La maison du péril Agatha Christie

Aussitôt, le propriétaire du garage devint loquace. Il s’agissait, selon lui, d’un fait rare, et il s’étendit dans une dissertation technique. Je n’ai malheureusement pas le sens de la mécanique, et Poirot, il me semble, le possède à un moindre degré si possible ; toutefois certains détails me frappèrent comme étant d’une indéniable logique. En résumé, la voiture avait été l’objet d’une intervention très simple et nécessitant très peu de temps.

— Somme toute, dit Poirot lorsque nous fûmes dehors, la petite Nick avait raison et le riche Lazarus se trompait. Mon cher Hastings, tout cela me paraît fort intéressant.

— Que faisons-nous, maintenant ?

— Allons à la poste. Nous expédierons un télégramme, s’il n’est pas trop tard.

— Un télégramme ? demandai-je, plein d’espoir.

— Oui, me répondit Poirot, de nouveau en pleine méditation.

Le bureau de poste était encore ouvert. Poirot remplit la formule et la remit au guichet, sans daigner me donner connaissance de son contenu. Devinant qu’il eût aimé être interrogé, je me gardai d’en rien faire !

— Il est regrettable que demain tombe un dimanche, me dit-il comme nous rentrions à l’hôtel. Il nous faudra attendre lundi pour aller voir Mr Vyse.

— Vous pourriez le toucher à son domicile.

— Bien sûr, mais voilà justement ce que je ne veux pas faire. Je préférerais d’abord le consulter professionnellement et partir de ce point pour établir mon jugement.

— Après tout, cela vaut peut-être mieux.

— Sa réponse à une simple question pourrait modifier complètement les données du problème. Si, par exemple, Mr Charles Vyse se trouvait à son bureau ce matin à midi et demi, il en résulterait que le coup de revolver n’aurait pas été tiré par lui dans le jardin de l’hôtel.

— Ne devrions-nous pas examiner l’alibi des trois amis de Nick ?

— Tâche extrêmement difficile, l’un d’eux a pu quitter les deux autres durant un court laps de temps, emprunter, au besoin, une des innombrables fenêtres du hall, du fumoir, du salon ou de la salle d’attente, puis gagner rapidement un point dissimulé sur le passage de la jeune fille, tirer le coup de feu et battre hâtivement en retraite. De plus, nous ne connaissons pas tous les personnages susceptibles d’être mêlés à cette histoire ; il y a la respectable Ellen et son mari, jusque-là invisibles, tous deux co-habitants de la propriété et pouvant nourrir quelque grief à l’endroit de notre chère demoiselle. Plus les locataires du pavillon, que nous ignorons complètement, enfin d’autres connaissances et amis intimes de Miss Buckley, au sujet desquels elle ne conçoit pas le moindre soupçon et que, pour cette raison, elle n’a pas cités.

« Mon cher Hastings, je ne puis m’empêcher de croire qu’il se passe quelque chose là-dessous… quelque chose de louche, et je me demande si Miss Buckley ne nous cache rien. »

— Pensez-vous réellement qu’elle ait fait des réticences ?

— Oui.

— Serait-ce en vue de protéger quelqu’un ?

Poirot hocha énergiquement la tête :

— Non. Jusqu’ici elle m’a donné l’impression d’une grande franchise et je demeure convaincu qu’elle nous a appris tout ce qu’elle savait quant aux attentats dirigés contre elle, mais il doit exister certains faits qu’elle considère comme en-dehors de ce qui nous occupe, et je voudrais bien les connaître. En toute modestie, je prétends être sensiblement plus intelligent que cette enfant. Moi, Hercule Poirot, je m’estime capable de découvrir un rapport qui lui échappe totalement et qui servirait de fil conducteur. Pour le moment, je l’avoue, je suis enveloppé de ténèbres. Il y a du louche là-dessus, mais voilà… qu’est-ce que cela peut bien être ?

— Vous arriverez certainement à élucider ce mystère, dis-je d’un ton rassurant.

— Oui, pourvu que je n’arrive pas trop tard !

CHAPITRE V

MONSIEUR ET MADAME CROFT

Il y avait bal ce soir-là à l’hôtel. Pendant le dîner, Nick Buckley, que nous vîmes en compagnie de ses amis, nous salua gaiement d’un geste de la main. Elle portait une ample robe du soir, de crêpe écarlate, de laquelle émergeaient ses épaules et son cou blancs, surmontés de sa petite tête effrontée à la chevelure noire.

— Quel affriolant petit démon ! remarquai-je.

— Hein ! Quel contraste avec son amie !

Freddie Rice arborait une toilette blanche seyant parfaitement à sa grâce langoureuse qui tranchait de façon surprenante avec l’allure enjouée de Nick.

— Je la trouve admirable, me dit subitement Poirot.

— Qui ? Notre Nick ?

— Non… l’autre. Est-elle perverse ? Est-elle bonne ? Ou simplement malheureuse ? Autant de questions impossibles à résoudre : cette femme est un mystère, à moins qu’elle ne soit la nullité même. Cependant, il faut reconnaître qu’elle est d’une coquetterie consommée.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Vous ne tarderez pas à le constater vous même, me répondit Poirot en souriant.

Brusquement, à ma grande surprise, mon ami se leva. Nick dansait avec George Challenger, tandis que Freddie et Lazarus regagnaient leur table ; puis, presque aussitôt, celui-ci quitta la salle, laissant Mrs Rice seule ; Poirot se dirigea directement vers elle et je le suivis.

Son entrée en matière fut nette et dépourvu de détours.

— Me permettez-vous de m’asseoir ? lui dit-il tout en prenant un siège. Je désirerais vous dire un mot pendant que votre amie danse.

— Je vous écoute, dit-elle d’un ton détaché.

— J’ignore, madame, si votre amie vous a tenue au courant des faits, sinon je crois devoir le faire : aujourd’hui même, on a attenté à sa vie.

Ses grands yeux s’écarquillèrent d’épouvante et de surprise.

— Que dites-vous là ?

— On a tiré sur Miss Buckley dans le jardin de cet hôtel.

Elle eut un gentil sourire, à la fois empreint de compassion et d’incrédulité.

— Est-ce Nick qui vous en a informé ?

— Non, madame, je l’ai constaté de mes propres yeux. Voici d’ailleurs la balle.

Elle recula d’un pas à la vue du projectile que lui montrait Poirot.

— Mais en ce cas… en ce cas…

— Sachez qu’il ne s’agit pas d’une fantaisie imaginaire de votre amie. Nous sommes en présence d’un fait dont je me porte garant. En outre plusieurs accidents lui sont arrivés tout récemment. Peut-être en avez-vous entendu parler ?… Non, probablement pas ; vous n’êtes arrivée qu’hier, si je ne me trompe ?

— C’est exact.

— J’ai cru comprendre que vous étiez ces jours derniers chez des amis à Tavistock.

— Oui.

— Je serais heureux de connaître le nom de ces personnes.

Elle parut surprise de cette question et répondit sèchement :

— Pour quelle raison, je vous prie ?

Immédiatement, Poirot devint tout innocence.

— Je vous demande mille pardons, madame, de ma maladresse ; ayant également des amis à Tavistock, je tenais à savoir si vous les connaissiez. Ces personnes s’appellent Buchanan.

Mrs Rice secoua négativement la tête.

— Ce nom ne me dit rien ; je ne me rappelle pas avoir rencontré ces gens-là.

D’un ton plus aimable, elle pria Poirot de lui fournir de plus amples détails au sujet de Nick :

— Qui a pu tirer sur elle ? Et pourquoi ?

— Pour le moment, impossible de vous répondre, mais je finirai bien par découvrir la vérité. Je suis, pour vous servir, le détective Hercule Poirot.

— Au nom partout célèbre…

— Vous êtes trop aimable, madame.

Puis, lentement, elle lui demanda :

— Que désirez-vous de moi ?

Cette question nous prit tous deux au dépourvu mais Poirot se ressaisit aussitôt :

— Si vous me le permettez, je vous prierai de veiller sur votre amie.

— Très volontiers.

— Votre mission se bornera là.

Hercule se leva, fit une révérence, et nous regagnâmes notre table.

— Ne croyez-vous pas, lui fis-je remarquer, que vous montrez un peu trop votre jeu ?

— Que faire, mon cher ami ? Ma tactique manque peut-être de subtilité, mais la sécurité passe avant tout : je ne puis me permettre le moindre risque. De toute façon, un fait ressort clairement de tout cela.

— Eh bien ?

— Mrs Rice n’est pas allée à Tavistock. Où se trouvait-elle ? Nouveau problème à résoudre… Regardez, voilà le beau Lazarus de retour ; elle le met au courant de notre entretien, il se tourne de notre côté. Remarquez la forme bizarre de sa tête… Je voudrais bien savoir…

— Quoi ? insistai-je comme il se taisait.

— Ce que j’apprendrai lundi, acheva-t-il avec ambiguïté.

Je le regardai sans mot dire. Il poussa un soupir.

— Vous avez perdu votre curiosité d’autrefois, cher ami.

— Il est des plaisirs dont il vaut mieux vous sevrer…

— C’est-à-dire ?

— Vous épargner la satisfaction de ne pas répondre à mes questions !

— Ah ! c’est très malin !

— N’est-ce pas ?

Un éclair traversa son regard.

Peu après, Nick passa auprès de notre table ; après avoir quitté son cavalier, elle revint de notre côté avec une légèreté d’oiseau aux vives couleurs.

— Je danse au bord de l’abîme, dit-elle d’un air détaché.

— Vous cherchez de nouvelles sensations, Mademoiselle ?

— Que voulez-vous, on se divertit comme l’on peut !

Elle se sauva de nouveau en nous faisant un signe de la main.

— Voilà une remarque qui me plaît à demi, dis-je à voix basse. A-t-on idée de danser au bord de l’abîme ?

— Cependant, elle approche de la vérité ; cette petite possède un courage admirable. Malheureusement, ce n’est guère la qualité requise en ce moment, je préférerais la voir plus prudente.

Le lendemain, dimanche, nous étions assis sur la terrasse de l’hôtel, quand brusquement Poirot se leva… Il était environ onze heures et demie.

— Venez, me dit-il, nous allons tenter une petite expérience ; j’ai la certitude que Mr Lazarus et Mrs Rice sont partis en voiture avec Miss Buckley. La voie est libre.

— Pour quoi faire ?

— Vous le saurez bientôt.

Nous descendîmes les marches de la terrasse et gagnâmes le petit chemin en zigzag qui mène à la mer. Deux baigneurs qui remontaient nous croisèrent en riant.

Lorsqu’ils furent passés, Poirot alla jusqu’à une petite porte, passablement rouillée et portant un écriteau à demi effacé : « Maison du Péril. Entrée réservée. » N’apercevant personne, nous entrâmes.

Les baies de la véranda étant ouvertes, nous pénétrâmes dans le salon. Sans perdre de temps, Poirot passa dans le hall puis monta l’escalier et gagna directement la chambre de Nick où je le suivis.

S’étant assis sur le bord du lit, mon ami me clignât de l’œil.

— Comme c’est facile, hein ! Personne ne nous a vus arriver et ne nous verra repartir ; nous pourrions vaquer à nos affaires en toute sécurité, érailler, par exemple, la cordelière d’attache d’un tableau de façon que celui-ci se décrochât avant peu de temps. Quand bien même on nous aurait remarqués devant le perron, quelle importance y aurait-il, puisque nous sommes des amis de la maison ?

— Autrement dit l’alibi serait tout trouvé ?

— Précisément. Ce n’est certes pas un crétin qui mène toute cette affaire, il nous faut examiner la question de plus près.

Nous quittâmes la pièce sans mot dire, tellement nous étions préoccupés.

Nous nous arrêtâmes brusquement dans un tournant de l’escalier : un homme montait. Il fit halte lui aussi et, bien que son visage se dissimulât dans l’ombre, l’attitude de cet inconnu ne laissait aucun doute sur son étonnement.

Il prit la parole le premier et s’exprima d’une voix rude :

— Hé, là-haut ! Je voudrais bien savoir ce que vous fichez ici ?

— Dites-moi, fit Poirot sans s’émouvoir, vous êtes bien Mr Croft ?

— Parfaitement. Mais…

— Nous ferions peut-être mieux de descendre au salon : nous y serions plus à l’aise pour discuter, n’est-ce pas ?

L’inconnu acquiesça et redescendit les marches. Une fois dans la pièce, dont Poirot referma soigneusement la porte, mon ami engagea la conversation :

— Permettez-moi de me présenter ; Hercule Poirot, pour vous servir.

Le visage de notre interlocuteur s’éclaira légèrement.

— Oh ! dit-il lentement, vous êtes le fameux détective, dont j’ai déjà lu le nom…

— Peut-être dans la Gazette de Saint-Loo ?

— Non ! C’était lors de mon retour en Australie. Vous êtes français, je crois ?

— Belge. Cela n’a aucune importance. Mais arrivons aux faits. Que faites-vous ici ? Se passe-t-il quelque chose d’anormal ?

— Tout dépend de ce que vous entendez par : « anormal ».

L’Australien était de belle prestance, bien que d’un âge respectable et presque chauve. Il était d’un physique agréable, non démuni de caractère, grâce à ses traits rudes et à ses yeux bleus particulièrement perçants.

— Voyez-vous, je venais apporter une poignée de tomates et un concombre à notre petite amie, Miss Buckley. Son jardinier est nul et paresseux comme une couleuvre et il ne récolte pour ainsi dire rien. Maman et moi nous sommes indignés et nous essayons de faire de temps en temps plaisir à notre jeune propriétaire. Entre voisins, il faut entretenir de bonnes relations, que diable ! D’autant plus que nous cultivons beaucoup plus de tomates que nous ne pouvons en consommer. J’étais entré par la fenêtre, comme d’habitude, et je venais de déposer mon panier, lorsque j’entendis un bruit de pas et des voix d’hommes à l’étage supérieur. Je fus intrigué… cela va de soi… non qu’il y ait de fréquents cambriolages dans la région… mais sait-on jamais ? Voilà ce qui me vaut de faire connaissance avec un détective célèbre. Puis-je à mon tour connaître le motif de votre présence ?

— C’est extrêmement simple, répondit Poirot en souriant : Miss Buckley a failli être assommée l’autre nuit par la chute d’un tableau accroché au-dessus de son lit. Mais peut-être vous en a-t-elle parlé elle-même ?

— Oui, en effet, il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’elle ne fût atteinte.

— Afin d’éviter pareil accident, j’ai promis à Miss Buckley de lui apporter une drisse spéciale à tableaux. Elle m’avait autorisé à venir relever le métrage nécessaire, bien qu’elle dût s’absenter pendant la matinée. Comme vous le voyez, c’est très simple.

Poirot conclut sa petite histoire avec un geste et un sourire des plus innocents.

— Alors, c’est tout ?

— C’est tout. Vous en êtes quitte pour la peur, car mon ami et moi sommes deux citoyens respectueux du code.

— Au fait, ne vous ai-je pas aperçus hier ? demanda Croft. N’êtes-vous point passés devant notre petit pavillon, dans la soirée ?

— Mais certainement, vous étiez en train de jardiner, je me souviens que vous nous avez salués.

— C’est bien cela… Ainsi vous êtes M. Hercule Poirot. Êtes-vous très occupé en ce moment ? Sinon, je serais heureux de vous inviter à prendre une tasse de thé à la maison, sans façon, à la manière australienne, et vous feriez connaissance avec ma femme. Elle connaît certainement votre nom pour l’avoir si souvent lu dans les journaux.

— Vous êtes trop aimable, Mr Croft. Nous acceptons volontiers.

— Voilà qui me fait plaisir.

— Avez-vous bien noté les longueurs exactes, Hastings ? me demanda Poirot en se tournant vers moi.

Je le tranquillisai sur ce point et nous suivîmes notre nouvel ami. Nous ne tardâmes pas à constater que Croft était un bavard. Il fallut qu’il nous entretînt de sa propriété aux environs de Melbourne, de ses débuts difficiles, de ses fiançailles, de ses efforts conjugués à ceux de sa femme, et, enfin, du succès final.

— Ayant atteint notre but, nous décidâmes de voyager et de revenir voir la mère patrie. Nous choisîmes ce comté, dans l’espoir de retrouver certains parents de ma femme, originaires de la région, mais ce fut en vain. Nous visitâmes alors Paris, Rome, les lacs italiens, Florence et tous les centres intéressants. Au cours de notre excursion en Italie, ma pauvre femme fut horriblement blessée dans un accident de chemin de fer et les plus grands médecins que je consultai me recommandèrent la patience ; seuls le temps et un repos absolu remédieraient à son état, la colonne vertébrale ayant été touchée.

— Quel malheur !

— Pas de chance, en effet, mais qu’y faire ? Ma femme manifesta le désir de revenir ici : elle se sentirait, en quelque sorte, plus chez elle. Pure imagination, je vous l’accorde, mais je tenais à lui faire plaisir. Après avoir beaucoup cherché, je dénichai enfin ce pavillon tranquille, loin des bruits des voitures et des gramophones. L’affaire fut conclue sur-le-champ.

À ce moment du récit, nous approchions de la maisonnette. Notre compagnon, en signe de ralliement, poussa un « Popop ! » auquel un cri similaire fit écho.

— Entrez, dit Mr Croft, puis il nous guida à l’étage supérieur dans une chambre à l’aspect sympathique. Sur un divan était allongée une grosse personne entre deux âges, aux cheveux grisonnants, et qui nous accueillit d’un aimable sourire.

— Tu ne devineras jamais qui je t’amène, maman. Je te le donne en cent, en mille ! Eh bien, Monsieur est le fameux détective, à la réputation mondiale, dont tu connais le nom : M. Hercule Poirot. Je me suis permis de le prier de venir prendre le thé avec nous.

— Mais c’est tout simplement délicieux ! s’écria Mrs Croft en serrant la main de Poirot. J’ai suivi naguère avec passion cette affaire du « Train bleu[3] » dans lequel vous vous trouviez, et quantité d’autres encore. Depuis que je suis souffrante, je crois avoir dévoré tous les romans policiers qui existent. C’est ma seule diversion. Bert chéri, prie donc Édith de monter le thé.

— Oui, maman.

— Édith est en quelque sorte une aide-infirmière, précisa Mrs Croft. Elle vient chaque matin m’aider à ma toilette ; car nous ne nous embarrassons pas de domestiques. Bert, mon mari, s’acquitte admirablement de la cuisine, du ménage et du jardin ; cela lui procure une occupation.

— Voici ! s’exclama Bert en remontant avec un plateau chargé de tout le nécessaire pour le thé. Quelle journée agréable et dont nous nous souviendrons, petite mère !

— Vous habitez ici, je suppose, Monsieur Poirot ? demanda Mrs Croft, se penchant un peu de côté pour prendre la théière.

— Oui, madame. Je suis venu passer quelques jours de repos.

— Mais il me semble avoir lu quelque part que vous aviez quitté la police pour vous octroyer des vacances définitives ?

— Ah ! Madame, il ne faut pas prendre au sérieux tout ce que disent les journaux.

— Très juste. J’en déduis donc que vous travaillez toujours ?

— Chaque fois qu’une affaire m’intéresse.

— Cette raison expliquerait-elle votre présence dans notre ville ? demanda Mr Croft avec sagacité. Peut-être est-ce par discrétion que vous prétendez être en déplacement pour vous distraire ?

— Ne pose pas de telles questions, Bert, réprimanda Mrs Croft, sinon M. Poirot ne voudra plus revenir. Nous sommes des gens simples, Monsieur Poirot, et vous nous honorez beaucoup en nous rendant visite avec votre ami. Vous ne soupçonnez pas la joie que vous nous procurez !

Elle s’exprimait avec une franchise si naturelle, que mon cœur s’emplit de sympathie pour cette malheureuse femme.

— La chute de ce tableau aurait pu occasionner de graves conséquences, reprit Mr Croft.

— Cette pauvre petite aurait pu être tuée, renchérit Mrs Croft avec compassion. Elle a du vif-argent dans les veines et sa présence, lorsqu’elle vient nous voir, anime aussitôt notre maison. On ne l’aime pas beaucoup dans le voisinage, si j’en crois la rumeur, mais cela se passe toujours ainsi dans les coins reculés de l’Angleterre. Les provinciaux réprouvent la vie et la gaieté chez une jeune fille, aussi je m’explique sa répugnance à vivre continuellement parmi nous, et ce n’est pas son cousin au long nez qui la convaincra à s’y établir pour de bon.

— Allons, pas de bavardages, Milly ! lui dit son mari.

— Ah ! ah ! L’amour soufflerait-il dans ces parages ? observa Poirot. Croyez-moi : l’instinct féminin ne s’y trompe jamais ! Ainsi, Mr Charles Vyse serait amoureux de notre petite amie ?

— Il en est fou, reprit Mrs Croft, mais elle ne consentira jamais à épouser un avocaillon de province et je la félicite. En outre, il est pauvre comme Job. Je préférerais la voir se marier avec ce marin… Voyons, comment s’appelle-t-il ? Ah ! oui, Mr Challenger. Il est plus âgé qu’elle, mais qu’importe ? Il la calmera. Ces voyages de tous côtés, en Angleterre ou sur le continent, seule ou en compagnie de cette bizarre Mrs Rice, ne peuvent lui être profitables. C’est une délicieuse enfant, Monsieur Poirot… Croyez-m’en. J’avoue me tracasser à son sujet, et depuis quelque temps elle n’est guère heureuse ; elle semble persécutée, si je puis dire, et cela me chagrine ! J’ai des raisons de m’intéresser à cette petite, n’est-ce pas, Bert ?

Mr Croft se leva brusquement :

— À quoi bon entrer dans les détails, Milly ? Vous plairait-il, Monsieur Poirot, de regarder mes photographies d’Australie ?

La fin de notre visite fut insignifiante. Au bout de six minutes, nous prenions congé de nos nouvelles connaissances.

— Ce sont de braves gens, dis-je, simples, de vrais Australiens.

— Ils vous plaisent ?

— Pas à vous ?

— Hé, ma foi oui, ils sont très aimables.

— Eh bien, que vous faut-il de plus ? Vous me cachez quelque chose, Poirot…

— Je les juge peut-être un peu trop « Australiens ». Ce cri de « Popop ! », cette insistance à nous montrer les instantanés, n’est-ce pas là, à votre sens, un rôle un peu trop convenu ?

— Bougre de méfiant !

— Vous avez raison, mon cher. Je me méfie comme de la peste, des gens ainsi que des choses ; en outre, je vous avoue, Hastings… que j’ai peur… très peur…

CHAPITRE VI

UNE VISITE À MR VYSE

Fidèle au petit déjeuner français, Poirot se montrait toujours désolé de me voir avaler des œufs au bacon et de la marmelade d’orange.

Le lundi matin, en descendant, je jetai un coup d’œil dans sa chambre et le trouvai assis sur son lit en train de manger ses petits pains beurrés et de boire son café. Il avait revêtu une somptueuse robe de chambre.

— Bonjour, Hastings. J’allais sonner. Pourriez-vous faire porter cette lettre tout de suite à Miss Buckley ?

Comme je tendais la main pour prendre l’enveloppe, Poirot m’observa et exhala un profond soupir.

— Ah ! Hastings. Si seulement vous consentiez à faire votre raie au milieu et non sur le côté ! Comme votre esthétique y gagnerait ! Quant à vos moustaches, laissez-moi vous dire que, si vous y tenez, il serait plus seyant de vous orner de vraies moustaches, quelque chose de décoratif, dans le genre des miennes, par exemple.

À cette pensée, je réprimai un frisson, je saisis la lettre d’une main ferme et m’éloignai.

Je venais de rejoindre Poirot dans notre salon lorsqu’on nous rapporta un mot nous avisant que Miss Buckley désirait nous voir. Mon ami pria qu’on fît monter la jeune fille.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer