La Vallée du désespoir

Chapitre 8LE MAÎTRE DE LA VALLÉE

Martial se trouvait maintenant dans un étroitet tortueux couloir. Deux personnes n’y auraient pu marcher defront et les parois en étaient si hautes qu’il y faisait presquenuit bien qu’il fût à peine onze heures du matin. Le silence leplus profond régnait dans ce ténébreux corridor de rocher qui étaitsans doute le lit de quelque ancien torrent ou peut-être unefissure de la montagne due à un soulèvement volcanique. Dans cetétroit défilé, un seul homme eût pu tenir tête à une armée.

Martial s’expliquait maintenant que lesbandits qui pullulent dans ce désert n’eussent pu jamais venir àbout du despote inconnu qui avait fait de la vallée sonroyaume.

À mesure qu’il s’avançait, il s’aperçut que lemulet qui le suivait donnait des signes d’impatience et de terreur.Il renâclait, frappait du pied la terre, s’arrêtait à chaque paspour ne continuer sa route qu’avec hésitation. Évidemment, l’animalpressentait quelque danger, et ce dernier avertissement, venantaprès les autres, fit sur Martial une grande impression.

Les légendes des Indiens, leurs racontarsgrossis par la peur, pouvaient être faux de point en point, maisl’instinct de l’animal n’était pas sujet à caution, la répugnancequ’il mettait à pénétrer dans la vallée était une preuve certainequ’il y avait là un péril.

« Mais lequel ? » se demandaitanxieusement Martial, qui comprenait tout à coup que, s’il eûtvoulu revenir sur ses pas, il n’eût pas pu le faire !

Pour quelle raison ? Il ne savait pas sel’expliquer, mais il en était sûr !

Le défilé dont les parois se rejoignaientpresque à leur sommet ressemblait maintenant à ces cryptes quis’étendent au-dessous de certaines cathédrales.

Martial avançait toujours, mais son cœurbondissait dans sa poitrine, sa gorge se serrait, ses mouvementsdevenaient nerveux, et il sentait, malgré tout son courage, unebrume de terreur envahir peu à peu son cerveau.

En pénétrant dans le défilé, il avait passé labride de son mulet dans son bras droit, et il avançait lentement,l’œil aux aguets, le doigt sur la détente de sa carabine.

Il abandonna vite cette attitude, d’abord enraison du profond silence qui régnait dans le défilé, puis à causede la résistance de plus en plus énergique que lui opposait labête. Il supposait d’ailleurs que, tant qu’il cheminerait dans ceboyau resserré, il n’aurait affaire à aucun ennemi.

Il fut brutalement détrompé.

Il était en train de tirer sur la bride dumulet, qui, tremblant de tous ses membres, le poil hérissé etmouillé de sueur, refusait d’avancer, s’arc-boutait au sol de sesquatre sabots, quand, tout à coup, le craquement d’une batteried’arme à feu se fit entendre, si près de Martial qu’il retentitpresque à son oreille.

Il tourna la tête : le canon d’unecarabine était à quelques pouces de son front. En même temps, unevoix assourdie et rauque lui cria :

– Bas les armes et haut les mains, ou tues mort !

Martial obéit docilement, il jeta son arme,lâcha la bride de son mulet et leva les bras en l’air. Sans biens’en rendre compte, quoique naturellement il eût peur, il éprouvaitun indicible soulagement en constatant qu’il n’avait affaire qu’àun danger matériel, le risque de recevoir une balle dans la tête,et ce risque, il l’avait couru tant de fois, au cours de la GrandeGuerre, qu’il n’en était pas très ému.

Pendant quelques secondes, il demeuraimmobile, mais instinctivement, ses regards se portaient dans ladirection de cette voix impérieuse et assourdie qui venait de ledésarmer.

Il s’aperçut alors que dans la paroi ducouloir était creusée une niche, qu’un avancement du roc trèshabilement disposé lui avait empêché de voir bien qu’il y touchâtpresque.

Dans cette niche se tenait un être dont leseul aspect plongea de nouveau Martial dans la stupeur et dansl’épouvante.

Des pieds à la tête, il disparaissait sous unvêtement ; était-ce un vêtement ou une cuirasse qui brillaitcomme de la toile d’argent ?

La tête était protégée par un casque, à peuprès pareil pour la forme à ceux dont se servent lesescrimeurs ; la surface en était lisse et à la place des yeux,s’encastraient deux larges lentilles de cristal jaune ; et ily avait un trou à peine perceptible à la place de la bouche. Unesorte de blouse tombait jusqu’aux genoux, les mains étaientgantées, les jambes protégées par des bottes de cette même toiled’argent, qui enveloppait le nouveau venu de la tête aux pieds.

Derrière cette étrange apparition, Martialaperçut deux chiens gigantesques, des chiens comme il n’en avaitjamais vu. Ils étaient presque aussi grands qu’un cheval de moyennetaille, et ils appartenaient à cette race nouvellement créée parles Boers et qui seule attaque sans peur les lions. Une légendeveut que ces terribles molosses descendent des chiens géants qu’unroi de l’Inde, Porus, offrit à l’empereur Alexandre le Grand.

Martial, en présence d’un pareil adversaire,se sentait anéanti, réduit à rien, entièrement à la merci del’homme au casque d’argent, et il en arrivait à se demander avecangoisse si les fables des Indiens, les terrifiants récits deChanito et de Coyotepec n’étaient pas l’expression de la purevérité.

Cependant, il avait conscience que derrièreses lentilles de cristal jaune, l’homme voilé le scrutait d’unregard aigu, le vrillait pour ainsi dire de ses ténébrantesprunelles.

« Il va me flanquer une balle dans latête », songeait-il, et les deux squelettes si blancs qu’ilsressemblaient à de l’ivoire lui revenaient en mémoire avec leurcrâne troué.

Puis, il se souvint de la façon inexplicabledont on lui avait volé ses vivres, ses armes, ses munitions, et ilcomprit que les Indiens n’avaient pas tort.

Il sentait très nettement que sa vie en cetteseconde tenait à un fil, et cette seconde lui parut longue commeles siècles des siècles.

Tout à coup, le canon bronzé de l’arme quitouchait presque son front s’écarta. Martial comprit que pour lemoment du moins il était sauvé.

– Je suis le Maître de la Vallée, dit lavoix rauque et sourde qui s’échappa du casque d’argent. Je ne saispas ce que tu es venu faire ici, mais il est encore temps de teretirer.

L’homme voilé avait parlé espagnol, mais avecun très fort accent anglais.

– Je ne tiens pas à me retirer, répliquaMartial avec tout son courage, je suis un désespéré. Jesuis venu vers toi parce que j’ai besoin de vivre.

La voix reprit d’un accent plus doux.

– C’est bien, tu as eu raison, maisalors, il faudra travailler pour moi. Je ne te demande pas qui tues, ni d’où tu viens. Si tu m’obéis, tu n’auras pas à t’enrepentir.

– J’accepte, répondit Martial, sans uneseconde d’hésitation.

L’homme voilé descendit de sa niche, aprèsavoir remis sa carabine en bandoulière, mais il tenait en mains unénorme browning et ses molosses le suivaient pas à pas, sans unaboiement, silencieux comme des ombres.

Il prit la carabine de Martial, toujoursimmobile et bien résolu à voir ce qu’il adviendrait, il s’emparades cartouches qu’il avait dans ses poches, de son couteau, d’uncrayon et d’un carnet qu’il avait conservés, puis il lui ordonna demarcher devant lui.

Ils cheminèrent en silence.

Le défilé déboucha brusquement dans une valléeimmense et verdoyante, qu’encerclaient de toutes parts lesinaccessibles sommets de la Sierra.

Aux paysages de désolation qu’il venait detraverser, Martial voyait tout à coup succéder une véritable oasis,un éden caché au milieu des arides montagnes, qui en défendaientl’accès.

Comme le lui avait expliqué Coyotepec, lesplus beaux arbres du Mexique poussaient là, avec une surprenantevigueur, lançaient des fusées de feuillages et de fleurs à descentaines de pieds au-dessus du sol. Des séquoias étageaient leurfrondaison d’un vert sombre autour d’un tronc rougeâtre de dix àdouze mètres de diamètre, et paraissaient aussi vieux que la terreelle-même. Des cocotiers gigantesques pliaient sous le poids deleurs fruits. Des lataniers, des manguiers, des céïbas, et, un peuplus loin, des grenadiers, des citronniers sauvages, des goyaviersformaient une véritable forêt, dont les branches étaient reliéespar un inextricable lacis de lianes, d’où pendaient des fleurs auxparfums accablants.

Parmi ces lianes, Martial reconnut le jalapaux corolles d’un bleu d’azur, le vanillier, et de fabuleusesorchidées.

La plupart de ces arbres, sauf quelques-uns,comme les séquoias, étaient chargés de fruits, et Martial pensa quela vallée avait dû être cultivée autrefois et que la prodigieuseforêt qu’il traversait avait été deux ou trois siècles auparavantun verger qui, sous une influence qu’il ne s’expliquait pas, avaitpris des proportions grandioses. Il y avait même des lauriers quiétaient devenus des arbres de haute futaie.

Toujours suivi de l’homme au casque d’argent,notre héros descendit un sentier bordé de fougères arborescentes etde grands mimosas et atteignit une clairière, dont le sol étaitémaillé de capucines, de soucis et de dahlias sauvages. Il y avaitencore des magnolias, des cactus dont les feuilles étaientcouvertes des insectes dont on retire la cochenille.

Enfin, une foule de végétaux dont Martial neconnaissait pas les noms. Il remarqua, entre autres, une herbecouleur d’azur, dont les Indiens tirent une belle teinturebleue.

La clairière une fois franchie, Martial et sonénigmatique compagnon s’engagèrent de nouveau sous les voûtes de lafutaie magique où régnait une fraîcheur embaumée. Puis, au boutd’une centaine de pas, le décor se modifia.

La terre apparaissait maintenant couverte defeuilles à demi desséchées, comme si elle eût été ravagée récemmentpar un incendie, cependant, de jeunes pousses d’un vert clairjaillissaient des racines flétries, et Martial pensa que cettepartie de la vallée ne tarderait pas à être recouverte d’unevégétation aussi opulente que la région qu’il venait detraverser.

Mais quel ne fut pas son étonnement, enapercevant un peu plus loin un groupe de maisons de bois, couvertesde feuilles de zinc et protégées par de hautes palissades. Cesconstructions paraissaient en excellent état. C’était pour ainsidire un village qui avait surgi brusquement en plein désert. Dansles environs se voyaient des monceaux de mâchefer, des tas deplanches, des amas de pierres, comme il s’en trouve aux abords detoutes les exploitations minières.

Le Maître de la Vallée et son nouveauserviteur s’arrêtèrent au pied de la palissade, en face d’uneépaisse porte de bois renforcée de plaques de tôle.

L’homme tira une clé de sa poche, ouvrit laporte, et conduisit Martial dans une pièce située aurez-de-chaussée d’une des maisons. Il y avait là une table massive,des escabeaux, quelques ustensiles de cuisine, un fourneau àpétrole et une masse de caisses vides qui avaient dû contenir desboîtes de conserves.

Sans que le Maître de la Vallée leur eût donnéaucun ordre, les deux chiens géants, auxquels un troisième étaitvenu se joindre, étaient demeurés en dehors de la maison, etMartial remarqua qu’ils n’avaient poussé aucun aboiement depuis lemoment où il les avait aperçus pour la première fois. Le silence deces animaux avait quelque chose d’effrayant.

– Vos chiens ne sont pas bruyants !dit-il, cédant à un invincible besoin de dire quelque chose, derompre l’inquiétant mutisme de l’inconnu.

– Il y a d’excellentes raisons pourqu’ils n’aboient pas, répondit celui-ci, on leur a coupé les cordesvocales et ils ne mordent jamais personne qu’une seule fois.

– Comment cela ?

– Quand ils ont commencé de mordrequelqu’un, ils le dévorent jusqu’au bout.

Martial se sentit froid dans le dos.

– Vous comprenez, reprit le Maître de laVallée, que, dans la situation exceptionnelle où je me trouve, jesuis tenu de prendre certaines précautions.

Et comme le jeune homme se taisait,consterné :

– Il n’y a pas encore très longtemps, meschiens ont croqué jusqu’aux os deux bandits du désert qui avaientréussi à pénétrer chez moi et qui croyaient pouvoir me dépouillerfacilement.

« Cela n’a pas peu contribué, d’ailleurs,à augmenter la mauvaise réputation que je possède dans tout lepays. Je puis vous assurer que je suis bien gardé.

« Vloup, Rex et Black, mes trois doguesdu Cap, sont mes seuls véritables amis, et je ne me sépareraisd’eux à aucun prix, ils ont une intelligence presque humaine.

Martial se souvint à ce moment du pauvreanimal qui portait son bagage et que, dans l’émoi que lui avaitcausé la première apparition du Maître de la Vallée, il avaitcomplètement oublié.

– J’espère, dit-il humblement, que voschiens n’auront pas dévoré le mulet que j’ai laissé derrièremoi.

– Rassurez-vous. Votre monture est restéeà l’entrée du bois. Je l’enverrai chercher et la ferai conduire auxécuries. Quand vous quitterez la vallée, vous pourrez la reprendreen meilleur état qu’elle n’était avant d’y arriver.

Et l’homme ajouta d’un ton de sourdecolère :

– Quoi qu’on ait pu vous raconter, ici,on ne vole personne. Vous pourrez vous en rendre compte parvous-même !

Mille questions se pressaient sur les lèvresde Martial, mais il n’osait en énoncer aucune.

L’homme venait de placer sur la table, dansune assiette de fer, une superbe tranche de jambon et une bouteillede ce vin noir de Californie qui rappelle les crus riches en alcooldu sud de l’Espagne et de l’Algérie. Il y ajouta du biscuit de mer,et même un flacon de pickles.

– Je suppose, fit-il, que vous avezbesoin de vous restaurer. Ce soir, vous mangerez mieux.

Et par la porte entrouverte d’une piècevoisine qui servait sans doute de magasin, il montra à son hôte desplanches où s’alignaient des boîtes de conserves, tandis que desjambons et des pièces de bœuf fumé se balançaient au plafond. Dansun coin, il y avait des tonneaux et des caisses de whisky.

Martial était stupéfait. Malgré les assertionsdes Indiens, il ne s’attendait pas à trouver des approvisionnementsaussi considérables et aussi variés, dans ce coin isolé séparé dureste du monde par un désert et des montagnes presqueinfranchissables.

Son interlocuteur jouissait de sasurprise.

– Ici, déclara-t-il, orgueilleusement,nous ne manquons de rien. Je possède un potager très bien fourni,une réserve de pommes de terre et de fruits secs. J’ai même un fouret je mange du pain frais quand cela me plaît !

Martial ne répondit pas. Il avait décidé de nefaire aucune question à son hôte et d’attendre que celui-ci luidonnât de lui-même les explications qu’il jugerait convenables. Enattendant, il avait attaqué, avec l’appétit d’un homme qui depuislongtemps n’a pas fait un bon repas, la tranche de jambon placéedevant lui. En même temps, il faisait tremper dans le gobeletd’étain, qu’il avait rempli de vin, le dur biscuit.

En un clin d’œil, il ne resta plus trace ni dujambon, ni du biscuit, ni du vin.

Le Maître de la Vallée apporta alors unebouteille de whisky et un autre gobelet pour lui-même, et aprèsavoir versé à boire, s’assit en face de son hôte, ou plutôt de sonnouveau serviteur.

– Il est bon, dit-il à ce dernier,qu’avant tout je vous donne quelques explications.

Et il parut à Martial que sa voix, toujoursassourdie et rauque, avait une intonation plus cordiale qu’au débutde leur connaissance.

– Il n’y a pas un mot de vrai dans leshistoires qui courent sur mon compte, reprit-il. Les Indienscroient toutes les bourdes que leur raconte le premier venu et lespropagent en les amplifiant encore. Je ne suis ni un démon, ni unfantôme, mais un homme comme un autre.

« Si je suis habillé d’une façon qui vousparaît singulière, au fond, voilà la cause de toutes les légendes,c’est que j’ai de sérieuses raisons pour cela. La principale, c’estque je souffre d’une maladie terrible qui m’a complètementdéfiguré. Plus tard, quand, peut-être, je vous aurai raconté monhistoire, vous comprendrez que je ne puis agir autrement.

En écoutant ces paroles, Martial se sentitsoulagé d’un poids énorme. Tout ce qu’il y avait de surnaturel dansles récits qu’on lui avait faits sur la vallée maudite s’expliquaitmaintenant de la façon la plus simple. En se reportant à ce que luiavait dit Coyotepec, il ne doutait pas que, de même que lespremiers Espagnols, le Maître de la Vallée ne fût atteint de lalèpre.

C’était sans doute cette même affreuse maladiequi devait exister à l’état endémique dans la vallée, dontmouraient les travailleurs qui y avaient longtemps séjourné. Il n’yavait plus là, ni diablerie, ni mystère.

Le danger couru était cependant suffisammentredoutable, mais Martial se promit de l’éviter par une hygiènerigoureuse, et d’ailleurs, de ne séjourner sur ce sol empoisonnéqu’autant de temps qu’il le faudrait pour accomplir la mission dontl’avait chargé sa fiancée.

Et une question à laquelle il n’avait passongé se présenta tout à coup à son esprit.

– Combien de temps devrai-je travaillerpour vous ? demanda-t-il au Maître de la Vallée. C’est unpoint que nous n’avons pas encore traité.

– Chez moi, lui répondit la même voix àla fois assourdie et rauque, on ne travaille jamais moins d’uneannée.

– Faudra-t-il vous signer unengagement ?

– Inutile : un honnête homme tientsa parole sans avoir besoin d’écrit, et un coquin se moque d’unesignature.

– C’est bien, murmura Martial, qui sesentait entièrement désarmé, je me mettrai au travail dès que vousle voudrez. Comment dois-je vous appeler ?

– On m’appelle le Maître de la Vallée, jen’ai pas d’autre nom… Buvez encore un coup de whisky et venez avecmoi, je vais vous montrer ce que vous aurez à faire.

Martial obéit sans mot dire, et le maître etle serviteur escortés par les chiens muets se dirigèrent vers unepartie de la vallée qui paraissait aussi stérile et aussi désoléeque l’autre région était fertile et luxuriante.

Martial, depuis qu’il se trouvait dans laVallée du Désespoir, marchait de surprise en surprise. Il aperçutdes machines rouillées, qui lui parurent être des concasseurs etdes pulvérisateurs d’un modèle très perfectionné, mais ellesgisaient à l’abandon près de gigantesques monceaux de scories et degravats, et, sans doute oubliées là, elles n’avaient pas dû servirdepuis longtemps.

Ils avaient atteint un endroit où la falaise,éventrée par quelque puissant explosif, présentait une profondeexcavation, de laquelle partaient des galeries qui s’enfonçaient aucœur de la montagne ; à l’entrée de l’une d’ellesapparaissaient les rails d’un chemin de fer à voie étroite, quireliait l’entrée de la mine à un grand hangar de bois, situé àquelques centaines de mètres en arrière. Sur la voie stationnaienttrois wagonnets remplis de cailloux à demi transparents, dont lesuns étaient jaunes, d’autres d’un brun rougeâtre. Très ignorant engéologie, Martial comprit pourtant que c’était là le minerai – iln’eût pu dire lequel – qu’il allait être chargé d’extraire.

Le Maître de la Vallée avait pris dans uneniche du rocher deux lampes Davy qu’il alluma. Il en remit une àMartial, auquel il donna aussi un pic et une pelle ; puis tousdeux, longeant les rails de la minuscule voie ferrée, s’enfoncèrentdans les ténèbres de la galerie. Ils y étaient à peine entrés quele bruit d’un outil qui frappait le roc suivant un rythme monotoneparvint à leurs oreilles, en même temps, ils distinguèrent unelumière qui scintillait très loin dans les profondeurs obscures.Martial, à ce moment, ressentit une secrète angoisse. Cet étrangecompagnon dont le vêtement de métal chatoyait à la lueur deslampes, ne le conduisait-il pas à la mort ? Sortirait-iljamais vivant de cette sombre galerie ?

Le Maître de la Vallée qui, sans doute,devinait ce qui se passait en lui, se hâta de le rassurer.

– Vous allez avoir un camarade dans votretravail, expliqua-t-il, un brave Irlandais qui est ici depuisplusieurs semaines et qui pourra vous dire, lui, de quelle façon jetraite les hommes que j’emploie. Vous constaterez par vous-même queje ne suis pas si terrible qu’on veut bien le dire.

« D’ailleurs, le labeur n’a riend’excessif, il consiste à détacher les blocs de minerai du fond dela galerie et à les entasser dans les wagonnets. Je sais combien ceclimat est accablant, aussi je n’exige pas de vous beaucoupd’heures de travail : deux heures et demie ou trois heures lematin, autant l’après-midi, je n’en demande pas davantage.

– Je ferai de mon mieux pour voussatisfaire, balbutia Martial, obligé de reconnaître que sespréventions étaient injustes et que le prétendu démon traitaitassez humainement ceux qu’il employait.

« C’est à n’y rien comprendre, sedisait-il, à mesure que je crois avoir fait un pas vers ladécouverte de la vérité, le mystère semble devenir plusimpénétrable, l’énigme plus insoluble. Malgré son accoutrementbizarre, cet homme n’a pas l’air animé de mauvaises intentions. Etcependant… »

Ils étaient arrivés tout au fond de la galerieoù un robuste gaillard, vêtu d’une vieille veste de cuir etremarquable par une longue barbe rouge et une épaisse tignasse dela même couleur, abattait consciencieusement des blocs qu’ilentassait ensuite dans un wagonnet.

– Voilà votre nouveau camarade, dit leMaître de la Vallée. Je suppose que vous vous entendrez bien, etmaintenant, je vous laisse travailler.

Cette présentation sommaire terminée, l’hommeau casque d’argent, que Vloup, Rex et Black ne quittaient pas d’unesemelle, faussa compagnie aux deux mineurs qui virent sa silhouettedécroître jusqu’à ce qu’elle atteignît la tache de lumière quimarquait l’extrémité de la galerie.

Quand il eut disparu, Martial et son nouveaucamarade se regardèrent, dans une muette interrogation. L’homme àla barbe rouge avait déposé son pic et essuyait son front trempé desueur.

– Comment t’appelles-tu ?demanda-t-il.

– Martial, répondit le jeune homme.

– Quelle nation ? Anglais ?

– Non, Français, et toi ?

– Je suis Mike l’Irlandais. Tu veux boireun coup pour faire connaissance ?

– Volontiers, répondit Martial, quitenait à se mettre dans les bonnes grâces de son compagnon.

Celui-ci tira d’un sac à provisions unebouteille de vin presque pleine et la tendit poliment à soncamarade qui dut en boire au goulot une forte lampée.

Après cet indispensable protocole, la glaceétait rompue, les deux hommes causèrent amicalement.

– J’espère qu’on sera de bons copains,nous deux, fit Mike en tendant à Martial une main vaste et poilue.Donne-moi une poignée de main, c’est de bon cœur.

Ce shake-hand une fois échangé, ils étaientdevenus définitivement bons amis.

– Tu sais, fit Mike, qu’ici, malgré toutce qu’on raconte, on n’est pas mal : pas trop de fatigue, unepaye supérieure, et, comme nourriture, tout ce qu’il y a de bien,de la viande à tous les repas, du vin à discrétion, du whisky et dutabac, comme on veut !

– Et comment est-on payé ? demandaMartial très intéressé.

– On a le choix entre la poudre d’or, lespiastres du Mexique et les bank-notes ; la caisse estbonne !

– Et toi, qu’est-ce que tupréfères ?

Mike eut un rire bruyant ; ses petitsyeux d’un bleu pâle étincelèrent sous ses sourcils enbroussaille.

– Moi, fit-il, je ne suis pas très malin,je fais comme les Indiens qui aiment mieux la poudre d’or, avec çaon est sûr de ne pas être roulé !…

L’Irlandais s’était interrompubrusquement.

– Maintenant, grommela-t-il, assez causé…au travail ! Moi, dans mon genre, je suis honnête, je ne veuxvoler ni le pain que je mange, ni l’argent que je gagne.

Il reprit son pic et se remit à taper sur laroche avec un entrain admirable.

Martial l’imita et une heure ne s’était pasécoulée qu’ils avaient rempli un wagonnet qu’ils roulèrent jusqu’àl’ouverture de la galerie.

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