La maison du péril Agatha Christie

— Je n’ai perçu que le crépitement des pétards et le sifflement des fusées.

— C’est bien cela, commenta l’inspecteur. Il n’est guère possible de distinguer la détonation d’un coup de feu parmi tout ce vacarme. Vous ne soupçonnez pas qui est l’auteur des attaques dont vous fûtes l’objet ?

— Pas du tout, répondit Nick.

— Parbleu ! Selon moi, il s’agit d’un maniaque, ce qui ne simplifie pas l’affaire. Allons, je ne veux pas, ce soir, vous accabler d’autres questions. Ce drame m’afflige plus que je ne saurais dire.

À son tour, le docteur Graham s’approcha de la jeune fille.

— Je vous recommande de ne pas rester davantage ici, Miss Buckley. Mr Poirot, avec qui je m’en suis entretenu, partage ma façon de voir. Après un tel coup, il vous faut un repos complet et je connais une clinique où vous serez parfaitement bien.

Interrogeant Poirot du regard, Nick lui demanda :

— Est-ce à cause de l’émotion que je viens de ressentir ?

Le détective s’avança.

— Je veux que vous soyez en sécurité, mon enfant, non seulement pour vous, mais pour ma tranquillité personnelle. La vigilance d’une infirmière sérieuse, à vos côtés, me paraît indispensable.

— Oui, reprit Nick, j’entends très bien, mais vous ne semblez pas comprendre que ma frayeur est passée. Si quelqu’un désire me tuer, qu’il ne se gêne pas… peu m’importe, maintenant.

— Chut ! chut ! Calmez vos nerfs ! dis-je.

— Vous ne savez pas. Aucun de vous ne sait ce qui se passe en moi.

— Suivez notre conseil, poursuivit le docteur sur un ton plein de sollicitude. Si vous le permettez, je vous conduirai dans ma voiture ; ensuite, je vous ferai prendre un léger soporifique qui vous procurera une nuit calme. Qu’en dites-vous ?

— Faites ce qui vous plaira. Quant à moi, cela me laisse tout à fait indifférente.

— J’imagine facilement votre état d’esprit, Mademoiselle, lui dit Poirot en lui touchant le bras d’un geste fraternel. Vous me voyez confus d’avoir échoué si lamentablement. Moi qui vous avais offert ma protection, je n’ai rien su éviter, je suis un misérable. Pardonnez-moi.

— Je vous en prie, lui répondit Nick de la même voix lasse. Vous n’avez rien à vous reprocher. Je suis sûre que vous avez rempli tout votre devoir. Nul au monde n’aurait pu empêcher ce malheur. De grâce, cessez de vous tourmenter à ce sujet.

— Vous êtes l’indulgence même, Mademoiselle.

— Non, je…

Elle s’interrompit brusquement en entendant la voix de George Challenger qui se précipitait en coup de vent dans la pièce.

— Que se passe-t-il ? s’écria le jeune marin. J’arrive à l’instant et je trouve deux agents de police à la grille. De quoi s’agit-il ? On m’apprend que quelqu’un est mort. Je vous en supplie, renseignez-moi. Serait-ce… Nick ?

Le ton de sa voix trahissait une profonde angoisse. Au même moment, je me rendis compte que Poirot et le docteur lui interceptaient complètement la vue de la jeune fille. Sans donner à ses interlocuteurs le temps de répondre, il réitéra sa question :

— Dites-moi… ce n’est pas possible… Nick n’est pas morte ?

— Tranquillisez-vous, cher Monsieur, lui répondit Poirot d’un ton calme, elle est en vie.

Il se rangea de côté et Challenger put voir Nick allongée sur le sofa.

Durant quelques secondes, Challenger ne put en croire, ses yeux. Puis, tel un homme ivre, il balbutia :

— Nick… Nick…

Tout à coup, il tomba à genoux près du divan. La tête dans les mains, il prononça d’une voix étouffée :

— Nick, ma chérie, je vous avais crue morte.

Nick essaya de se redresser.

— Voyons, George, vous voyez bien que je suis vivante ; ne faites donc pas le sot.

Il se releva et, l’air anxieux, promena ses regards autour de la pièce.

— Mais quelqu’un est mort, m’a dit un des agents.

— Oui, répondit Nick. C’est Maggie… cette pauvre Maggie. Oh !…

La douleur lui crispa le visage. Le docteur et Poirot, la soutenant chacun d’un côté, l’aidèrent à se lever et à sortir du salon.

— Plus tôt vous vous coucherez, mieux cela vaudra, dit le docteur. Je vous emmène immédiatement. J’ai prié Mrs Rice de vous préparer quelques objets de toilette indispensables.

Lorsqu’ils eurent franchi la porte, Challenger me prit par le bras.

— Je n’y comprends rien. Où l’emmènent-ils ?

Je le mis au courant.

— Maintenant, Hastings, je vous en prie, racontez-moi tout ce drame. Cette pauvre Maggie !

— Venez prendre un cordial pour vous remettre un peu d’aplomb. Vous me paraissez horriblement défait.

— Peuh ! Que m’importe !

« J’ai été terrifié en pensant qu’il pouvait s’agir de Nick, me dit-il une fois que nous fûmes dans la salle à manger.

Aucun doute ne pouvait subsister sur la nature des sentiments du commandant Challenger à l’égard de Nick : jamais admirateur ne dévoila plus ouvertement les replis de son cœur.

CHAPITRE IX

DE A À J

Jamais je n’oublierai, je crois, la nuit qui suivit. Poirot fut en proie à une telle dépression morale que son état finit par m’alarmer sérieusement. Marchant de long en large dans sa chambre, il s’adressait les pires reproches et demeurait insensible aux apaisements que je ne cessais de lui prodiguer.

— À quoi bon professer une trop haute opinion de moi-même ? J’en suis cruellement puni. Qui aurait pu imaginer pareille audace ? Moi qui pensais avoir pris toutes les précautions… j’avais simplement prévenu l’assassin…

— Comment cela ?

— J’avais, pour ainsi dire, établi un cordon de sécurité autour de Miss Nick et presque sous nos yeux il a passé au travers ! Malgré notre vigilance à tous, l’assassin n’en a pas moins atteint son but !

— Pas tout à fait, remarquai-je.

— Par pur hasard, seulement ! Selon moi, cela revient au même. Quelqu’un a payé de sa vie notre négligence. Peut-on sacrifier une existence humaine ?

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire.

— J’en suis bien persuadé, mon cher Hastings. Cette méprise de l’assassin aggrave encore la situation, en ce sens qu’il ne considère certainement pas sa tâche terminée. Me comprenez-vous bien ? De tout cela, il peut résulter la suppression d’une seconde vie.

— Sûrement pas pendant votre séjour ici ! m’écriai-je, indigné.

— Merci, mon ami ! Merci de votre foi et de votre confiance. Vos paroles m’insufflent un nouveau courage. Ah ! non ! Hercule Poirot ne va pas commettre une nouvelle faute. Un cadavre suffit ! Je redresserai mon erreur, car il s’agit purement d’une erreur ! J’ai manqué d’ordre et de méthode dans mes idées pourtant si bien équilibrées. Je vais tout reprendre par le commencement ; cette fois, j’agirai à coup sûr.

— En somme, vous persistez à croire Miss Nick en danger ?

— Naturellement, sinon pourquoi l’aurais-je fait entrer dans une clinique ?

— Le choc ne fut alors qu’un simple prétexte…

— Le choc ! Peuh ! Ne se remet-on pas d’une émotion, tout aussi bien et même mieux chez soi que dans une maison de santé ? Pensez-vous qu’il soit indispensable de fouler un linoléum vert, d’entendre continuellement des infirmières bavarder autour de vous, ou de prendre vos repas servis sur un plateau, pour recouvrer un peu de quiétude morale ? Non, certes, non ! Seule une question de sécurité m’a inspiré ce plan auquel le docteur a bien voulu souscrire. Personne, pas même son ami le plus intime, ne sera autorisé à approcher Miss Buckley. Seuls vous et moi pourrons la voir. Quant aux autres visiteurs…

« Impossible, ordre du docteur ! » leur dira-t-on. Voilà un ordre que chacun devra respecter.

— Oui, mais…

— Mais, quoi, Hastings ?

— On ne peut en user indéfiniment.

— Très juste, et je ne vois en cela que l’occasion de reprendre haleine. Convenez avec moi que la nature de nos opérations est toute différente.

— En quel sens ?

— Au début, notre mission consistait à protéger Miss Nick. À présent, notre tâche devient beaucoup plus aisée : il s’agit de donner la chasse au meurtrier.

— Vous trouvez cela plus aisé ?

— Certainement. Ainsi que je vous le disais l’autre jour, l’assassin a signé le crime de son nom. Il s’est avancé en pleine lumière.

— Vous croyez que… (j’hésitais à émettre ma pensée) vous croyez que la police ait raison ? Que ce soit le meurtre d’un fou, d’un déséquilibré ?

— Plus que jamais, je suis persuadé du contraire.

— En réalité, vous croyez que…

Je me tus, Poirot prenant sur lui d’achever ma phrase :

— Que le criminel appartient à l’entourage de Miss Nick ? C’est mon intime conviction.

— En tout cas, cette hypothèse ne tiendrait pas pour hier soir ; nous étions tous réunis, et…

Poirot m’interrompit :

— Hastings, oseriez-vous affirmer que personne n’a quitté notre petite société, hier soir, au bord de la falaise ? Vous porteriez-vous garant de la présence ininterrompue de qui que ce fût ?

— Non. Je ne saurais fournir un tel témoignage. Il faisait noir et chacun se déplaçait plus ou moins. J’ai bien remarqué Mrs Rice, Lazarus, vous-même, Croft, Vyse… mais seulement à intervalles irréguliers.

Poirot fit un signe approbateur.

— Tout à fait d’accord. Les deux jeunes filles retournent à la maison ; l’assassin s’écarte sans être vu et se dissimule derrière ce sycomore planté au milieu de la pelouse. Il aperçoit Nick Buckley (ou plus exactement celle qu’il croit être Nick Buckley) qui sort du salon et passe auprès de lui… il tire trois balles d’affilée…

— Trois ? interrompis-je.

— Oui, il ne voulait pas, cette fois, manquer sa victime. On retrouve trois balles dans le cadavre.

— C’était risqué, n’est-ce pas ?

— Beaucoup moins qu’un simple coup de feu. Un Mauser ne fait pas grand bruit et la détonation a dû se confondre avec celles du feu d’artifice.

— Avez-vous ramassé le revolver ?

— Non, et c’est précisément ce qui apporte à mes yeux une preuve irréfutable que le crime n’est pas l’œuvre d’un étranger. Nous admettons, n’est-ce pas, que la première disparition du revolver de Miss Buckley n’avait d’autre but que de faire croire au suicide de Nick ?

— Oui.

— Eh bien ! maintenant, cette hypothèse disparaît. Le meurtrier sait pertinemment que nous ne nous laisserons pas leurrer par les apparences. Il nous devine au courant de ses intentions.

Après réflexion, je me rangeai aux déductions logiques de mon ami.

— À votre avis, qu’a-t-il fait de l’arme ?

Poirot haussa les épaules.

— C’est difficile à dire. Toutefois, la mer étant toute proche, il était facile de l’y jeter… c’est, du moins, ce que j’aurais fait !

Le ton froid et positif de mon ami me fit courir un frisson dans le dos.

— Pensez-vous qu’il se soit aperçu immédiatement de son épouvantable méprise ?

— Non, je ne le crois pas, dit Poirot. La surprise a dû lui être fort désagréable lorsqu’il a appris la vérité. Conserver un visage impassible et ne pas se trahir représente un tour de force.

À ce moment précis, je me rappelai l’attitude équivoque de la femme de chambre Ellen, et j’en touchai un mot à Poirot, qui sembla intéressé.

— Vous dites qu’elle parut consternée en apprenant que Maggie était morte ?

— Oui.

— C’est d’autant plus curieux que la tragédie, en elle-même, ne l’étonna pas outre mesure. Il y a là un fait qui mérite d’être approfondi. Qui est cette Ellen, à l’allure si sereine, si « respectable » au sens anglais du mot ? Serait-ce elle qui…

Il s’interrompit.

— Quant aux simulacres d’accidents, l’intervention d’un solide gaillard a été nécessaire pour précipiter cette roche en bas de la falaise, remarquai-je.

— Rien n’est moins sûr : elle a pu être déplacée au moyen d’un levier, ce qui nécessite une force sensiblement moindre.

Poirot continua de marcher de long en large.

— Quiconque était présent hier soir à la « Maison du Péril » peut être soupçonné, mais j’ai peine à croire qu’il s’agisse d’un des invités. Pour la plupart, c’étaient de simples connaissances et il n’existait aucune intimité entre eux et la maîtresse de maison.

— Charles Vyse était présent… remarquai-je.

— Nous n’aurons garde de l’oublier ; c’est le personnage dont il faudra même se méfier le plus. Suivant la coutume, nous sommes amenés à rechercher le mobile de l’assassin, conclut mon ami en se jetant dans un fauteuil face au mien.

« Oui, il est nécessaire de découvrir avant tout le mobile du crime, reprit Poirot après un court silence. Arrivé à ce point d’une enquête, je suis toujours dérouté, mon cher Hastings. Qui peut donc avoir intérêt à se débarrasser de Miss Nick ? Moi, Hercule Poirot, j’ai envisagé les suppositions les plus absurdes et je sens que je finis par m’affubler de la mentalité d’un détective de bas roman-feuilleton.

« D’abord, examinons le cas du grand-père, le « vieux Nick », qui s’est, prétend-on, ruiné au jeu. En a-t-il bien été ainsi ? Voilà la question que je me pose. N’aurait-il pas, au contraire, caché sa fortune en un coin quelconque de la « Maison du Péril » ? C’est, je l’avoue, ce qui m’a incité à demander à Miss Nick si personne ne lui avait jamais offert d’acheter sa propriété.

— Mon cher Poirot, votre idée est éblouissante et mérite d’être retenue.

Poirot émit un grognement.

— Je me doutais bien que cette hypothèse séduirait votre esprit à la fois romanesque et simpliste : Un trésor enfoui… quelle agréable perspective !

— Hé ! Pourquoi pas ?

— Parce que souvent les suppositions les plus simples se rapprochent davantage de la réalité. J’ai songé ensuite au père de Nick, et me suis permis les conjectures les plus déshonorantes à son égard. Il voyageait beaucoup ; eh bien ! supposons, me suis-je dit, qu’il ait volé un joyau… une pierrerie dans un temple. Des prêtres vengeurs se lancent à sa poursuite. Hélas ! voilà jusqu’où je suis tombé !

« D’autres idées m’ont hanté à son sujet ; j’ajoute tout de suite qu’elles sont plus dignes et plus vraisemblables. Aurait-il, au cours de ses pérégrinations, contracté un second mariage ? Existerait-il un héritier plus proche que Mr Charles Vyse ? Mais tout cela n’aboutit à rien, car l’héritage recueilli représente, en fin de compte, bien peu de valeur.

« Je n’ai écarté aucune éventualité, même cette offre que fit Lazarus à Miss Buckley et dont elle nous parla, un jour, au hasard d’une conversation. Vous en souvenez-vous, cette proposition d’acheter le portrait du grand-père ? J’ai télégraphié samedi dernier pour demander un expert qui examinera cette toile. J’ai d’ailleurs prévenu ce matin, par lettre, Miss Nick de mon intention. Si cette œuvre valait plusieurs milliers de livres sterling ? »

— Vous ne pensez tout de même pas qu’un homme comme le jeune Lazarus… ?

— Est-il si riche ? Les apparences ne prouvent rien. Une maison de commerce ancienne et disposant de somptueux salons de présentation peut reposer sur une assise vermoulue en dépit de tous les signes de prospérité.

« En pareil cas, que fait-on ? Va-t-on crier sur les toits que les temps sont difficiles ? Que non pas ! On s’empresse d’acquérir une nouvelle et luxueuse voiture, on dépense un peu plus que de coutume, surtout de façon plus ostentatoire. Le crédit est à la base de tout ! On a vu certaines affaires d’une importance colossale s’effondrer par manque de quelques milliers de livres d’argent liquide.

« Oui, je sais ! continua-t-il, prévenant mes objections, je vais chercher loin, mais cette manière de voir est supérieure aux histoires de prêtres vengeurs, ou de trésor enterré. Croyez-moi, l’hypothèse Lazarus possède l’avantage de rapprocher des faits, et nous avons le droit de ne rien négliger qui soit susceptible de nous amener vers la vérité. »

Avec son soin accoutumé, Poirot remit en ordre divers objets sur la table. Pour la première fois depuis notre entretien, sa voix se fit grave et posée :

— Le mobile du crime ! Voilà où il nous faut revenir ; examinons le problème avec calme et méthode. D’abord, combien peut-il exister de mobiles capables de pousser un individu à tuer son semblable ?

« Pour le moment, éliminons l’hypothèse d’un geste de folie : ce serait s’éloigner de la vraisemblance ; ne nous arrêtons pas davantage à celle de la colère, car nous sommes en présence d’un crime commis de sang-froid. Il reste donc les causes plausibles suivantes : « Pour commencer, l’appât du gain. Qui donc pouvait profiter, directement ou indirectement, de la mort de Miss Buckley ? Examinons le cas de Mr Charles Vyse. Certes, la propriété ne représente pas une grosse valeur, mais il peut se libérer de l’hypothèque qui la grève, faire construire de petites villas sur le terrain, et tirer ainsi un coquet bénéfice. En outre, il est possible que cette habitation exerce sur lui un attrait moral, surtout s’il l’affectionne, par exemple, en tant que souvenir de famille : ce sentiment est si ancré chez certains individus que parfois il les pousse au crime. Cependant, j’ai peine à croire que Mr Vyse soit un spécimen du genre.

« À part lui, la seule bénéficiaire du décès de Miss Buckley serait son amie, Mrs Rice, mais la somme à lui revenir me semble bien insignifiante. Je ne vois personne d’autre pouvant tirer profit de la disparition de notre jeune amie.

« Quel est l’autre mobile ? La haine, l’amour non partagé transformé en haine, c’est-à-dire le crime passionnel. À ce propos, nous savons par Mrs Croft que Charles Vyse et le commandant Challenger sont tous deux épris de la jeune fille.

« Le second de ces deux phénomènes nous a d’ailleurs éclairés par son attitude.

« Oui, pour un peu, il afficherait ses sentiments aussi clairement que son insigne de commandement !

« Quant à Vyse, la parole de Mrs Croft doit nous suffire… Or, Charles Vyse serait-il capable de commettre un assassinat plutôt que de se résigner à voir sa cousine devenir l’épouse d’un autre ? »

— Cela devient un vrai mélodrame, fis-je avec quelque scepticisme.

— Autant dire, sans le moindre rapport avec le tempérament britannique, je vous l’accorde. Cependant, vous admettrez que les Anglais eux-mêmes ne sont pas totalement réfractaires à certaines émotions et Charles Vyse me semble surtout de ceux-là, malgré son air insensible. Méfions-nous des gens à l’aspect calme. Bien souvent leurs réactions émotionnelles sont les plus violentes. Tenez, il ne me viendrait pas à l’idée de soupçonner le commandant Challenger ; ce n’est pas son genre. Quant à Charles Vyse… je ne mettrais pas ma main au feu. Mais toutes ces considérations ne sont guère concluantes. La jalousie peut encore être l’instigatrice d’un crime. Je l’écarte nettement du précédent mobile, car la jalousie n’est pas obligatoirement d’origine sentimentale. Elle peut être inspirée par l’envie de posséder, le besoin de dominer, comme dans le cas de Iago, ce personnage de votre grand Shakespeare. N’est-ce pas cette jalousie qui le poussa a commettre un des assassinats les plus intelligents qui fût ?… Au seul point de vue professionnel, s’entend.

— Vous trouvez ce crime si intelligent ? demandai-je, intrigué.

— Parbleu, puisque Iago parvint à le faire exécuter par un tiers ! Imaginez un meurtrier qu’on ne pourrait arrêter parce que, de fait, il n’a point participé au crime. Mais nous nous éloignons du sujet. La jalousie est-elle à la base de l’assassinat qui nous intéresse ? Qui peut envier Miss Nick ? Une autre femme ? Nous ne connaissons que Mrs Rice, et autant que nous sachions, il ne semble exister aucune rivalité entre elles. Mais ce n’est là qu’une supposition gratuite. Peut-être est-ce une piste intéressante à suivre.

« Enfin, reste la peur. Miss Nick détiendrait-elle un secret susceptible de nuire à quiconque ? Serait-elle en mesure de ruiner l’existence de quelqu’un si elle commettait la moindre indiscrétion ? S’il en est ainsi, nous pouvons affirmer que la jeune fille ignore la puissance de l’arme en sa possession ; d’où complexité de la situation. »

— Croyez-vous que ce soit possible ?

— Ce n’est qu’une hypothèse à laquelle j’arrive après en avoir écarté bien d’autres.

Un long silence suivit, puis Poirot prit une feuille de papier et se mit à écrire.

— Que faites-vous ? lui demandai-je, pris de curiosité.

— Une énumération des gens qui constituent l’entourage de Miss Buckley. Si mes présomptions se justifient, cette liste me révélera le nom du criminel.

Mon ami continua d’écrire pendant une vingtaine de minutes, puis il me tendit la feuille de papier :

— Examinez cela et donnez-moi votre avis. La liste était ainsi établie :

A : Ellen.

B : Son mari, le jardinier.

C : Leur enfant.

D : Mr Croft.

E : Mrs Croft.

F : Mrs Rice.

G : Mr Lazarus.

H : Le commandant Challenger.

I : Mr Charles Vyse.

J : ?

Remarques :

A : Ellen. – Circonstances suspectes : Son attitude et ses paroles en apprenant le crime. Particulièrement bien située pour avoir provoqué les accidents et faire disparaître le revolver. Cependant, incapable d’avoir touché à la voiture. Mentalité apparemment au-dessus du niveau moyen des criminels.

Mobile : Aucun, sauf le dépit qui aurait pu naître d’un incident ignoré.

Observation : Rechercher de plus amples renseignements quant à ses antécédents et à ses rapports en général avec N.B.

B : Son mari. – Voir ci-dessus, mais plus susceptible d’avoir saboté la voiture. Observation : L’interroger.

C : L’enfant. – À écarter.

Observation : L’interroger ; pourrait fournir de précieux indices.

D : Mr Croft. – Seule circonstance troublante ; notre rencontre fortuite alors qu’il montait l’escalier à l’étage de la chambre. Ses explications spontanées qui peuvent être vraies… ou ne pas l’être ! Antécédents inconnus.

Mobile : Aucun.

E : Mrs Croft. – Aucun soupçon à son endroit.

Mobile : Aucun.

F : Mrs Rice. – Circonstances suspectes : Demanda à N.B. de lui rapporter un vêtement chaud. A tenté de faire passer N.B. pour une menteuse. A fait relation fausse des « accidents » ; elle ne se trouvait pas à Tavistock lorsqu’ils se produisirent. Où était-elle ?

Mobile : Appât du gain ? Peu probable. Jalousie ? Possible, mais aucune preuve positive. La crainte ? Également plausible, mais assez vague.

Observation : Parler d’elle à N.B. afin d’éclaircir, si possible, certains points. Corrélation avec le mariage de F.R.

G : M. Lazarus. – Motifs de suspicion : Offre d’achat du tableau. Prétendit que les freins de la voiture étaient en bon état (selon F.R.). Pouvait hanter les parages avant vendredi.

Mobile : Aucun, sauf profit sur la vente du tableau. Crainte ? Peu probable.

Observations : Établir la dernière résidence de J.L. avant sa venue à Saint-Loo. Renseignements sur situation financière de la firme Aaron Lazarus and Son…

H : Commandant Challenger. – Rien de suspect contre lui. Se trouvait dans la région toute la semaine précédente ; susceptible de connaître la nature exacte des « accidents ». Arrive une demi-heure après le crime.

Mobile : Aucun.

I : Mr Vyse. – Circonstances accablantes : était absent de son bureau lorsque le coup de revolver fut tiré dans le jardin de l’hôtel. Déclaration prêtant au doute relativement à la vente éventuelle de la « Maison du Péril ». Caractère renfermé. Doit être au courant de la disparition du revolver.

Mobile : Le gain ? Douteux. Amour ou haine ? Possible, vu son caractère. Crainte ? Peu probable.

Observation : Rechercher qui détient l’hypothèque et situation financière de Vyse.

J : ?. – Ce dixième personnage peut exister. En quelque sorte un outsider, mais en étroit contact avec l’un des précités. Peut-être : A, D, E, ou F. L’existence de J expliquerait 1° l’absence de surprise d’Ellen en apprenant le crime et son air presque satisfait (mais cette attitude peut se justifier par cette sorte de joie malsaine que paraît provoquer la mort chez certaines gens de son milieu) ; 2° la raison qui décida Croft et sa femme à louer le pavillon ; 3° la crainte que pourrait ressentir F.R. au sujet d’une révélation de la part de N.B., à défaut du mobile « jalousie ».

Poirot m’observa pendant que je lisais.

— Voilà qui est bien rédigé, n’est-ce pas ? remarqua-t-il avec orgueil. Je suis plus anglais en écrivant qu’en parlant.

— C’est un magnifique travail et je vous en félicite. Il présente toutes les hypothèses avec une clarté admirable.

— Oui, me répondit Poirot en reprenant sa feuille de papier. Un nom retient particulièrement l’attention, mon cher : celui de Charles Vyse. Nous avons prêté à ce Monsieur deux mobiles très plausibles. Si mon tableau était une liste de pronostics de courses, ce Charles Vyse partirait favori, n’est-ce pas votre impression ?

— Il me paraît le plus suspect de tous.

— Vous avez tendance à accuser l’inculpé apparemment le moins coupable. Cela provient sans doute de ce que vous lisez trop de romans policiers. Dites-vous bien que, dans la vie courante, c’est ordinairement l’inverse qui se passe.

— Ne croyez-vous pas que ce soit le cas, présentement ?

— Un seul fait pourrait éventuellement s’y opposer : l’audace du crime ! C’est ce qui m’a frappé dès le début et rend le mobile du meurtre difficile à saisir.

Puis, d’un mouvement brusque, il froissa les notes qu’il avait écrites et les jeta à terre.

— Non, dit-il en réponse à la protestation que son geste m’avait arrachée, cette liste ne m’intéresse plus ; elle a simplement servi à m’éclaircir les idées. Ordre et méthode, d’abord. Ensuite…

— Ensuite ?

— Nous recourrons à la psychologie. Nous ferons fonctionner comme il convient les petites cellules grises ! Maintenant, Hastings, je vous conseille d’aller vous coucher.

— À moins que vous n’imitiez mon exemple, je ne vous quitte pas.

— Vous êtes un adorable chien fidèle ! Mais vous ne sauriez m’aider à penser. Or, pour le moment, c’est la seule occupation à laquelle je vais m’adonner.

— Peut-être vous conviendrait-il de discuter certains points avec moi ?

— Ah ! Quel ami loyal ! Eh bien ! si vous tenez à veiller avec moi, prenez au moins ce fauteuil.

Cette fois, j’acceptai sa proposition. Peu après, la pièce se mit à rouler et à tanguer. Le dernier détail dont je me souvienne, c’est d’avoir vu mon ami ramasser soigneusement les papiers froissés qu’il avait jetés sur le sol et les mettre dans la corbeille à papiers. Ensuite, je dus m’endormir.

CHAPITRE X

LE SECRET DE NICK

Il faisait jour lorsque je m’éveillai et Poirot était encore assis sur le siège qu’il occupait la veille au soir, dans la même attitude, mais je remarquai un léger changement dans sa physionomie. Ses yeux pareils à ceux d’un chat, brillaient de ce reflet vert que je connaissais si bien.

À grand-peine je parvins à me redresser, me sentant terriblement ankylosé et mal à l’aise. Dormir dans un fauteuil n’est guère recommandable à un homme de mon âge ; néanmoins je dois convenir qu’au lieu de me prélasser dans cet état de douce somnolence et de paresse suivant immédiatement le réveil, je me sentais l’esprit aussi dispos et aussi vif qu’à l’heure où je m’endormis.

— Poirot, vous avez découvert quelque chose ! m’écriai-je.

Il fit un signe approbateur et se pencha vers moi :

— Répondez à chacune de ces trois questions, Hastings : 1° Pourquoi Miss Nick a-t-elle souffert d’insomnie ces temps derniers ? 2° Pourquoi a-t-elle acheté une robe de soirée noire, alors que jamais elle ne porte cette couleur ? 3° Pourquoi a-t-elle, hier soir, prononcé cette phrase : « Si quelqu’un désire me tuer, qu’il ne se gêne pas, peu m’importe, maintenant » ?

Je le regardai, légèrement surpris. Ces questions me paraissaient pour le moins hors de propos.

— Allons, Hastings, répondez-moi, je vous prie.

— Eh bien… quant à la première question, Nick vous a dit avoir été tourmentée tout récemment.

— D’accord, mais d’où provenaient ses soucis ?

— En ce qui concerne la robe noire, j’estime… ma foi… que nous aimons tous un peu le changement…

— Pour un homme marié vous semblez bien mal connaître la psychologie féminine. Lorsqu’une femme prétend qu’une teinte ne lui sied point, elle se refuse généralement à l’adopter.

— Arrivons enfin à notre question. Je considère comme très naturelle la remarque de Miss Nick après une telle émotion.

— Cette exclamation, mon, ami, n’avait rien de naturel. Que la mort de sa cousine l’ait frappée d’horreur et lui ait causé du remords, je vous l’accorde ; mais le ton sur lequel elle manifesta son dégoût de la vie constituait un fait tout nouveau chez cette jeune personne, jusque-là débordante de gaieté et d’entrain.

« Nous nous trouvons, Hastings, devant un changement psychologique remarquable. Quelle peut bien en être la cause ?

— La mort tragique de sa parente, parbleu !

— Je me le demande et j’inclinerais plutôt à croire que l’émotion seule lui a arraché cet aveu. Supposé que ce revirement fût antérieur à la triste journée d’hier, comment expliqueriez-vous cet état d’esprit de Nick ?

— Je ne saurais vous répondre.

— Un peu de réflexion, Hastings, faites fonctionner vos petites cellules grises.

— Non, vraiment… je ne vois pas…

— À quel moment avons-nous eu l’occasion de l’observer pour la dernière fois ?

— Au cours du dîner, il me semble.

— Précisément. Ensuite, nous l’avons vue recevoir ses invités dans une attitude purement conventionnelle. Mais que s’est-il passé à la fin du repas ?

— Elle a téléphoné, dis-je lentement.

— Bravo ! Vous y êtes ! Oui, elle alla téléphoner et demeura absente un certain temps, une vingtaine de minutes ; ce n’est pas mal pour une communication téléphonique. À qui a-t-elle parlé ? Qu’a-t-elle dit ? Est-ce bien sûr qu’elle a téléphoné ? Il nous faudra établir ce qui s’est produit pendant ces vingt minutes ! J’ai, en effet, le sentiment que de ce point partira la bonne piste.

— Vraiment, c’est votre avis ?

— Absolument, mon cher Hastings. Ne vous ai-je pas dit tout le temps que Miss Nick nous cachait quelque chose ? La corrélation avec le crime lui échappe mais moi, Hercule Poirot, je prétends m’y connaître mieux qu’elle ! Elle a omis de nous confier certains détails qui, à son insu, se rapportent directement avec le meurtre et constituent la clef de voûte de tout ce mystère ! J’ai l’intime conviction de ne pas me tromper, Hastings.

« Il me faut la réponse à ces trois questions ; ensuite, je commencerai à y voir clair… »

— Très bien ! dis-je en étirant mes membres engourdis, mais pour l’instant un bon bain et un brin de toilette me paraissent tout indiqués.

Après cette double opération, il ne subsista pas chez moi le moindre vestige de la courbature inhérente à cette nuit passée de façon si peu confortable. Une tasse de café me remit le cœur en place. Je jetai un coup d’œil sur les journaux, qui confirmaient la mort de Michel Seton ; l’intrépide aviateur avait bel et bien péri. Je me demandai si, le lendemain matin, d’autres manchettes annonceraient la nouvelle : « Une jeune fille assassinée au cours d’un feu d’artifice. Mystérieuse tragédie », ou quelque chose de ce genre.

Je venais d’achever mon petit déjeuner lorsque Frederica Rice se dirigea vers ma table. Elle portait une robe très simple de crêpe marocain noir, agrémentée d’un col de lingerie plissée, blanc. La beauté de la jeune femme était plus éclatante que jamais.

— J’aimerais voir M. Poirot, me dit-elle. Savez-vous s’il est levé ?

— Je vais vous accompagner auprès de lui ; nous le trouverons vraisemblablement au salon.

— Merci.

— J’espère que vous n’avez pas passé une trop mauvaise nuit ?

— La secousse a été terrible, répondit-elle à voix basse, et encore je ne connais guère la malheureuse enfant ! S’il s’était agi de Nick…

— Vous n’aviez jamais vu cette petite auparavant ?

— Si, une fois, à Scarborough, elle accompagnait Nick à la maison un jour à déjeuner.

— Quel horrible coup pour ses parents !

— Oh ! épouvantable !

Mrs Rice proféra cette dernière exclamation d’un ton banal, en égoïste. En dehors de ce qui la touchait directement, rien ne semblait exister pour elle.

Poirot, son petit déjeuner terminé, était en train de parcourir les journaux. À la vue de Frederica, il se leva et vint à sa rencontre pour la saluer avec sa courtoisie coutumière.

— Enchanté de vous revoir, Madame, dit-il en approchant un siège.

Sa visiteuse le remercia d’un faible sourire et s’installa dans une attitude digne, les bras posés sur les accoudoirs du fauteuil et le regard dirigé droit devant elle. Son calme et sa réserve à exposer la raison de sa venue avaient quelque chose d’inquiétant. Après une longue pause, elle se décida enfin à prendre la parole :

— J’ai tout lieu de croire que le triste événement d’hier soir fait partie intégrante de la même affaire, en d’autres termes que la victime visée par l’assassin était Nick. C’est bien là, je suppose, votre avis.

— J’ai le sentiment, Madame, qu’il ne peut subsister aucun doute sur ce point.

Frederica fronça légèrement le sourcil.

— Il semblerait que Nick bénéficie d’une protection surnaturelle, ajouta-t-elle.

— Oui, mais attention ! La chance tourne, observa Poirot.

— Possible ! Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est vain de résister à la fatalité.

Une sorte de lassitude, de dégoût se dégageaient du ton sur lequel elle parlait.

Après quelques secondes de silence, elle reprit :

— Je vous prie de m’excuser, Monsieur Poirot, tant en mon nom personnel qu’en celui de Nick, car jusqu’ici nous n’avions jamais songé que le danger fût sérieux à ce point.

— Vraiment ?

— Je vois maintenant qu’il y aura intérêt à examiner méticuleusement chaque point de détail et j’imagine que même les amis les plus intimes de Nick ne seront pas exempts d’une enquête ou d’un interrogatoire. Aussi ridicule que le fait puisse paraître, il faudra en passer par là. N’ai-je pas raison, Monsieur Poirot ?

— On ne saurait s’exprimer avec plus de bon sens, Madame.

— L’autre jour, vous m’avez posé quelques questions à propos de Tavistock, Monsieur Poirot. Eh bien, puisque tôt ou tard vous serez renseigné, autant vous avouer immédiatement la vérité : je ne me trouvais pas à Tavistock.

— Tiens ! Tiens !

— J’ai parcouru cette région en voiture, au début de la semaine dernière, en compagnie de Mr Lazarus, et comme nous désirions éviter tout bavardage, nous séjournâmes dans un petit bourg nommé Shellacombe.

— C’est-à-dire à moins de dix kilomètres d’ici, si je ne me trompe ?

— Oui… environ.

Toujours la même lassitude prédominait dans ses gestes et sa manière de s’exprimer.

— Me permettez-vous une indiscrétion, Madame ?

— Croyez-vous qu’une telle chose existe de nos jours ?

— C’est peut-être vrai, Madame. Depuis combien de temps datent vos relations avec Mr Lazarus ?

— J’ai fait sa connaissance voilà six mois.

— Et… l’aimez-vous, Madame ?

Frederica haussa les épaules :

— Il est… riche !

— Oh ! que cela sonne mal ! s’indigna Poirot.

Cette remarque parut presque amuser la jeune femme.

— Ne vaut-il pas mieux l’avouer… plutôt que de vous l’envoyer dire à ma place ?

— Euh… c’est un point de vue ; je me plais à répéter, Madame, que vous êtes pleine de bon sens.

— Vous allez avant peu me décerner un diplôme, si vous continuez ainsi, dit Frederica en se levant.

— Ne voyez-vous rien d’autre à me dire, Madame ?

— Ma foi… non… je ne crois pas. Je vais aller voir Nick et lui porter quelques fleurs.

— Voilà un joli geste. Laissez-moi vous remercier de la franchise avec laquelle vous venez de vous confier à moi.

Elle regarda Poirot dans les yeux comme si elle désirait encore lui parler, puis, à la réflexion, elle quitta la pièce en m’adressant un sourire, tandis que je lui ouvrais la porte.

— Elle est intelligente, me dit Poirot, mais Hercule Poirot ne l’est pas moins !

— Expliquez-vous !

— Elle emploie une tactique habile en cherchant à me convaincre de la richesse de Mr Lazarus…

— J’avoue que la conduite de cette femme ne laisse pas de me répugner.

— Essayez, mon cher, de calmer cette fichue « saine réaction » qui se manifeste toujours mal à propos. Il n’est nullement question de tact ou de convenance en ce moment ! Un fait demeure patent : si Mrs Rice possède un ami dévoué, dont la fortune lui permet de combler tous ses désirs, pour quel profit Mrs Rice chercherait-elle à tuer sa plus chère camarade ?

— Oh ! m’écriai-je.

— Eh bien, oui ! Oh !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée de se rendre à la maison de santé ?

— Et pourquoi montrer mes cartes ? Hercule Poirot va-t-il défendre à Miss Nick de voir ses amis ? Curieuse idée ! Les médecins et les infirmières s’en chargeront ! Oh ! ces infirmières, quelles pestes ! Toujours leurs règlements, leurs « ordres formels du médecin ».

— Vous ne craignez pas qu’on la laisse passer et qu’au besoin Miss Nick insiste pour la recevoir ?

— Je vous en prie, tranquillisez-vous, personne ne franchira le seuil de sa chambre, sauf vous et moi. D’ailleurs, le mieux est que nous y allions sans plus tarder.

Brusquement, la porte du salon s’ouvrit et George Challenger entra en coup de vent, sa figure hâlée empreinte de la plus vive indignation.

— Dites-moi, Monsieur Poirot, que signifie tout ceci ? Je viens de téléphoner à la clinique où se trouve Nick et on m’a répondu que les médecins ne permettaient aucune visite. Je veux savoir pourquoi. En d’autres termes, est-ce vous qui avez donné cette consigne ? Ou Nick était-elle vraiment malade de l’émotion subie ?

— Il n’est pas dans mes habitudes, Monsieur, d’imposer des règlements aux maisons de santé. Je ne me permettrais point pareille indiscrétion. Mais pourquoi diable ne vous adressez-vous pas à ce cher docteur euh… Graham ?

— Je suis allé le voir. Il m’a répondu que Nick allait aussi bien que possible… la rengaine habituelle… Attention ! On ne me la fait pas, à moi ! Je connais tous ces trucs-là ! Mon oncle est médecin spécialiste des nerfs dans Harley Street[5]. Je sais comment on évince les parents et amis avec des paroles doucereuses. Je me refuse à croire que Nick soit dans un état tel qu’elle ne puisse recevoir qui que ce soit. Je demeure persuadé que vous avez tramé tout cela, Monsieur Poirot !

Mon ami, toujours indulgent envers les amoureux, lui sourit de la façon la plus aimable.

— Écoutez-moi, Monsieur, lui dit-il, si on permet à un visiteur de voir Miss Nick, comment tenir les autres à l’écart ? Vous saisissez ? Une consigne doit s’appliquer à tous, sinon elle devient inutile. Puisque vous et moi désirons la sécurité de Miss Buckley, respectons la consigne.

— Je vous comprends, reprit Challenger, mais en ce cas…

— Chut ! N’en disons pas davantage et oublions même les paroles que nous venons de prononcer. Une extrême prudence est de rigueur, ne perdons pas cela de vue.

— Je saurai tenir ma langue, répondit tranquillement le marin en se dirigeant vers la porte.

Arrivé sur le seuil, il s’arrêta pour demander :

— Vous ne jetez pas l’embargo sur les fleurs, j’espère ?

Poirot lui répondit d’un large sourire.

Dès que la porte fut refermée sur l’impétueux Challenger, mon ami me dit :

— Tandis que Challenger, Mrs Rice et peut-être Mr Lazarus se rencontreront chez le fleuriste, nous nous ferons conduire à destination.

— Et demanderons la réponse aux trois questions ?

— Précisément… bien que cette réponse, je la connaisse déjà.

— Quoi ?

— Oui, je la connais.

— Quand l’avez-vous trouvée ?

— Ce matin, en prenant mon petit déjeuner, Hastings. À vrai dire, elle a surgi subitement devant moi.

— Peut-on savoir ?

— Pas maintenant. Patience. Vous l’entendrez sortir bientôt des lèvres mêmes de Miss Nick.

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