces au Seigneur, sans réfléchir que vous accusez ainsi le Très-Haut d’avoir tué Maggie Buckley.

— Poirot !

— Mais oui, mon cher ! Laissez-moi vous dire que je ne compte jamais sur la divine puissance pour arranger les choses ici-bas. Je suis, au contraire, convaincu que Dieu a créé Poirot et l’a mis sur terre avec mission expresse d’intervenir dans les affaires de ses contemporains chaque fois que la nécessité l’y contraindrait.

Nous avions gravi le petit sentier qui escalade la falaise et entrions dans les dépendances de la « Maison du Péril » par la petite porte à laquelle il aboutissait.

— Dieu ! que ce chemin est raide ! Quel bain de vapeur ! Comme je vous le disais, je prends le parti de l’innocent ; je plaide en faveur de Miss Nick parce qu’elle a été attaquée et je venge Miss Maggie parce qu’elle a été tuée.

— Et vous êtes contre Frederica Rice et Charles Vyse ?

— Pas le moins du monde ; je garde un esprit absolument libre. Mes paroles de tout à l’heure n’étaient que supposition et non un jugement. Chut !

Un homme coupait le gazon d’une pelouse à l’aide d’une tondeuse. Il avait un long visage stupide, aux yeux dépourvus de toute expression. Auprès de lui se tenait un petit garçon d’une dizaine d’années, qui ne brillait pas par la beauté, ni par les signes de l’intelligence.

Soudain, je remarquai que nous n’avions pas entendu fonctionner la tondeuse ; j’en déduisis que le jardinier ne se tuait pas au travail. Probablement, au son de nos voix, il s’était mis debout, interrompant ainsi sa petite sieste.

— Bonjour, Monsieur ! lui cria Poirot.

— Bonjour, Monsieur.

— Vous êtes le jardinier, sans doute ? Le mari de la personne qui est occupée à la maison ?

— C’est mon papa, dit le gamin.

— C’est exact, répondit l’homme. N’êtes-vous pas le Monsieur étranger, le détective qui s’occupe de l’affaire ? A-t-on des nouvelles de notre jeune maîtresse ?

— Je viens de la voir à l’instant même, elle a passé une nuit satisfaisante.

— Il est venu des policemen, dit l’enfant. C’est à cet endroit que la dame a été tuée, là, près des marches, où une fois tu as égorgé un cochon, dis, tu t’en souviens, papa ?

— Ah ! répondit le père sans s’émouvoir.

— Papa tuait des cochons lorsqu’il travaillait à la ferme, n’est-ce pas, papa ? Que c’était drôle à voir !

— Les gosses du village raffolent de ce genre de spectacle, prononça l’homme, comme s’il constatait un des faits inéluctables de la nature humaine.

— On a tué la dame d’un coup de revolver, continua l’enfant, on ne l’a pas égorgée, elle !

Nous poursuivîmes notre chemin vers la maison. Je ne fus point fâché d’être débarrassé de ce sinistre gamin.

Poirot entra dans le salon dont les fenêtres étaient ouvertes et sonna. Ellen, proprement vêtue, fit aussitôt son apparition, sans paraître surprise de notre visite.

Mon ami lui expliqua que Miss Buckley nous avait autorisés à faire des recherches chez elle.

— Très bien, Monsieur.

— Les policiers ont-ils terminé leur mission ?

— Ils ont vu tout ce qu’ils désiraient voir, m’ont-ils dit. Ils ont fouillé tous les coins du jardin ce matin de très bonne heure, mais j’ignore s’ils ont découvert quelque chose.

Ellen se disposait à s’éloigner, lorsque Poirot lui posa une question :

— Avez-vous été très surprise d’apprendre, hier soir, le meurtre de Maggie ?

— Oui, Monsieur, très surprise. C’était une si gentille personne, Monsieur. Je ne comprends pas qu’il puisse exister des gens aussi mauvais pour commettre pareil assassinat.

— Eussiez-vous été surprise à ce point s’il se fût agi de quelqu’un d’autre ? lui demandai-je.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur.

— Hier soir, aussitôt que j’entrai dans le vestibule, vous vous êtes inquiétée de savoir s’il y avait quelqu’un de blessé. Vous attendiez-vous donc à un événement de ce genre ?

Elle se tut, et, de ses doigts, tortilla distraitement un coin de son tablier. Enfin, elle secoua la tête :

— Vous ne sauriez comprendre, Messieurs.

— Détrompez-vous, répondit Poirot. Aussi invraisemblable que puisse être votre déclaration, je suis de force à la comprendre.

Elle le regarda d’un air méfiant, puis, tout à coup, se décida à s’ouvrir à lui.

— Voyez-vous, Monsieur, cette maison ne vaut rien pour moi.

Cette remarque m’étonna quelque peu, mais Poirot sembla la trouver toute naturelle.

— Vous voulez dire que c’est une vieille maison ?

— Oui, Monsieur, et malsaine !

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Six ans, Monsieur. Mais je travaillais comme aide de cuisine du temps du vieux sir Nicolas. D’ailleurs, rien n’a changé depuis.

Poirot l’observa avec attention.

— Dans cette vieille demeure, il flotte une certaine atmosphère de mal.

— C’est cela même, Monsieur, dit Ellen avec empressement. Du mal, de vilaines pensées et de vilains actes. C’est comme lorsqu’une maison sent le renfermé, impossible d’en chasser l’odeur. Eh bien, j’avais le sentiment qu’un jour il se produirait un malheur ici. Cela se devine à l’avance, c’est dans l’air !

— Vous ne vous étiez pas trompée.

— Non, dit-elle avec une pointe de satisfaction dans la voix.

— Mais vous ne vous doutiez pas que Miss Maggie serait la victime.

— Oh ! non ! pour sûr, Monsieur. Personne ne la haïssait, j’en suis persuadée.

Croyant déceler un indice dans cette phrase, je m’attendais à ce que Poirot en suivît le fil conducteur. À ma grande surprise il n’en fit rien et aborda un sujet tout différent.

— Avez-vous entendu tirer les coups de revolver ?

— Je n’aurais pu les distinguer du crépitement des fusées.

— Vous n’étiez pas sortie pour admirer le spectacle ?

— Non, je n’avais pas terminé mon travail.

— Le garçon vous aidait-il ?

— Non, il était allé dans le jardin pour jeter un coup d’œil au feu d’artifice.

— Et vous ne l’aviez pas imité ?

— Non, Monsieur.

— Et pourquoi ?

— Je voulais finir l’ouvrage.

— Le feu d’artifice ne vous intéressait donc pas ?

— Oh ! si, mais le lendemain on devait en donner un second et comme Williams et moi étions libres toute la soirée, nous avions décidé de descendre en ville pour le voir.

— Je comprends. Avez-vous entendu Miss Maggie réclamer son manteau et dire qu’elle ne le trouvait pas ?

— J’ai entendu Miss Nick monter en courant et Miss Buckley lui parler dans le hall, puis elle ajouta « Tant pis !… Je prendrai le châle… »

— Pardon, interrompit Poirot, n’avez-vous pas essayé de chercher ce manteau… ou de le lui rapporter de la voiture où il était resté ?

— J’étais trop occupée à mon travail, Monsieur.

— Certainement, et il est fort probable qu’aucune des deux jeunes filles ne songea à réclamer vos services ; supposant que vous étiez dehors à regarder le feu d’artifice ?

— Sans aucun doute, Monsieur.

— D’autant plus que les années précédentes vous alliez le voir en ville ?

Les joues pâles s’empourprèrent.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Monsieur. On nous autorise toujours à sortir dans le jardin. Si cette année je me suis abstenue, c’est parce que je désirais activer mon travail pour aller me coucher, mais cela ne regarde que moi, il me semble.

— Assurément, je ne veux nullement m’immiscer dans votre vie privée. Pourquoi, après tout, n’auriez-vous pas agi à votre guise ? Il est parfois très agréable de changer ses habitudes.

Après un court silence, il ajouta :

— Il reste un autre point au sujet duquel vous pourriez peut-être me renseigner : savez-vous s’il existe dans cette vieille maison certaines chambres secrètes ?

— Ma foi, dans cette pièce-ci, il y a un panneau coulissant. On me l’a montré jadis mais je ne me souviens plus de son emplacement. Peut-être même était-ce dans le bureau-bibliothèque, je ne saurais dire exactement.

— Était-il assez grand pour dissimuler quelqu’un ?

— Oh ! certainement pas, Monsieur. C’était une sorte de niche d’environ trente centimètres carrés, pas davantage.

— Ce n’est pas ce que je veux dire.

Ellen rougit de nouveau.

— Si vous supposiez que je me cachais, vous faites erreur. J’ai entendu nettement Miss Nick descendre, courir, puis… crier. À ce moment, je vins dans le hall pour voir ce qui se passait. Ce que je vous dis là est aussi vrai que l’Évangile. Croyez-moi, Monsieur.

CHAPITRE XIII

DES LETTRES

S’étant adroitement débarrassé d’Ellen, Poirot tourna vers moi un visage soucieux.

— Je me demande si elle a perçu les coups de feu. Selon moi, elle a dû ouvrir la porte de la cuisine au bruit des détonations, puis elle entendit Nick descendre et sortir à son tour, elle gagna le hall pour satisfaire sa curiosité. Tout cela me semble assez naturel. Pourquoi Ellen n’est-elle pas allée voir le feu d’artifice ? Voilà ce que je souhaiterais savoir, Hastings.

— Qui vous a fait lui demander s’il existait des pièces secrètes ?

— Une simple fantaisie qui m’a traversé l’esprit. Après tout, nous aurions pu ne pas nous servir de « J ».

— « J » ?

— Oui, le dernier personnage de ma liste. L’outsider problématique. Supposez un instant que, pour une cause quelconque concernant Ellen, « J » soit venu à la maison hier soir (je présume qu’il s’agit d’un homme) et se dissimule dans une alcôve secrète de cette pièce. Une jeune fille passe, qu’il prend pour Nick. Il la suit dans le jardin… et la tue. Non, c’est idiot ! En tout cas, nous savons qu’il n’existe pas de cachette. La décision d’Ellen de demeurer dans sa cuisine fut un pur hasard. Allons, inquiétons-nous maintenant de rechercher le testament de Miss Nick.

Aucun document dans le salon. Nous gagnâmes la bibliothèque, une pièce plutôt sombre donnant sur la promenade et dans laquelle nous remarquâmes une grande table-bureau, de style ancien, en noyer. Il nous fallut un certain temps pour en examiner le contenu, d’un désordre indescriptible : factures, reçus, lettres d’invitations, lettres sollicitant le règlement d’acomptes, lettres d’amis, tout y était pêle-mêle.

— Rangeons ces papiers, voulez-vous ? dit Poirot d’un ton grave. Procédons avec ordre et méthode.

Après une demi-heure de travail, il se rassit, l’air satisfait : tous les documents étaient soigneusement triés, étiquetés et classés.

— À quelque chose, malheur est bon. Ce rangement nous a permis d’étudier chaque document, l’un après l’autre : rien ne nous aura échappé.

— En effet. Toutefois, jusqu’ici, nos trouvailles ne sont pas fameuses…

— Sauf, peut-être, celle-ci, dit-il en me lançant une lettre par-dessus la table ; l’écriture, grande et couchée, en était pour ainsi dire indéchiffrable :

Chérie,

La soirée fut véritablement splendide. Je me sens très lasse aujourd’hui. Vous avez bien fait de ne pas toucher à ce produit ; surtout gardez-vous bien de vous laisser tenter un jour, chérie. Il est trop pénible de s’en déshabituer, ensuite. J’écris à cette jeune amie de m’en procurer une nouvelle provision. Quel enfer que la vie ! Bien à vous.

FREDDIE.

— Cette lettre est datée de février dernier, observa Poirot. Freddie prend donc des stupéfiants. Je m’en étais douté dès notre première rencontre.

— Vraiment ? Moi, je ne m’en étais pas aperçu.

— C’est pourtant bien visible. Il suffit de regarder ses yeux. Ses sautes d’humeur n’ont pas d’autres causes ; tantôt elle témoigne d’une nervosité extrême, tantôt d’une inertie complète.

— Les stupéfiants atrophient les facultés morales, n’est-ce pas ?

— Inévitablement, mais je ne crois pas que Mrs Rice s’adonne à la drogue de façon régulière. Elle en est au premier stade… heureusement.

— Et Nick ?

— Elle ne révèle aucun symptôme. Il se peut qu’elle ait assisté à quelques réunions, mais seulement à titre de curiosité.

— Je l’en félicite.

Je me rappelai que Nick nous avait dit, en parlant de Frederica, que son amie n’était pas toujours elle-même.

— C’est à cela qu’elle devait faire allusion, déclara Poirot en tapotant des doigts la lettre qu’il tenait encore sous sa main. Pour reprendre vos propres paroles, Hastings, nous allons rentrer presque bredouilles. Si nous montions maintenant voir la chambre de Miss Nick ?

Cette pièce était garnie d’un bureau, mais il ne contenait pour ainsi dire rien. Pas la moindre trace du testament.

Exaspéré, Poirot maugréa :

— Les jeunes filles d’aujourd’hui ne sont pas élevées convenablement : elles ignorent tout de l’ordre et de la méthode. Miss Nick ne manque pas de charme, mais c’est une vraie tête de linotte !

Après quoi, il entreprit de fouiller une commode.

— Aucun doute, Poirot, lui dis-je avec quelque embarras, il ne s’agit là que du linge de dessous.

Il s’arrêta, surpris.

— Et après, pourquoi ne pas l’examiner ?

— Ne pensez-vous pas… je veux dire… nous ne pouvons…

Mon ami éclata d’un gros rire.

— Vraiment, mon cher Hastings, vous appartenez à l’époque de la reine Victoria, comme dirait Miss Nick si elle se trouvait ici. Les jeunes filles modernes ne rougissent plus de montrer leurs dessous. Voyez-les un peu sur les plages se dévêtir sans vergogne à quelques pas de vous !

— Néanmoins, je ne vois pas la nécessité…

— Écoutez, mon cher. Miss Nick ne met pas ses trésors sous clef. D’ailleurs, où pourrait-elle bien ranger des objets qu’elle ne voudrait pas exposer à la vue ? Peut-être parmi ses bas et sa lingerie ? Tenez ! Qu’est-ce que cela ?

Poirot brandissait un paquet de lettres attachées à l’aide d’un ruban rose fané.

— Ce sont, si je ne me trompe les billets doux de Mr Michel Seton.

D’un geste lent, il dénoua le ruban et se mit à ouvrir les lettres.

— Poirot ! m’écriai-je scandalisé. Cette indiscrétion est indigne de vous. Ce n’est pas de jeu.

— Je ne suis pas en train de jouer, mon cher Hastings. (Sa voix était brusquement redevenue sévère.) Je m’efforce de pister un meurtrier.

— Entendu, mais des lettres personnelles…

— … peuvent ne rien m’apprendre, mais l’inverse peut se produire. Je ne veux négliger aucune chance. D’ailleurs, vous allez m’aider : mieux valent deux paires d’yeux qu’une seule ; si vous en éprouvez le besoin, consolez-vous à la pensée que l’intègre Ellen a lu ces lettres avant vous et doit maintenant les connaître par cœur !

Ce procédé me déplaisait souverainement. Mais je finis par comprendre que Poirot ne devait point pécher par excès de scrupule : Miss Nick ne nous avait-elle pas donné pleins pouvoirs d’examiner chez elle ce qu’il nous plairait ?

Cette pensée dissipa mes remords de conscience.

La correspondance remontait à l’hiver dernier.

1er janvier, – Chérie. Le nouvel an vient de commencer et je prends de bonnes résolutions. Quel immense bonheur pour moi de savoir que vous m’aimez ! Cela me semble trop beau pour être vrai. Vous avez complètement transformé ma vie. Je crois que nos cœurs se sont conquis, dès notre première rencontre. Je vous envoie mes meilleurs souhaits, amie jolie.

À vous pour toujours, Michel.

8 février. – Mon adorée, que ne puis-je vous voir plus souvent ! J’en veux au destin qu’il en soit autrement. Je hais toutes ces cachotteries dont je vous ai expliqué les raisons. Je sais combien vous méprisez le mensonge et la dissimulation, mais agir différemment risquerait de tout compromettre. Mon oncle Matthew professe une véritable phobie pour les mariages contractés entre de trop jeunes gens : il prétend que c’est la carrière de l’homme qui en souffre. Comme si vous pouviez porter atteinte à mon avenir !

Courage, chérie. Tout finira selon nos vœux.

Votre Michel.

2 mars. – Je ne devrais pas vous écrire deux jours de suite, je le sais, mais comment résister à ce désir ? Dès mon réveil, hier, j’ai pensé à vous. J’ai survolé Scarborough, ville adorable, trois fois bénie. Vous ne sauriez croire, chérie, à quel point je vous aime.

Votre Michel.

18 avril. – Ma décision est définitivement prise. Si je réussis (et je réussirai), j’adopterai une attitude énergique envers mon oncle Matthew, que cela lui plaise ou non… Que vous êtes charmante de vous intéresser à mes interminables descriptions techniques de l’Albatros ! Comme il me tarde de vous emmener à bord, quelque prochain jour ! Je vous en supplie, ne vous inquiétez pas de moi. Ce raid n’offre pas la moitié du danger qu’on redoute. Vous imaginez-vous que j’irais me faire tuer aussi bêtement, maintenant que je connais la douceur d’être aimé de vous ? Tout se passera bien, chérie.

Ayez confiance en votre Michel.

20 avril. – À vous, cher ange. Chaque mot de votre lettre semble sortir de votre cœur. Je la conserverai précieusement. Je me sens indigne de vous. Vous êtes si différente des autres femmes ! Je vous adore.

Votre Michel.

La dernière ne portait pas de date.

Chérie. – Le départ est fixé à demain ! Je me sens extraordinairement enthousiaste et sûr du succès. Le vieil Albatros est au point et ne m’abandonnera pas.

Du courage, chérie, et ne vous tourmentez pas. Certes, il y a des risques, mais la vie n’est-elle pas composée que de risques ? À propos, un ami m’a conseillé de faire un testament (un type plein de tact… mais je reconnais que l’intention était bonne). Je l’ai rédigé sur une demi-feuille de papier à lettre que j’ai adressée à ce cher vieux Whitfield n’ayant pas le temps d’aller moi-même le voir. On m’a cité l’exemple d’un homme qui résuma ses dernières volontés en trois mots : « Tout pour maman », et l’acte fut reconnu valable. Voilà, à peu de chose près, comment j’ai établi le mien. Je me suis souvenu – quelle mémoire ! – que votre vrai nom était Magdala et j’ai pu obtenir le témoignage de deux camarades.

Surtout ne prenez pas trop au sérieux cette histoire de testament. Tout ira selon nos désirs. Je vous enverrai des télégrammes des Indes, d’Australie, etc. Ne vous tracassez pas : tout marchera à souhait. Bonne nuit et que Dieu vous bénisse !

Michel.

Poirot reficela le paquet de lettres.

— Voyez-vous, Hastings ? Il me fallait les lire pour me faire une opinion… et dissiper mes doutes.

— Peut-être auriez-vous pu procéder d’une autre manière, ne croyez-vous pas ?

— Non, mon cher, nous devions fatalement en passer par là. Mais nous possédons maintenant un précieux témoignage.

— Lequel ?

— Michel a laissé un testament olographe en faveur de Miss Nick. Quiconque a lu cette correspondance en sait autant que nous. Grâce au désordre qui règne dans cette maison, n’importe qui peut prendre connaissance de ces lettres.

— Ellen ?

— Sans aucun doute. Si vous voulez, nous allons nous livrer à une expérience avant notre départ de cette maison.

— Nous n’avons vu aucune trace du testament de Nick Buckley.

— Non, c’est curieux, mais, selon toute probabilité, elle a dû le jeter au-dessus d’une bibliothèque ou à l’intérieur d’un vase de porcelaine. Nous essaierons de rafraîchir la mémoire de Miss Nick sur ce point. Pour le moment, il ne nous reste plus rien à faire ici.

Ellen époussetait le hall lorsque nous descendîmes. Poirot lui souhaita aimablement le bonjour en passant. Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta pour lui demander :

— Saviez-vous que Miss Buckley était fiancée à l’aviateur Michel Seton ?

Elle le regarda fixement, puis :

— Quoi ? Cet aviateur dont les journaux parlent tant ?

— Oui.

— Pas possible ! Il était fiancé à Miss Nick ? Ah ! par exemple ! C’est bien la première nouvelle !

— Au moins, sa surprise n’était pas simulée, dis-je une fois dans la rue.

— En effet, les sentiments de cette femme semblent sincères…

— Peut-être le sont-ils en réalité.

— Et ce paquet de lettres caché depuis des mois sous la lingerie ? Qu’en faites-vous ?

« Tout cela est très bien, me dis-je en moi-même, mais ne sommes-nous pas tous des Hercule Poirot et ne fourrons-nous pas toujours le nez dans ce qui ne nous regarde pas ? »

Je me gardai bien de formuler cette opinion à haute voix.

— Cette Ellen est une énigme, reprit Poirot. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas et qui ne laisse pas de me déplaire.

CHAPITRE XIV

LA MYSTÉRIEUSE DISPARITION DU TESTAMENT

Nous retournâmes à la clinique, où Nick fut surprise de nous revoir.

— Oui, Mademoiselle, dit Poirot en réponse au regard interrogateur de la jeune fille, je surgis à la manière du diable dans sa boîte ! D’abord, je vous apprendrai que j’ai mis le nez dans vos affaires, qui sont maintenant en ordre.

— Le besoin s’en faisait sentir depuis longtemps, dit Nick, incapable de réprimer un sourire. Vous êtes donc maniaque à ce point, Monsieur Poirot ?

— Demandez-le plutôt à mon ami Hastings.

La jeune fille tourna vers moi un regard interrogateur.

Je lui citai quelques particularités de Poirot, son désir de ne voir sur la table que des rôties faites de mie de pain carré ou des œufs de même grosseur ; ou encore son aversion pour le golf, qu’il qualifie de jeu de pur hasard dont les petits monticules de terre sur lesquels on place les balles constituent la seule originalité. Pour terminer, je mentionnai la fameuse affaire que Poirot parvint à résoudre grâce à sa manie de toujours aligner les bibelots sur la cheminée.

Poirot écoutait en souriant.

— Mon ami exagère un peu, dit-il lorsque j’eus terminé, mais dans l’ensemble il a raison. Figurez-vous, Mademoiselle, que je m’efforce sans cesse de persuader Hastings de se faire la raie au milieu de la tête et non sur le côté, tellement sa façon de se coiffer lui donne un air rustre et asymétrique !

— J’attends vos reproches, lui répondit Nick, car moi aussi je sépare mes cheveux sur le côté ! En revanche, la coiffure de Freddie doit vous plaire davantage !

— Je ne m’étonne plus qu’il admire tant votre amie, dis-je avec malice. J’en sais maintenant la raison.

— Trêve de plaisanterie, interrompit Poirot, arrivons aux choses sérieuses. Où diable se trouve votre testament ? Malgré mes efforts, j’ai été incapable de mettre la main dessus.

— Oh ! s’écria-t-elle en fronçant les sourcils, est-ce donc si important ? Après tout, je ne suis pas encore morte et il me semble que ces documents ne prennent de la valeur qu’au décès de leur auteur, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Néanmoins, votre testament m’intéresse : il m’inspire certaines petites idées que je voudrais mettre à profit. Réfléchissez bien, Mademoiselle, efforcez-vous de vous rappeler où vous l’avez mis, où vous l’avez vu pour la dernière fois.

— Je ne crois pas l’avoir rangé en un endroit particulier, répondit. Nick. Je n’assigne jamais aux choses une place déterminée. J’ai dû le jeter dans un tiroir.

— Vous ne l’avez pas fourré, par hasard, dans le panneau secret du salon ou de la bibliothèque ?

— Quel panneau secret ?

— Votre gouvernante, Ellen, prétend qu’il en existe un dans une de ces pièces.

— C’est tout simplement ridicule. En voilà une plaisanterie ! Ellen vous a dit cela ?

— Oui. J’ai compris qu’elle servait depuis très longtemps à la « Maison du Péril » et qu’un jour la cuisinière lui avait montré le fameux panneau.

— C’est bien la première fois que j’en entends parler. Peut-être grand-père en connaissait-il l’existence ; en ce cas, il me l’aurait sûrement indiqué. Ne croyez-vous pas qu’Ellen lâche bride à son imagination ?

— Ce n’est pas mon avis ! Il doit y avoir du vrai là-dessous, encore que cette femme ne m’inspire pas une entière confiance.

— Je n’irai pas jusque-là dans mon jugement, Williams est un peu simple, le gamin une vraie petite brute, mais tout en Ellen respire l’honnêteté.

— L’avez-vous autorisée, hier soir, à aller voir le feu d’artifice ?

— Naturellement, comme toujours en pareil cas, pourvu que le travail n’en souffre point.

— Cependant elle n’est point sortie.

— Mais si !

— Comment le savez-vous, Mademoiselle ?

— En réalité… je ne sais rien. Quand je lui ai donné cette permission, Ellen m’a remerciée : tout me porte donc à croire qu’elle voulait profiter de sa soirée.

— Pas le moins du monde, elle est demeurée à la maison.

— C’est bizarre !

— Vous trouvez ?

— Oui, car c’est certainement la première fois qu’elle manque le feu d’artifice. Vous a-t-elle dit pourquoi ?

— Ellen ne m’en a pas donné la véritable raison… j’en suis sûr.

— Attachez-vous un grand poids à cette réticence ?

Poirot leva, puis laissa retomber ses bras.

— Voilà précisément ce que je ne saurais affirmer, Mademoiselle… Pour le moment, je me contente de m’étonner.

— Cette histoire de panneau n’est pas moins curieuse, ajouta Nick. Vous a-t-elle montré l’endroit où il se trouvait ?

— Elle a prétendu ne pas s’en souvenir.

— Sornettes que tout cela !

— Tout porte à le croire.

— La pauvre fille doit sûrement perdre la tête.

— Ce n’est pas tout. Elle nous a avoué également que la « Maison du Péril » n’était pas un lieu sûr à habiter.

Nick eut un léger frisson.

— Je ne lui donnerai pas tort sur ce point, car il m’est arrivé d’éprouver moi-même ce sentiment… Une drôle d’atmosphère flotte dans cette vieille demeure…

Ses yeux, grands ouverts, s’assombrirent, comme frappés par le destin. Aussi Poirot s’empressa-t-il d’orienter la conversation sur d’autres terrains.

— Nous nous sommes écartés de notre sujet, Mademoiselle, c’est-à-dire de votre testament. Le dernier testament de Magdala Buckley.

— Je me souviens d’avoir écrit cette phrase : « Ceci est mon testament », et j’ajoutai : « Qu’on paie toutes mes dettes et frais de succession. » Je m’étais inspirée de ce que j’avais lu dans un livre.

— Vous n’avez donc pas utilisé un formulaire spécial ?

— Je n’en avais pas le temps. J’ai rédigé mes dernières volontés au moment d’entrer à la maison de santé. En outre, Mr Croft m’a avertie que les formulaires testamentaires comportaient des clauses dangereuses ; selon lui, il était préférable de faire un simple libellé sans tomber dans un texte par trop légal.

— Mr Croft ? Était-il donc présent ?

— Oui. C’est lui-même qui m’a demandé si j’avais songé à faire un testament. Jamais l’idée ne m’en serait venue. Il m’a dit : « Supposez que vous veniez à mourir in… in… »

— Intestat, précisai-je.

— C’est cela même. Si je décédais intestat, m’expliqua-t-il, presque tous mes biens reviendraient à l’état.

— Quel homme précieux, cet excellent Mr Croft !

— N’est-ce pas ? Il a pris Ellen et son mari comme témoins. Mais que je suis donc sotte !

Nous la regardâmes, surpris.

— Bien sûr. Je ne me pardonnerai jamais de vous avoir laissé chercher ce testament à la « Maison du Péril », alors qu’il se trouve entre les mains de Charles, mon cousin. Charles Vyse.

— Ah ! tout s’explique.

— Un homme de loi, avait ajouté Mr Croft, est tout désigné pour la garde d’un document de cette nature.

— Comme ce bon Mr Croft est respectueux des usages !

— Les hommes sont parfois utiles, dit Nick. Mr Croft me conseilla de confier cet acte à un homme d’affaires ou à la banque. Mon choix s’était arrêté sur Charles. Nous avons mis le testament sous enveloppe et l’avons adressé séance tenante à Mr Vyse.

Elle s’adossa à son oreiller et poussa un soupir.

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