La maison du péril Agatha Christie

— Je partage votre enthousiasme, mais pourquoi cette jeune fille vous passionne-t-elle autant ?

— Vous croyez qu’elle m’intéresse, moi ?

— Ma foi, si j’en juge par vos discours.

— Vous vous trompez, mon cher ami. Si cette jeune personne m’intrigue, son chapeau m’intrigue bien davantage.

Je le regardai avec surprise et constatai qu’il s’exprimait avec le plus grand sérieux.

— Mais, oui, Hastings, c’est ce chapeau qui m’intéresse. Regardez-le bien, ajouta-t-il en me tendant la coiffure.

— Il est très bien, dis-je perplexe, mais qu’a-t-il d’extraordinaire ? Quantité de femmes en portent de pareils.

— Pas exactement comme celui-ci.

Je l’examinai de plus près, sans toutefois lui découvrir de particularité.

— Voyez-vous, maintenant ?

— C’est un simple chapeau de feutre brun ; la forme me paraît élégante…

— Je ne vous demande pas de me le décrire. Alors, vous ne voyez rien de spécial ? Vraiment vous manquez d’esprit d’observation. Cela me surprend toujours chez vous ! Je vous en prie, vieux farceur, faites travailler vos cellules grises, et les yeux se chargeront du reste ; allons, regardez un peu…

Enfin, j’aperçus le point sur lequel il tenait tant à attirer mon attention. Le bout de l’index passé au travers du trou situé sur le bord, il faisait pivoter le chapeau comme une crécelle. Voyant que je commençais à comprendre, Poirot enleva son doigt et me confia le feutre. Le trou était parfaitement rond et sa raison d’être, s’il en avait une, me restait étrangère.

— N’avez-vous pas remarqué l’agitation de Miss Nick lorsqu’une guêpe la frôla tout à l’heure ?

— Ce n’est pas tout de même une guêpe qui peut faire un trou comme celui-ci.

— Bravo, Hastings ! Vous faites preuve d’une sagacité extraordinaire ! Et si ce trou avait été fait par une balle ?

— Par une balle ?

— Certainement, une balle comme celle-ci, par exemple.

Et au même instant il me montra, dans le creux de sa main, un minuscule objet.

— Voilà ce qui est tombé sur la terrasse, il y a un instant, lorsque nous parlions. Une balle perdue !

— Hein ?

— Deux centimètres de plus et la tête aurait été percée du même trou que le feutre ; vous comprenez maintenant, je suppose, l’intérêt que je porte à cette jeune fille et à son chapeau ?

« Avouons que ce préposé au crime ne manque pas d’audace en visant sa victime à quinze mètres d’Hercule Poirot ! Ce défi ne lui portera pas chance. Maintenant, entrons à « La Maison du Péril » et entretenons-nous avec Miss Nick. Le plus tôt sera le mieux, Hastings. N’a-t-elle pas dit qu’en trois jours elle avait trois fois échappé à la mort ? Le danger est proche.

CHAPITRE II

« LA MAISON DU PÉRIL »

— Poirot ! m’écriai-je, j’ai réfléchi.

— Félicitations, mon cher ; c’est un excellent exercice, je ne saurais trop vous engager à continuer.

Nous déjeunions tête à tête, installés à une petite table devant la fenêtre.

— Cette balle a dû être tirée tout près de nous, et cependant nous n’avons rien entendu.

— Croyez-vous vraiment que nous eussions dû entendre quelque chose dans ce calme reposant à peine troublé par le mouvement berceur des vagues ?

— C’est pour le moins mon avis.

— Eh bien ! vous vous trompez. Il est des sons auxquels l’oreille s’habitue, des canots automobiles de course ont évolué dans la baie. Vous vous en êtes d’ailleurs plaint au début, puis n’y avez plus fait attention. À peine entendrait-on le crépitement d’une mitrailleuse lorsque ces canots à moteurs sont en marche.

— Je reconnais que vous avez raison.

— Regardez, murmura Poirot, voici Miss Nick et ses amis qui viennent déjeuner. Je vais en profiter pour rendre le chapeau, cela sans préjudice de la visite que nous ferons par la suite à la « Maison du Péril ».

D’un pas agile, il traversa la salle et remit le feutre à Miss Buckley au moment où elle et ses amis s’attablaient. Le petit groupe se composait de Nick Buckley, du commandant Challenger, d’un autre homme et d’une deuxième jeune fille. De notre place, nous les distinguions imparfaitement. Néanmoins, je ressentais une sympathie croissante pour le marin dont le bon rire jovial fusait par intermittences.

Mon ami, préoccupé, parla peu pendant le repas. Constamment, il émiettait son pain, rangeait chaque objet rigoureusement à sa place, tout en marmottant quelques brèves réflexions. Après avoir essayé, en vain, de lier conversation, je compris bientôt qu’il valait mieux ne pas insister. Son déjeuner terminé, Poirot n’en demeura pas moins à table et ne se décida à la quitter qu’après le départ des quatre convives, qui gagnèrent le salon de l’hôtel. À peine venaient-ils de s’y installer que Poirot, de son pas le plus sûr, se dirigea de leur côté et s’adressa directement à Nick :

— Mademoiselle, pouvez-vous m’accorder un petit entretien ?

La jeune fille fronça les sourcils, et je vis tout de suite qu’elle appréhendait d’être importunée par ce petit étranger. Un peu à contrecœur, elle s’écarta du groupe de ses amis.

Dès que mon ami eut prononcé quelques paroles, je remarquai une expression de surprise sur le visage de Nick.

Je me sentais gauche et mal à l’aise. Fort heureusement, Challenger eut l’excellente idée de m’offrir une cigarette et de provoquer entre nous un échange de lieux communs qui me donna une certaine contenance. Il me sembla même que je lui inspirai plus de sympathie que son compagnon de table, un grand blond, aux cheveux vernissés et à la silhouette élégante ; infatué de sa personne, il arborait une attitude arrogante et des gestes précieux qui me le rendaient particulièrement odieux.

Quant à la femme assise en face de moi, son type peu banal rappelait une madone excédée de fatigue. Comme elle venait d’enlever son chapeau, elle révéla d’admirables cheveux d’un blond très clair, qui, séparés par le milieu, lui recouvraient les oreilles puis se rejoignaient sur la nuque en de délicieux entrelacements ; son visage émacié, plein d’attraits, était blême. De ses yeux gris clair, aux larges pupilles, elle m’observait d’un air indifférent. Tout à coup, elle m’adressa la parole :

— Veuillez vous asseoir, Monsieur, en attendant que votre ami en ait terminé avec Nick, dit-elle.

Le timbre de sa voix, affecté et langoureux, s’alliait harmonieusement à son expression de lassitude. À mes yeux, elle personnifiait le désenchantement le plus complet.

— Miss Buckley eut l’amabilité de porter secours à mon ami, ce matin, lorsqu’il s’est tordu le pied, lui dis-je en acceptant son invitation.

— Oui, Nick nous l’a expliqué.

Son regard posé sur moi demeurait aussi lointain que tout à l’heure.

— J’espère qu’il n’en souffre plus ?

J’eus la sensation de rougir.

— Ce n’est qu’une foulure passagère.

— Je me plais à vous entendre confirmer le récit de Nick. Je dois, en effet, vous prévenir que cette enfant, à l’imagination extrêmement fertile, possède un véritable don d’invention.

Je ne sus trop quoi répondre et mon embarras parut l’amuser.

— Nick est une de mes plus anciennes amies, continua-t-elle. N’empêche que je trouve parfois la fidélité une vertu bien fastidieuse, surtout lorsqu’elle est pratiquée par des Écossais qui l’observent comme ils respectent le dimanche ou pratiquent l’économie ! N’est-il pas vrai, Jim, que Nick ment avec une étonnante facilité ? Vous souvenez-vous de cette histoire à propos des freins de sa voiture ?

Le jeune homme répondit d’une voix chaude :

— Oui, je m’en souviens, et si j’ai dit qu’ils fonctionnaient bien, c’est qu’il en était ainsi, car j’ai la prétention de m’y connaître en voitures.

Il tourna légèrement la tête vers la rue, et parmi plusieurs autos en stationnement, j’en remarquai une extraordinairement longue et d’un rouge éclatant, alors que le capot était en métal brillant ; puisque le mot « super » jouit actuellement de la vogue, disons que c’était une « super-voiture ».

— Serait-ce votre voiture ? demandai-je à brûle-pourpoint.

— Oui, me répondit-il.

Poussé par un désir pervers, je faillis ajouter : « Je m’en doutais », lorsque Poirot nous rejoignit et, après une courte révérence aux autres, m’entraîna avec lui.

— Tout est réglé, mon cher. À six heures trente nous irons voir Miss Nick à « La Maison du Péril ». D’ici là, elle sera rentrée de sa promenade en voiture… et à bon port.

Cependant, sa physionomie et le ton de sa voix n’étaient pas aussi affirmatifs qu’il voulait me le faire croire.

— De quoi lui avez-vous parlé ?

— J’ai sollicité d’elle une entrevue… le plus tôt possible. Elle s’est fait prier… J’ai immédiatement deviné sa pensée en ce qui me concerne : « De quoi se mêle ce petit bonhomme ?… Est-ce un nouveau riche… ou un metteur en scène ? »… Si elle avait pu refuser, elle l’aurait fait, mais, prise à l’improviste, elle m’a répondu qu’elle serait de retour à six heures trente. Donc, tout va bien !

Mon approbation demeura inaperçue. Quant à la foulure de Poirot, il n’en était plus question et il avait recouvré son agilité de chat. Il passa son après-midi à faire les cent pas dans notre salon particulier et à marmonner tout en mettant chaque objet rigoureusement à sa place. Pour toute réponse, lorsque je lui adressais la parole, il agitait les mains et hochait la tête. Il était à peine six heures lorsque nous quittâmes l’hôtel.

— Il est inouï, remarquai-je pendant que nous traversions la terrasse, qu’un assassinat puisse être tenté dans un jardin d’hôtel ; un telle pensée est digne d’un fou.

— Je ne partage pas du tout votre avis. Tout d’abord, convenez avec moi que le jardin est peu fréquenté : il est de bon ton de s’asseoir sur la terrasse qui surplombe la baie et les touristes, de vrais moutons, viennent tous s’y installer. Moi, qui suis un original, je préfère la vue des jardins et, malgré cela, je ne vis rien. D’autre part, remarquez que le meurtrier peut aisément se dissimuler parmi les bouquets d’arbres, buissons et fleurs, en attendant le passage de sa victime. En venant de la « Maison du Péril », Miss Nick Buckley devait emprunter ce chemin-ci, d’autant plus qu’elle paraît appartenir à la catégorie des gens toujours en retard et qui choisissent les raccourcis !

— Le risque n’en demeure pas moins grand. S’il avait été vu, le meurtrier n’aurait pu prétendre à un accident.

— Certes non, cela peut simuler un accident.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien, simplement une idée. Pour le moment, laissons-la de côté, l’assassin ne risquait guère d’être découvert… à une condition…

— Laquelle ?

— Je me refuse à croire que vous ne devinez pas, Hastings.

— Je serais désolé de vous priver du plaisir de manifester votre perspicacité à mes dépens !

— Quelle ironie ! Eh bien ! voici… À condition qu’il soit inconnu de l’hôtel, sinon les gens auraient parlé : « Je me demande si ce ne serait Chose », ou encore : « Où donc était Un Tel lorsque le crime fut commis ? » Croyez-moi, Hastings, le meurtrier ou plus exactement le préposé au crime doit bien se cacher, voilà ce qui me tracasse pour le moment. J’essaie de me rassurer en pensant : « Ils sont quatre, rien ne peut survenir tant qu’ils resteront ensemble, à moins d’un prétendu « accident »… mais ce serait pure folie. »

« Il est encore de bonne heure, dit-il en se retournant, passons plutôt par la route, nous en profiterons pour examiner les abords de la propriété.

La grille de l’hôtel franchie, nous tournâmes à droite. La route escaladait une petite colline au faîte de laquelle s’amorçait une allée avec un écriteau ainsi libellé : Chemin privé.

Nous suivîmes cette allée sur quelques centaines de mètres jusqu’au point où elle aboutit à deux grandes grilles en assez mauvais état et auxquelles une bonne couche de peinture n’aurait pas nui.

Passé ces portes, à droite, se dressait un petit pavillon dont l’aspect soigné contrastait singulièrement avec les grilles et les allées envahies d’herbes folles. Les fenêtres, dont les châssis et les chambranles avaient été repeints récemment, étaient garnies de rideaux propres aux coloris éclatants.

Nous aperçûmes, penché au-dessus d’un parterre de fleurs, un personnage vêtu d’un costume Norfolk usagé : au grincement des gonds rouillés de la grille, il se redressa et nous regarda. C’était un individu d’une soixantaine d’années, grand et fort, presque chauve, au visage battu par les intempéries et aux yeux d’un bleu vif. Il offrait l’aspect d’un brave homme.

— Bonsoir, dit-il en nous voyant passer.

Après lui avoir répondu et comme nous poursuivions notre chemin, il me sembla sentir ses yeux bleus nous scruter dans le dos.

— Je me demande… dit Poirot.

Mais il n’alla pas plus loin et je ne sus pas ce qui le préoccupait.

La maison, grande et d’aspect plutôt morne, était entourée d’arbres dont certaines branches frôlaient le toit. D’un coup d’œil rapide, Poirot mesura le délabrement de cette antique demeure, puis il tira la sonnette, une vieille sonnette qui nécessitait une force herculéenne pour l’actionner, mais qui, une fois mise en branle, émettait à l’intérieur un son de glas.

Une femme d’un certain âge, habillée de noir, vint nous ouvrir. Elle nous apprit que Miss Buckley n’était pas encore rentrée. Poirot lui expliqua que nous avions rendez-vous, ce qui n’alla pas sans difficulté, la respectable dame, à l’instar de beaucoup de ses congénères, paraissant nourrir une certaine méfiance à l’égard des étrangers. En fin de compte, elle nous fit entrer dans le salon pour attendre le retour de Miss Buckley.

Contrairement à ce que nous avions vu jusqu’à présent, cette pièce ne présentait aucune note de tristesse. Elle donnait sur la mer, et le soleil y pénétrait à flots. D’aspect pauvre, l’ameublement était des plus disparates, des meubles d’un moderne agressif voisinaient avec d’autres de l’époque victorienne. Les rideaux étaient de brocart fané. En revanche, la couverture des sièges était neuve et gaie et les coussins énormes. Sur les murs, des portraits de famille, dont plusieurs offraient un certain intérêt. Dans un coin, un gramophone et des disques épars, un appareil portatif de T.S.F. Pas ou peu de livres. Un journal était resté ouvert sur le divan. Poirot le prit puis le reposa avec une grimace : c’était le St Loo Weekly Herald and Directory. Brusquement, il s’en saisit de nouveau et il était en train d’en parcourir une colonne lorsque Miss Nick Buckley fit son apparition.

— Apportez la glace, Ellen, fit-elle avant de s’adresser à nous.

— Eh bien ! me voici. J’ai enfin réussi à me débarrasser de mes amis. Je meurs d’envie de vous entendre ! Serais-je la femme fatale tant recherchée par les cinéastes ? Vous prenez un air si solennel ! Il ne saurait évidemment s’agir que d’autre chose, je vous en prie, faites-moi un pont d’or.

— Hélas ! Mademoiselle… commença Poirot.

— N’allez pas me détromper. Ne venez pas me dire que vous peignez des miniatures et m’obliger à vous en acheter une ! Non, pas avec cette moustache-là !… Votre séjour au Majestic dont la cuisine est la plus exécrable et les prix les plus élevés de toute l’Angleterre, non, c’est impossible !

La femme qui nous avait ouvert revint dans la pièce, portant un plateau chargé de bouteilles et de glace. Tout en préparant des cocktails d’une main experte, Nick continuait à parler. Je crois que le mutisme de Poirot (si contraire à ses habitudes) finit par l’impressionner, car elle cessa brusquement d’emplir les verres et prononça :

— Eh bien ?

— Eh bien ! merci, Mademoiselle !

Prenant le cocktail qu’elle lui offrait, Poirot ajouta :

— À votre bonne santé, Mademoiselle. À votre bonne santé présente et future !

Les réticences contenues dans l’intonation, de ce souhait bizarre n’échappèrent pas à la jeune fille.

— Que… se passe-t-il ?

— Mademoiselle, ceci…

Et il lui montra la balle dans le creux de sa main. Elle la prit d’un air renfrogné.

— Savez-vous ce que c’est ?

— Bien sûr. C’est une balle.

— Précisément. Ce n’est pas une guêpe qui vous a frôlé le visage, ce matin, mais cette balle-ci.

— Qu’insinuez-vous par là ? Un fou s’exerçait à tirer des balles dans les jardins de l’hôtel ?

— On serait tenté de le croire.

— Je finirai par m’imaginer qu’un charme protège ma vie.

— Ce serait donc… la quatrième fois…

— Très juste, la quatrième fois.

— Pourriez-vous, Mademoiselle, me fournir quelques détails au sujet des trois autres… accidents ?

Elle le regarda, surprise.

— Je voudrais m’assurer qu’il s’agissait bien d’accidents, insista Poirot.

— Que voulez-vous que ce soit ?

— Ne pensez-vous pas, au contraire, que quelqu’un attente à votre vie ?

Pour toute réponse, Nick éclata de rire. Cette seule pensée paraissait l’amuser éperdument.

— Quelle merveilleuse aventure, cher Monsieur ! Qui donc aurait intérêt à me tuer ? Je ne suis pas la belle héritière dont la mort libère des millions. Pour moi, ce serait un sport de savoir que quelqu’un cherche à me supprimer, mais il me faut abandonner cet espoir !

— Voulez-vous, Mademoiselle, m’entretenir de ces accidents ?

— Volontiers, mais ils sont de la plus plate banalité. Un tableau, pendu à la tête de mon lit, se décrocha au milieu de la nuit. Par bonheur, je venais de me lever pour fermer une porte qui battait et m’empêchait de dormir. Si j’avais été couchée, par son poids ce tableau m’aurait tuée. Voici pour le premier épisode.

— Contez-nous le second, je vous en prie.

— Celui-ci est encore plus banal. Pour aller me baigner, j’emprunte un sentier tortueux qui conduit de la falaise à la mer. Un jour, au moment où j’arrivais au rocher qui surplombe ce chemin, une énorme pierre se détacha au-dessus de moi et dévala à toute vitesse, me manquant d’un cheveu.

« Le troisième est d’un ordre tout différent. Les freins de ma voiture fonctionnaient mal. Le mécanicien m’en expliqua les raisons, mais je n’y compris rien. Toujours est-il que si j’avais tenté de descendre la côte, je n’aurais pu m’arrêter : une catastrophe en serait résultée et j’y aurais laissé ma vie. Grâce à mon éternelle étourderie, je dus faire demi-tour pour revenir réparer un oubli et je m’en tirai par une bénigne collision avec la haie de lauriers.

— Vous ne vous rappelez pas la cause du mauvais fonctionnement de vos freins ?

— Non, mais le patron du garage Mott vous le dira. Il s’agissait, je crois, d’une simple pièce dévissée. Je me demandai si le petit garçon d’Ellen (ma dame de compagnie qui vous a reçus) n’y avait pas touché. La mère s’assura que non. Après tout, peut-être quelque chose s’est détraqué tout seul, quoi qu’en pense Mott.

— Où est votre garage, Mademoiselle ?

— De l’autre côté de la maison.

— Est-il toujours fermé à clef ?

Nick ouvrit de grands yeux pleins de surprise.

— Mais non, bien sûr que non !

— N’importe qui peut donc tripoter votre voiture, sans être vu ?

— Oui, mais c’est une hypothèse tellement invraisemblable !

— Non, Mademoiselle, nullement invraisemblable. Vous ne saisissez pas. Vous courez un grave danger, un très grave danger, c’est moi qui vous l’assure, mais vous ignorez sans doute qui je suis ?

— Oui, répondit Nick, très émue.

— Je suis Hercule Poirot.

— Ah ! dit Nick, d’un ton peu convaincu.

— Vous connaissez mon nom ?

— Certainement.

Elle eut un petit mouvement de gêne et dans ses yeux apparut une lueur d’inquiétude. Poirot, qui l’observait, s’en aperçut et, lui demanda :

— Je vous intimide à ce point ? Cela provient, probablement, de ce que vous n’avez pas lu mes livres.

— Euh ! C’est-à-dire pas tous, mais votre nom ne m’est pas inconnu.

— Mademoiselle, vous êtes une jolie petite menteuse. (J’eus un soubresaut, me souvenant de notre conversation au Majestic, après le déjeuner.) J’oubliais… Mademoiselle… vous n’êtes qu’une enfant et vous n’avez jamais entendu parler de moi. La réputation se perd vite, mon ami ici présent va vous renseigner sur mon compte.

Nick me lança un coup d’œil pendant que, très embarrassé, je m’éclaircissais la voix.

— M. Poirot est… euh… était un… grand détective, débutai-je.

— Ah ! mon cher ami ! s’écria Poirot, est-ce là tout ce que vous trouvez à dire ? Allons, dites à Mademoiselle que je suis un détective unique, inégalé et inégalable.

— Eh bien ! à présent, c’est chose faite, déclarai-je froidement, vous l’avez renseignée vous-même !

— Oui, mais il est toujours plus agréable de ménager sa propre modestie et de laisser aux autres le soin de chanter vos louanges.

— À quoi bon posséder un chien s’il faut aboyer à sa place ? jeta Nick en plaisantant. À propos, qui est le chien ? Le docteur Watson, sans doute ?

— Mon nom est Hastings, rectifiai-je, légèrement vexé.

— Où eut lieu la bataille de 1066[1] ! continua Nick. Qui ose prétendre que j’ignore mon histoire ? Quelqu’un voudrait me tuer ? Ce complot me passionnerait, mais j’ai peine à y croire. Ces histoires-là n’existent que dans les romans. M. Poirot ressemble à un chirurgien qui a découvert une opération ou à un médecin qui a inventé une maladie et souhaite en voir l’humanité entière accablée !

— Allons ! Soyez sérieuse ! tonitrua Poirot. Vous autres, jeunesses d’aujourd’hui, ne croyez plus à rien. Quelle bonne farce, hein, Mademoiselle, si on avait ramassé votre adorable petit corps dans le jardin de l’hôtel, avec dans la tête, la balle qui s’est heureusement logée dans votre chapeau. Vous n’auriez pas eu l’occasion de rire, alors…

— Des rires célestes eussent, en ce cas, égayé une prochaine séance de spiritisme, répondit Nick. Maintenant, Monsieur Poirot, trêve de plaisanteries. Tout ce que vous me dites est fort aimable, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit tout bonnement d’accidents.

— Vous êtes têtue en diable !

— Précisément, c’est de là que je tiens mon nom[2]. D’après la légende, mon grand-père aurait vendu son âme au Malin, et tout le monde le baptisa « vieux Nick ». C’était, paraît-il, un fripon, mais plein d’esprit. Je l’adorais et le suivais pas à pas. Voilà pourquoi l’on nous nomma le vieux Nick et la jeune Nick. En réalité, je m’appelle Magdala.

— Ce nom sort du commun.

— C’est en quelque sorte un nom de famille, car il y eut de nombreuses Magdala chez les Buckley. En voici une, par exemple, dit-elle en nous désignant un tableau pendu au mur.

— Ah ! dit Poirot.

Puis observant un autre portrait posé au-dessus de la cheminée, il poursuivit :

— Ce Monsieur serait-il votre grand-père, Mademoiselle ?

— Oui. N’est-ce pas que ce portrait est remarquable ? Jim Lazarus m’en a offert un bon prix, mais je ne veux pas m’en séparer. J’aime trop le « vieux Nick ».

— Ah ! s’exclama Poirot.

Et après un court silence :

— Si vous le voulez bien, revenons à nos moutons. Mademoiselle, je vous en supplie, ne plaisantons pas. Vous courez un grave danger. Aujourd’hui même, quelqu’un a tiré sur vous avec un revolver Mauser.

— Un revolver Mauser ?

Nick demeura interdite.

— Pourquoi cette surprise ? Connaissez-vous quelqu’un qui en détienne un ?

Elle sourit.

— Oui… moi-même.

— Vous-même ?

— Il appartenait à mon père, qui le rapporta de la guerre, et depuis je l’ai toujours vu traîner, çà et là. L’autre jour, il se trouvait dans ce tiroir.

Elle désignait un bureau ancien. Comme sous l’impulsion d’une pensée subite, elle traversa la pièce et ouvrit le tiroir. Son visage devint blême et, d’une voix tremblante, elle s’écria :

— Oh !… il n’y est plus !

CHAPITRE III

DES ACCIDENTS

Dès lors, la conversation prit un ton différent. Jusque-là, plusieurs causes avaient mis Poirot et la jeune fille en opposition. L’abîme des années les séparait, la réputation de Poirot signifiait peu de chose à Nick qui appartenait à cette génération à laquelle seuls importent les grands noms du jour. Les avertissements que lui prodiguait mon ami restaient lettre morte pour elle. Poirot lui faisait l’effet d’un vieil étranger, plutôt burlesque, à l’esprit curieusement mélodramatique.

Cette attitude déconcertait le fameux détective et blessait son amour-propre. Selon lui, le monde entier connaissait Hercule Poirot et voici que quelqu’un osait l’ignorer ! Ce fait ne pouvait que l’aider à arriver à ses fins.

Néanmoins, la disparition du revolver allait ouvrir une phase nouvelle, Nick cessant de considérer l’affaire comme une aimable plaisanterie, encore qu’elle fût incapable de lui accorder tout le sérieux qu’elle méritait.

Elle revint s’asseoir sur le bras d’un fauteuil et murmura :

— Tout cela est, en effet, assez mystérieux.

Poirot se tourna brusquement de mon côté :

— Vous souvenez-vous, Hastings, de ma petite idée de tout à l’heure ? Eh bien, elle était justifiée ! Supposez qu’on ait découvert le corps de Mademoiselle dans le jardin de l’hôtel ? Que se serait-il passé ? Étant donné la solitude de cet endroit, on ne se serait aperçu du drame qu’après plusieurs heures, et comme par hasard on aurait ramassé l’arme à ses côtés, cette brave Mrs Ellen l’aurait identifiée et la mort de Miss Buckley eût été attribuée à des chagrins intimes ou à une dépression nerveuse.

— C’est vrai, reconnut Nick, j’ai été abominablement tourmentée depuis quelque temps, et tout le monde me prétend nerveuse…

— … Tout eût plaidé en faveur du suicide, d’autant plus qu’on eût relevé vos empreintes sur le revolver !

— Que cela est donc amusant ! s’écria-t-elle.

Cependant, à l’intonation de sa voix, il me fut agréable de constater que Nick était loin de s’amuser. Poirot, d’ailleurs, interpréta cette exclamation comme il convenait.

— N’est-ce pas, Mademoiselle ? Toutefois, prenez garde : le moment est grave ; nous avons assez de quatre échecs ; la cinquième tentative pourrait fort bien tourner au tragique.

— Faites avancer le corbillard ! plaisanta Nick à voix basse.

— Inutile, Mademoiselle, nous sommes ici, mon ami et moi, pour parer à une telle éventualité !

Le « nous » de Poirot m’alla droit au cœur, il entre si peu dans ses habitudes de tenir compte de mon existence !

— Oui, ajoutai-je, ne vous alarmez pas outre mesure, Miss Nick, nous sommes là pour vous protéger.

— Combien je vous suis reconnaissante ! repartit la jeune fille. Convenez cependant avec moi que l’aventure ne manque pas de pittoresque et d’émotion.

Malgré l’attitude dégagée qu’elle affectait, je décelai un certain trouble dans son regard.

— L’essentiel, dit Poirot, est de procéder sans retard à un petit interrogatoire.

S’étant confortablement calé dans son fauteuil, il observa Nick d’un air paternel.

— Permettez d’abord, Mademoiselle, que je vous pose une question conventionnelle : vous connaissez-vous des ennemis ?

Nick hocha la tête comme pour manifester un regret :

— Je crains bien que non, dit-elle en manière d’excuse.

— Dans ce cas, écartons ce facteur.

Puis, à la façon du détective de roman ou de cinéma, il poursuivit :

— À qui pourrait profiter votre disparition ?

— Je n’en sais rien, avoua Nick. Voilà pourquoi tout cela me paraît si dénué de sens. Il y a bien cette vieille masure, dont le toit fuit comme une passoire, mais elle est hypothéquée au-delà de sa valeur ; d’autre part, je ne suppose point que la falaise sur laquelle nous nous trouvons recèle un trésor ou une mine de charbon !

— Vous dites que la propriété est hypothéquée ?

— Oui, à mon corps défendant. À deux reprises, il m’a fallu acquitter des droits de succession : d’abord, lors du décès de mon grand-père, voilà six ans, puis à la mort de mon frère. Ce fut l’écroulement de ma petite fortune.

— Et votre père ?

— Il revint mutilé de la guerre, puis contracta une pneumonie dont il succomba en 1919. Ma mère mourut alors que j’étais en bas âge. Je vécus ici avec mon grand-père. Lui et papa ne s’entendaient guère (et pour cause). Mon père me confia à ses soins et s’en alla à travers le monde. Mon frère Gerald ne sympathisait pas non plus avec grand-père et sans doute ne me serais-je pas davantage entendue avec lui si j’eusse été un garçon. Le fait d’être une fille me sauva. Grand-père se plaisait à dire que seule je chassais de race et que j’avais, en particulier, hérité de son esprit.

Elle poursuivit en riant :

— C’était un vieux drôle, incroyablement veinard. Dans la région, on prétendait que tout ce qu’il touchait se transformait en or. En vérité, il avait la passion du jeu et il perdit tout ce qu’il possédait. À sa mort, il ne laissa pour ainsi dire rien, hormis cette propriété ; à cette époque, j’avais seize ans et Gerald vingt-deux. Mon frère trouva la mort dans un accident d’automobile, il y a trois ans, et voilà comment cette maison m’échut.

— Et après vous, Mademoiselle ?… Qui est votre parent le plus proche ?

— Mon cousin Charles Vyse, qui est avocat dans ce pays. C’est un homme excellent et capable, mais ennuyeux au possible. Il s’efforce de bien me conseiller et de refréner mes goûts extravagants.

— Est-ce lui qui gère vos intérêts ?

— Oui, bien que le mot soit trop important pour le peu qui reste à gérer ! Il se chargea de l’hypothèque et me procura un locataire pour le pavillon.

— Ah ! le pavillon, j’allais vous en parler. Il est loué, dites-vous ?

— Oui, à des Australiens du nom de Croft. Ce sont des gens extrêmement aimables, voire un peu tyranniques dans leur affection. À tout bout de champ, ils m’apportent tantôt des brins de céleri, des petits pois précoces et d’autres cadeaux du même acabit. Mon indifférence pour le jardinage les scandalise outrageusement. À vrai dire, ce sont des raseurs, surtout lui, dont l’amitié est facilement débordante. Quant à elle, c’est une pauvre infirme, étendue du matin au soir. Tout cela est secondaire : l’essentiel est qu’ils paient le loyer.

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