La maison du péril Agatha Christie

— Je regrette cette étourderie, mais à présent tout est pour le mieux. Si vous tenez absolument à voir ce papier, Charles se fera certainement un plaisir de vous le montrer.

— Pas sans votre autorisation, précisa Poirot en souriant.

— Vous plaisantez !

— Non pas, Mademoiselle. Je suis simplement prudent.

— Cela n’en est pas moins ridicule.

Elle saisit une feuille de papier d’un petit bloc auprès du lit.

— Que dois-je dire ? « J’autorise le chat à voir la souris » ? fit-elle en riant.

Revenu d’une certaine surprise, Poirot dicta à Nick quelques phrases qu’elle transcrivit docilement.

— Merci, Mademoiselle, dit mon ami en prenant le billet.

— Je suis désolée de vous avoir causé tant de dérangement, mais j’avais totalement oublié. Vous savez comme on perd quelquefois vite la mémoire.

— Avec un peu d’ordre et de méthode, pareilles erreurs ne se produisent pas.

— Il faudra que je prenne des cours sur ces matières, répondit Nick. Vous me faites par trop sentir mon infériorité.

— Vous prenez tout au tragique, Mademoiselle. Allons, au revoir. Tiens ! comme vous avez de jolies fleurs, ajouta-t-il en promenant son regard dans la pièce.

— N’est-ce pas qu’elles sont jolies ! Les œillets sont de Freddie, les roses de George, les lis de Lazarus. Regardez donc ceci…

Elle souleva l’emballage d’un énorme panier plein de magnifiques grappes de raisin de serre.

Changeant d’expression, Poirot s’avança d’un air décidé :

— Vous n’en avez pas mangé, au moins ?

— Non, pas encore.

— Eh bien, n’y touchez pas. Ne mangez rien de ce qui vient du dehors. Rien, vous m’entendez bien ?

— Oh !

Elle le regarda en blêmissant.

— Je comprends, vous imaginez… que ce n’est pas encore fini, qu’ils vont encore essayer ? dit-elle à voix basse.

Il prit la main de la jeune fille dans la sienne.

— Ne vous tourmentez pas. Ici, vous ne risquez rien, mais n’oubliez point ma recommandation de tout à l’heure.

En quittant la pièce, je remarquai la pâleur du joli visage enfoncé dans l’oreiller.

Poirot consulta sa montre.

— Bon ! Il nous reste juste le temps de rejoindre Mr Vyse à son étude avant qu’il aille déjeuner.

Dès notre arrivée, nous fûmes introduits auprès de lui. Le jeune avocat se leva pour nous saluer. Il était aussi formaliste et austère que de coutume.

— Bonjour, Monsieur Poirot, que puis-je faire pour vous être agréable ?

Sans autre préambule, mon ami présenta la lettre que lui avait remise Nick. Vyse la parcourut, puis leva les yeux sur nous d’un air intrigué.

— Je vous demande pardon, mais j’avoue ne pas comprendre. Par cette lettre, Miss Nick me prie de vous remettre un testament qu’elle m’aurait confié en février dernier.

— C’est bien cela.

— Mais, mon cher Monsieur, aucun acte de ce genre ne m’a été remis en garde.

— Hein ? Que dites-vous là ?

— Autant que je sache, ma cousine n’a jamais fait de testament. En tout cas, elle ne m’a jamais chargé de ce soin pour elle.

— Je crois savoir qu’elle l’a écrit de sa propre main sur une simple feuille de papier et vous l’a adressé par la poste.

L’avocat hocha négativement la tête.

— Tout ce que je puis vous affirmer, c’est qu’il ne m’est jamais parvenu.

— Non, vraiment, Mr Vyse…

— Jamais je n’ai reçu un tel papier, Monsieur Poirot.

Après un instant de silence, Poirot se leva.

— En ce cas, Mr Vyse, je ne vois aucune raison de prolonger notre entretien, il doit y avoir une erreur.

— Cela ne fait aucun doute.

Et il se leva également.

— Au revoir, Mr Vyse.

— Au revoir, Monsieur Poirot.

— Un point c’est tout, remarquai-je lorsque nous fûmes dehors.

— Hélas ! oui.

— Croyez-vous que cet homme mente ?

— Impossible de le dire, tant son visage est impassible. Un fait reste certain : il ne se départira pas de l’attitude qu’il vient d’adopter. « Il n’a jamais reçu le testament. » Il n’en démordra pas.

— Mais Nick doit détenir un récépissé de la poste ?

— Peuh ! Cette petite ne s’est même pas donné la peine d’y songer. Elle a envoyé la lettre, puis il ne fut plus question de rien. Voilà tout ! En outre, ajoutez que ce même jour elle entra à la clinique pour se faire opérer de l’appendicite et eut à se débattre avec d’autres soucis.

— Eh bien, qu’allons-nous faire ?

— Tout simplement demander à Mr Croft s’il se souvient de cette affaire, car il est évident qu’il s’y est passablement intéressé.

— Sans en tirer le moindre profit, ajoutai-je.

— Non, pour le moment, je ne le pense pas, il doit plutôt jouer le rôle d’un homme zélé, toujours prêt à régler les intérêts du voisin.

J’eus l’impression qu’un tel rôle devait assez bien convenir à Mr Croft : il représentait le type omniscient qui, souvent, complique à plaisir les choses de ce bas monde.

Nous le prîmes dans la cuisine, les manches relevées, penché sur une casserole. Un fumet savoureux se répandait dans toute la pièce.

Il interrompit aussitôt ses occupations culinaires, impatient de s’entretenir avec nous de l’assassinat.

— Une seconde, Messieurs, dit-il, montez donc. C’est maman qui va être heureuse de vous revoir. Elle ne nous pardonnerait pas de bavarder en bas et de la tenir à l’écart dans sa chambre. Ohé ! Milly ! Je t’envoie deux amis.

Mrs Croft nous accueillit chaleureusement et s’inquiéta de connaître des nouvelles de Nick. Elle me parut beaucoup plus sympathique que son mari.

— Pauvre petite ! s’écria-t-elle. Vous dites qu’elle est à la maison de santé ? Elle souffre d’un ébranlement nerveux ? Cela ne m’étonne pas. Quelle terrible affaire, Monsieur Poirot. A-t-on idée ! Tuer une jeune fille si innocente. On a peine à y croire. Et dire que le crime a eu lieu dans un pays civilisé, en Angleterre. Je n’ai pu en fermer l’œil de la nuit.

— J’en suis devenu inquiet pour toi, ma pauvre vieille, et je n’ose plus te laisser seule, lui dit son mari qui était venu nous rejoindre après avoir endossé son veston. Si tu savais comme je regrette de t’avoir quittée hier au soir, j’en frissonne de peur.

— Je ne veux plus demeurer seule ici, surtout après la tombée de la nuit, entends-tu ? dit Mrs Croft, Oh ! comme il me plairait de fuir cette partie du monde ! Jamais plus je ne me sentirai en sûreté dans ce pays. Sans aucun doute, cette pauvre Nick Buckley ne supportera pas davantage l’idée d’habiter longtemps cette maison.

Nous éprouvâmes certaines difficultés à aborder le sujet de notre visite. Assoiffés de nouvelles, nos hôtes nous assaillaient de questions. Les parents de la malheureuse victime allaient-ils venir ? Quand auraient lieu les obsèques ? Procéderait-on à une enquête ? Qu’en pensait la police ? Tenait-on une piste ? Était-ce vrai qu’un homme avait été arrêté à Plymouth ?

Lorsque nous eûmes satisfait à leur curiosité, les deux vieux insistèrent pour nous retenir à table. Prétextant d’un déjeuner avec le chef de police, Poirot nous rendit heureusement notre liberté.

Une minute de répit permit à mon ami de poser la question qui lui tenait tant à cœur.

— Certainement, répondit Mr Croft, en faisant manœuvrer le store du haut en bas à deux reprises. Je me souviens. Cela se passait au début de notre arrivée ici, elle souffrait d’une crise d’appendicite, du moins selon le médecin…

— Ou d’une autre maladie, interrompit Mrs Croft. Ces médecins sont toujours prêts à vous charcuter sous n’importe quel prétexte !

— En manière de plaisanterie, je lui demandai si elle avait fait un testament.

— Ah !

— Et elle le rédigea séance tenante. Elle voulait se procurer un de ces formulaires qu’on vend dans les bureaux de poste, mais je l’en dissuadai ; il paraît que cela attire parfois de sérieux ennuis. Son cousin étant avocat, je fis remarquer à Miss Nick qu’il établirait un autre testament par la suite s’il le jugeait nécessaire, car j’étais persuadé qu’elle se remettrait. Pour le moment, il ne s’agissait que d’une simple mesure de précaution.

— Qui servit de témoins ?

— Ellen et son mari.

— Et qu’advint-il de ce testament ?

— Il fut adressé par la poste à Mr Vyse, l’homme d’affaires que vous connaissez.

— Êtes-vous bien sûr qu’il fut bien mis à la poste ?

— Certainement, cher Monsieur Poirot, c’est moi-même qui ai jeté le pli dans la boîte aux lettres.

— Mr Vyse prétend ne l’avoir jamais reçu…

Croft regarda Poirot, tout surpris.

— Voulez-vous dire que la lettre s’est perdue ? Impossible !

— En tout cas, vous êtes bien sûr de l’avoir mise à la boîte ?

— Aussi sûr que me voici ! affirma Croft d’un air convaincu. Je puis en jurer devant Dieu.

— Parfait, dit Poirot. Fort heureusement, tout cela importe peu.

— Miss Nick n’est pas encore à l’article de la mort.

— Et voilà ! s’écria Poirot lorsque, une fois dehors, nous nous acheminions vers l’hôtel. Qui est l’imposteur ? Mr Croft ou Mr Vyse ? À vrai dire, je ne vois pas quelle raison aurait pu pousser Mr Croft à mentir. La suppression du testament ne devait l’avantager en rien, puisque c’est grâce à lui-même que ce document existe. Sa déclaration me paraît en somme assez nette et confirme exactement les dires de Miss Nick. Cependant…

— Quoi donc ?

— Cependant je me félicite de ce que Mr Croft s’occupait de la popote au moment de notre arrivée. Il a laissé sur la marge du journal qui recouvrait la table une excellente trace de son pouce et de son index généreusement empreints de graisse. J’ai réussi à détacher ce coin de papier à l’insu de Mr Croft. Nous l’enverrons à notre ami l’inspecteur Japp, de Scotland Yard. Qui sait ? Peut-être ces renseignements anthropométriques lui diront-ils quelque chose.

— Vous croyez ?

— À mon sens, Mr Croft déploie peut-être un peu trop d’amabilité pour être sincère. Sur ce, filons déjeuner, je meurs de faim.

CHAPITRE XV

ATTITUDE ÉTRANGE DE FREDERICA

Le prétexte inventé par Poirot n’était qu’en partie mensonger, puisque le chef de la police, le colonel Weston, vint nous voir aussitôt après le déjeuner.

C’était un homme de haute taille, à l’allure militaire et portant beau. Il rendait hommage aux prouesses de Poirot.

— C’est une chance inespérée que de vous voir ici en de telles circonstances, ne cessait-il de répéter à mon ami.

Son unique crainte était de devoir recourir aux services de Scotland Yard. Il désirait surtout éclaircir le mystère et arrêter le criminel sans l’aide de cet organisme officiel. D’où sa joie de rencontrer Poirot. Autant que j’en pus juger, Poirot capta entièrement sa confiance.

— Fichue affaire, disait le colonel. Jamais je n’ai entendu parler d’une pareille histoire. Ma foi, cette jeune fille me paraît en sécurité dans cette clinique ; cependant il faudra bien l’en faire sortir un jour !

— Là gît précisément la difficulté, mon colonel. Je ne vois qu’un seul moyen d’aboutir.

— Lequel ?

— Mettre la main sur le coupable.

— Si ce que vous venez de me confier est exact, la chose ne sera pas facile.

— Ah ! je le sais bien !

— Il nous faut des témoignages. Eh bien ! nous ne sommes pas au bout de nos peines ! Ces enquêtes sont extrêmement ardues dès qu’elles sortent un peu de l’ordinaire. Ah ! si seulement nous pouvions trouver le revolver…

— Il gît probablement au fond de la mer à l’heure actuelle, à moins que le coupable n’ait manqué du plus élémentaire bon sens.

— Il arrive souvent à ces gens-là d’en être totalement dépourvus, repartit le colonel Weston.

— Ils font preuve parfois d’une insondable bêtise. Je ne parle pas des assassins, on en voit rarement dans cette région ; je fais allusion aux délinquants de simple police.

— Ceux-là ont une autre mentalité.

— En tout cas, si Vyse est l’homme que nous recherchons, il nous donnera du fil à retordre : il est prudent et rompu aux finasseries de la loi. Il ne se trahira pas. S’il s’agissait d’une femme, je conserverais plus d’espoir, car il y a neuf chances sur dix qu’elle récidiverait sans tarder. Les femmes ne connaissent pas la patience.

Il se leva.

— L’enquête officielle aura lieu demain matin. L’officier de police judiciaire y assistera sans trop se faire reconnaître. Gardons-nous, pour le moment, de révéler notre tactique.

Il se disposait à sortir, lorsqu’il se ravisa :

— J’allais oublier la chose qui vous intéresse le plus et sur laquelle j’aimerais savoir votre opinion.

S’étant assis de nouveau, il tira de sa poche un morceau de papier déchiré qu’il tendit à Poirot.

— Mes hommes l’ont ramassé par terre, à peu de distance de l’endroit où la foule regardait le feu d’artifice, expliqua-t-il. C’est la seule pièce à conviction que nous possédions.

Après en avoir effacé les plis avec la main, Poirot vit apparaître une écriture haute, aux jambages écartés :

« …besoin immédiatement d’argent. Si pas vous… qu’arrivera-t-il ; Je vous préviens. »

Poirot fronça le sourcil en lisant et relisant ces quelques mots.

— Ce papier est précieux, prononça-t-il enfin. Puis-je le conserver ?

— Certainement. Il ne présente aucune empreinte digitale, mais je serais heureux s’il peut vous servir. Il faut que je vous quitte, dit-il en se levant. N’oubliez pas : l’enquête est pour demain.

— À propos, seul Mr Hastings est appelé à témoigner ; nous ne tenons pas à ce que les journalistes vous sachent sur cette affaire.

— Je comprends. A-t-on songé aux parents de la malheureuse enfant ?

— Son père et sa mère arrivent aujourd’hui du Yorkshire. Ils seront ici vers cinq heures et demie. Pauvres gens ! Comme je les plains ! Ils doivent emmener le corps avec eux, dès demain.

Il hocha la tête.

— Que tout cela est lamentable ! Je céderais volontiers ma place à un autre, je vous assure, Monsieur Poirot.

— À qui cette enquête pourrait-elle plaire, mon colonel ? Comme vous le dites, tout cela est lamentable !

Après le départ du colonel Weston, Poirot examina de nouveau le morceau de papier.

— Est-ce une pièce importante ? demandai-je.

Pour toute réponse, Poirot haussa les épaules.

— Comment le saurais-je ? Il y a une tentative de chantage là-dessous ! Un des amis de Miss Nick avait un besoin pressant d’argent. Il se peut qu’il s’agisse d’un des invités.

Là-dessus mon ami étudia le papier à la loupe.

— Cette écriture vous est-elle familière, Hastings ?

— Elle me rappelle quelque chose… Ah ! j’y suis, le billet de Mrs Rice.

— En effet, répliqua Poirot au bout d’un instant. Bizarre… Il existe une certaine similitude. Cependant je doute que ces lignes aient été tracées de la main de Mrs Rice. Entrez ! s’écria-t-il en réponse à un coup frappé à la porte.

C’était le commandant Challenger.

— Je me permets de venir vous demander si l’affaire marche…

— Parbleu ! Mais, hélas ! j’ai l’impression de marcher à reculons !

— Oh ! je ne puis vous croire, Monsieur Poirot. On m’a trop raconté de merveilles sur votre compte ! Ne va-t-on pas jusqu’à dire que vous ignorez la défaite ?

— C’est faux ! protesta mon ami. J’ai échoué une fois en Belgique en 1893. Vous en souvenez-vous, Hastings ? Je vous ai narré tous les détails… vous savez… cette histoire de la boîte de chocolat.

— Si je m’en souviens ! lui répondis-je en souriant.

À l’époque, il m’avait prié de lui souffler : « Boîte de chocolat » chaque fois qu’il ferait montre de trop de vanité ! Or, il fut horriblement vexé lorsque, une minute et quart après sa propre recommandation, je l’eus rappelé à l’ordre en prononçant ces mots magiques.

— Tout cela est de la vieille histoire dont on ne saurait tenir compte. Promettez-moi de tirer au clair cette énigme, voulez-vous ?

— Je vous le jure et vous avez la parole d’Hercule Poirot. Je ressemble au chien de chasse qui ne lâche pas sa piste une fois qu’il l’a flairée !

— Bravo ! Mais en flairez-vous une ?

— J’ai des soupçons sur deux personnes.

— Puis-je m’arroger le droit de vous demander des noms ?

— Je ne vous les dirai pas ! Je suis d’ailleurs sujet à me tromper.

— J’espère que mon alibi vous donne pleine et entière satisfaction ? demanda Challenger en clignant de l’œil.

Poirot sourit avec indulgence au bon visage hâlé qui lui faisait face.

— Vous avez quitté Devonport un peu après 8 h 30 et vous êtes arrivé, ici à 10 h 15, c’est-à-dire vingt minutes après le crime. Mais le trajet de Devonport ne compte qu’une quarantaine de kilomètres et vous l’avez parcouru plus d’une fois en une heure depuis que la route a été refaite, d’où je conclus à la faiblesse de votre alibi !

— Mais je…

— Comprenez-moi bien, je ne dois négliger aucun détail. Or, vos explications se défendent mal. Mais tout ne se résume pas aux alibis. Je crois savoir que vous aimeriez épouser Miss Nick.

Le marin rougit comme une jeune fille.

— J’ai toujours désiré l’épouser, dit-il d’une voix rauque.

— Précisément. Eh bien, Miss Nick était fiancée à quelqu’un d’autre. Une raison peut-être pour supprimer celui-ci, mais qui disparaît puisqu’il mourut en héros.

— Alors, c’était vrai… Nick était fiancée à Michel Seton ? Ce matin, tout le monde en parlait en ville.

— Oui, il est curieux, n’est-ce pas, de constater comme les nouvelles se répandent vite ! Vous ne vous étiez donc jamais douté de ces fiançailles ?

— Nick y avait fait allusion, voilà deux jours, sans me citer de nom.

— Il s’agit de Michel Seton. Entre nous, il lui laisse, j’ai tout lieu de le croire, une très jolie fortune. Ce n’est certes pas, en ce qui vous concerne, le moment choisi pour voir disparaître Miss Nick ! Elle pleure son fiancé perdu, mais avec le temps le cœur se console ; elle est jeune, et je crois, Monsieur, que vous ne lui êtes pas indifférent…

Challenger se tut un instant, puis il murmura :

— Si cela devait être…

Un coup à la porte l’interrompit. Frederica Rice entra.

— Je vous cherchais, dit-elle à Challenger. J’ai appris que vous étiez ici. Je voulais vous demander si l’horloger vous avait rendu ma montre-bracelet.

— Oui, je suis allé la réclamer ce matin.

Il la tira de sa poche et la lui remit.

C’était une montre de forme peu banale, sphérique, fixée sur un simple ruban de moire, et je me souvins d’avoir vu la pareille au bras de Nick Buckley.

— J’espère qu’elle ne variera plus, maintenant.

— Elle se dérègle continuellement. C’est assommant.

— Cette montre est un objet de luxe, Madame, et non d’utilité, murmura Poirot à Mrs Rice.

— Est-il impossible de concilier l’un avec l’autre ? dit-elle en nous regardant tous. Mais peut-être que je vous dérange ?

— Pas le moins du monde, Madame, nous parlions non pas du crime, mais de la rapidité avec laquelle s’est répandue la nouvelle des fiançailles de Miss Nick et de ce brave aviateur dont on vient d’annoncer la mort.

— Tiens ! Nick était fiancée à Michel Seton ! s’exclama Frederica.

— Cela vous surprend, Madame ?

— Un peu, encore que je ne sache pas pourquoi. À vrai dire, il m’avait paru très épris d’elle, l’automne dernier. Ils sortaient souvent ensemble, puis peu après Noël il y eut un froid entre eux et ils ne se rencontrèrent presque plus.

— En tout cas, ils ont su conserver leur secret.

— Probablement à cause du vieux sir Matthew, qui, je crois, était quelque peu dérangé du cerveau.

— Et vous ne vous doutiez de rien, Madame ? Pourtant Mademoiselle et vous étiez si intimes !

— Nick sait garder sa langue lorsqu’elle le veut, murmura Frederica. Je m’explique maintenant pourquoi elle se montrait si nerveuse dernièrement, et ce qu’elle me dit l’autre jour aurait dû éveiller mon attention.

— Votre petite amie est bien séduisante, Madame.

— Naguère, Jim Lazarus partageait cette opinion, répondit Challenger secoué d’un gros rire.

— Oh ! Jim…

Frederica haussa les épaules, mais elle paraissait quelque peu ennuyée.

Elle se tourna vers Poirot :

— Dites-moi, Monsieur Poirot, avez-vous…

Elle s’arrêta court. Son corps oscilla sur lui-même, elle pâlit et tint ses yeux rivés sur la table.

— Vous sentez-vous souffrante, Madame ?

J’avançai rapidement un siège et l’y fis asseoir.

— Non, je suis très bien, dit-elle à voix basse, en se tenant la tête à deux mains.

Nous la regardions, embarrassés.

Au bout d’un instant, elle se redressa sur son siège.

— Comme c’est ridicule ! Voyons, George, ne prenez pas cet air désolé. Parlons un peu du crime : ce sujet est si passionnant. J’aimerais savoir si M. Poirot tient une bonne piste.

— Il est un peu tôt pour me prononcer, Madame, déclara Poirot, ne voulant pas se compromettre.

— Mais vous avez certainement une idée…

— Peut-être, mais je manque encore de preuves.

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