Le Bacille

Chapitre 11

 

Procas avait cru que l’on finirait parl’oublier, et voilà que, tout à coup, il sentait de nouveau lahaine gronder autour de sa demeure.

Le soir, ouvrait-il une fenêtre, il voyait desgens plantés devant sa porte ; sortait-il, il apercevait desombres qui se glissaient à sa suite, le long des maisons. Ilentendait des craquements bizarres dans la petite cour, derrièreson laboratoire, et, une nuit, il avait cru apercevoir un homme quiescaladait la cloison de planches donnant sur le passage. Vraimentcette vie n’était plus tenable et le malheureux, continuellementdans les transes, se demandait à chaque instant si on n’allait pasvenir l’attaquer dans sa maison. Il songeait à déménager, à allerdemeurer ailleurs, dans quelque coin perdu de banlieue. Mais quivoudrait de lui ? Toutes les portes se fermaient dès qu’onl’apercevait. Et puis, en admettant qu’il trouvât un local,pourrait-il y installer, comme passage Tenaille, son autoclave, sonétuve et tous les objets qui garnissaient sonlaboratoire ?

Pour la première fois un sentiment de révoltes’empara de lui. À l’intense recueillement de cette âme douce etrésignée, succéda une colère sourde contre ces gens qu’il neconnaissait point et qui prenaient une joie féroce à letorturer.

« Dire, songeait-il, que personne n’aurapitié de moi ! S’ils savaient cependant ce que jesouffre ! »

Une nuit que le sommeil le fuyait, il avaitouvert la fenêtre donnant sur l’avenue, car ses crisesd’étouffement le reprenaient. Accoudé à la barre d’appui, illaissait errer ses regards sur la chaussée luisante où les autosglissaient rapides, projetant devant elles un long cône lumineux.Quelques passants attardés se hâtaient vers leurs demeures. Univrogne monologuait assis sur un banc. Les douze coups de minuits’envolèrent à l’église Saint-Pierre de Montrouge, et Procass’apprêtait à refermer sa fenêtre, quand un homme se dressa, sur letrottoir éclairé par un bec de gaz, et s’avança, le poing tendu, encriant :

– Assassin !… assassin !…

Procas crut d’abord que c’était l’ivrogne quivenait à lui, mais il ne tarda pas à reconnaître son voisin, lefils du boucher…

– Oui… assassin !… si la police teprotège, nous nous ferons justice nous-même !

– Voyons, mon ami, prononça Procas…est-ce bien moi que…

– Oui… oui… c’est bien toi, canaille…Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de démolir ta vilainefigure…

Et le gros Nestor, en disant cela, cherchait àatteindre l’entablement de la fenêtre.

Procas, comprenant qu’il n’y avait pas àparlementer avec ce forcené, ramena vivement les volets à lui et enassujettit le crochet.

Le boucher, qui était pris de boisson, necessait point de vociférer, mais quelqu’un dut l’emmener, car il yeut un bref colloque et Procas n’entendit plus rien. Il se couchaet fut longtemps à s’endormir.

« Ce garçon était ivre, se dit-il. Maism’appeler assassin, moi ! »

Pourtant il était inquiet. Cette scène l’avaittroublé. Il se rappela la visite que lui avait faite lecommissaire, la perquisition à laquelle on s’était livré chez lui,et une foule de pensées l’assaillirent. Il ignorait toujours ladisparition de l’enfant de la mercière, sans quoi il eût compris.Il s’arrêta à cette idée que sa laideur seule était cause de tout,et se demanda, un moment, si on ne cherchait pas à l’effrayer pourqu’il débarrassât le quartier de sa présence.

Il n’eût pas demandé mieux, mais oùaller ?

« Bah ! murmura-t-il, ils finirontbien par se calmer. D’ailleurs, ils me voient si peu. Je sortiraile moins possible. »

**

*

Le lendemain, à son réveil, il entendit desgens qui causaient devant sa porte.

– On a des preuves maintenant, disait unevoix qu’il reconnut pour celle du garçon boucher. Oui, on a despreuves. On verra que nous ne nous étions pas trompés.

Procas entr’ouvrit doucement sa fenêtre, maisle groupe s’était éloigné et il ne perçut plus que quelques bribesde phrases qui, pour lui, ne signifiaient rien.

S’il avait pu entendre ce qui se disait il eûtété terrifié, le pauvre Procas !

En effet, depuis leur visite chez lecommissaire de police, le gros Nestor et Barouillet, secondés parun ancien agent d’affaires qui faisait de la police pardilettantisme, avaient épié sournoisement Procas. Chaque soir cestrois hommes se réunissaient dans un petit café situé à l’angle dela rue Liancourt et de l’avenue du Maine, et se communiquaient lesrenseignements qu’ils avaient pu recueillir de côté et d’autre.

Bezombes (c’était le nom de l’agentd’affaires) apportait dans cette collaboration l’acquis de vingtans de police privée et se faisait fort de pincer le« coupable », car, disait-il, il avait mené des enquêtesautrement difficiles. En réalité, Bezombes était un présomptueux,un homme à l’esprit étroit, mais qui avait beaucoup lu les romanspoliciers et se figurait avoir les talents d’un détective.

Un soir que Nestor et Barouillet se montraientun peu sceptiques sur le résultat de ses recherches, il leur ditd’un ton de confidence :

– Demain, il y aura du nouveau…

Et, en effet, le lendemain, il alla lesretrouver au café.

– Nous voulions des preuves, leur dit-il,eh bien, j’en ai. Vous pensez bien qu’un vieux limier comme moisait suivre une piste. Suivre une piste, c’est l’enfance de l’art,mais il ne faut jamais l’abandonner. Souvent, elle ne conduit àrien ; c’est alors qu’intervient ce que l’on nomme communémentle flair et que moi j’appelle la déduction. On s’engage sur uneroute, on croit que c’est la bonne, et, tout à coup, on arrive à uncarrefour où s’ouvrent plusieurs chemins. Lequel choisir ? Ilfaut souvent reprendre toute l’enquête, procéder pour ainsi diremathématiquement, dégager l’inconnue, et c’est là qu’est ladifficulté. Les policiers ordinaires, lorsqu’ils arrivent à pincerun malfaiteur, ont été, la plupart du temps, secondés par desindicateurs bénévoles, mais moi, je fais fi de ces dénonciationssouvent intéressées, qui n’ont souvent d’autre résultat que de toutembrouiller. Je vais droit au but, armé seulement desrenseignements que j’ai recueillis, et j’obtiens presque toujoursun indice. Vous allez peut-être dire que c’est là une question deveine ? Non… La veine est un mot qui n’a pas de sens. Pourmoi, c’est la conséquence logique d’une longue méditation et d’unesuite de déductions.

Ici, Bezombes s’interrompit pour siroterlentement son apéritif. Le gros Nestor et Barouillet leregardaient, surpris ; ils ne savaient pas encore ce qu’ilallait leur révéler, mais ils s’attendaient à un coup dethéâtre.

– De déduction en déduction, repritBezombes en caressant sa barbiche grisonnante, je suis arrivé aubut, c’est-à-dire à la preuve. Jusqu’alors nous n’avions que desprésomptions, graves, il est vrai, mais insuffisantes pour motiverl’arrestation du coupable. Aujourd’hui, j’ai une certitude.

– Ah ! enfin ! fit le grosNestor, nous allons donc prouver au commissaire que nous ne sommespas des imbéciles.

– Grâce à moi, fit modestementBezombes.

– Oh ! certes, grâce à vous.

– Et cette certitude ?… demandaBarouillet un peu vexé de ne plus jouer le principal rôle danscette enquête.

– Je vais, répondit emphatiquementBezombes, vous la faire toucher du doigt, si vous le désirez.

– Mais comment donc ! s’écria legros Nestor, sans se demander comment il est possible de toucher dudoigt une certitude.

– Eh bien ! venez.

– Où ça ? Loin d’ici ?

– Vous allez voir.

Tous trois se levèrent et Nestor régla lesconsommations. C’était toujours lui qui payait, mais il neregrettait pas son argent, heureux qu’il était de se trouver mêlé àune affaire sensationnelle.

Le patron du café arrêta Bezombes sur le pasde la porte. Il n’avait pas osé se mêler à la conversation destrois hommes, mais, en prêtant l’oreille, il avait entendu quelquesmots qui l’avaient intrigué.

Il eut, à l’adresse de l’agent d’affaires, unpetit coup d’œil interrogateur.

– Ça va, répondit Bezombes ; ça vamême très bien.

– Vous le « tenez » ?

– Parbleu !

– C’est pas trop tôt. Ah ! sacrémonsieur Bezombes, va ! les assassins n’ont qu’à bien segarder avec lui.

– Bah ! ça ne serait pas la peined’avoir été vingt ans dans le métier.

– Oh ! c’est pas une raison. Y a desgens qui font de la police depuis longtemps et qui n’arriventjamais à pincer un criminel. Exemple : notre commissaire depolice, M. Morisseau.

– On va lui en boucher une surface àM. Morisseau, lança le gros Nestor.

Ils sortirent. Bezombes marchait en tête,comme il sied à un chef. Mais Nestor et Barouillet l’encadrèrentbientôt pour rétablir entre eux l’égalité.

Quelques instants après ils pénétraient dansla cour du marchand de fourrages, dont la maison, nous l’avons dit,était voisine de celle de Procas.

Le marchand, un gros Auvergnat que, dans lequartier, on appelait le « Grinchu », était dans le petitappentis qui lui servait de bureau. En reconnaissant Bezombes, ilne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

– Encore vous ! dit-il.

– Oui, monsieur, encore moi. Je regrettede vous déranger, mais dans l’intérêt de la justice…

– C’est bon, c’est bon, qu’est-ce quevous désirez ?… Vous voulez encore pénétrer dans la petitecour de mon voisin ? Mais laissez-le donc ce pauvre diable, ilest bien assez malheureux comme ça.

– Monsieur, vous ignorez ce qu’est votrelocataire, si vous le saviez…

– Je sais que c’est un pauvre homme,voilà tout, et qu’il ne faut pas avoir de cœur pour s’acharnerainsi contre un être inoffensif.

– Inoffensif ?… Ah ! vouscroyez cela ?

– Bien sûr que je le crois.

– Vous ne le croirez pas longtemps, etlorsqu’il sera arrêté, que les journaux raconteront ce qu’il afait, vous ne tiendrez pas le même langage.

– C’est que vous ne savez pas de quoi onl’accuse, hasarda Barouillet.

– C’est toujours facile d’accuser.

– Aujourd’hui, nous pouvons prouver.

Le marchand de fourrages eut un haussementd’épaules :

– Ah ! tenez, laissez-moi donctranquille avec toutes vos histoires. Êtes-vous envoyés par lecommissaire de police ? Non, n’est-ce pas ? ehbien ! décampez.

– Mais monsieur… fit Bezombes…

– Il n’y a pas de monsieur quitienne.

– Vous refusez de nous laisser pénétrerdans la cour de votre locataire ?

– Qu’est-ce que vous voulez y faire danscette cour ? Vous l’avez vue hier, n’est-ce pas ? Ehbien ! cela suffit.

– Je voulais montrer à ces messieurs…

– Ces messieurs ne sont pas de la police,je suppose ?…

– Non, mais ils ont intérêt, comme moi, àdécouvrir et confondre un assassin.

– Un assassin !… Ah !laissez-moi rire. Je crois, ma parole, que vous êtes tous fous.Rentrez chez vous, cela vaudra mieux…

– Alors, vous refusez ?…

– Oui…

– Vous n’avez pas le droit, quand ils’agit de…

– Pas le droit ?… pas ledroit ?… Qu’est-ce que vous me chantez ? Suis-je lemaître chez moi, oui ou non ?…

– Cependant hier vous aviez consenti à melaisser…

– Possible, mais aujourd’hui, je ne veuxpas… Est-ce compris ? Ça deviendrait une procession ici, à lafin…

– Monsieur, fit Barouillet, d’une voix depère noble, l’intérêt supérieur de la justice, la sécurité…

– Vous, allez brailler dans vos réunionspubliques et f…-moi la paix.

Il n’y avait rien à faire. Le père Grinchuétait de ces vieux bonshommes entêtés et coléreux qui ne craignentpas au besoin de se flanquer un coup de torchon. Et il étaitsolide, l’Auvergnat. Il commençait à perdre patience et devenaitviolet comme une aubergine. Bezombes et ses deux amis jugèrentprudent de battre en retraite.

– Quelle brute ! dit Barouillet,lorsqu’ils furent dans la rue.

– J’avais envie de sauter d’sus, grognale gros Nestor, qui parlait toujours d’étriper les gens, maisétait, au fond, poltron comme un lièvre.

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