Le Bacille

Chapitre 20

 

Jusqu’alors aucun de ses essais n’avaitréussi ; il se heurtait toujours aux mêmes difficultés et lesmicrobes qu’il « ensemençait » perdaient leur virulenceune fois qu’ils étaient plongés dans l’eau.

Un jour il eut l’idée de puiser de l’eau à unvieux puits très profond qui se trouvait dans sa cour. Iln’augurait rien de bon de cette nouvelle expérience quand, à sagrande surprise, il remarqua que le bacillus murinus sedéveloppait très abondamment dans cette eau non stérilisée.

Au bout de vingt-quatre heures, le nombre desmicrobes contenus dans le liquide diminua, tandis que son bacillese développait de plus en plus. Nul doute : la cause initialede cette augmentation de virulence était due à l’un des microbeshabitant le puits et les mêmes résultats pouvaient être obtenusavec la culture pure de ces microbes dans l’eau stérilisée. Il lesisola, les cultiva à part et ensuite les développa avec lemurinus adapté à la vie dans l’eau du puits et dans cellede la ville.

Le problème était résolu ! Procas tenaitenfin sa vengeance : deux microbes qui, coopérant l’un avecl’autre, allaient devenir d’une virulence extrême.

Il prépara soigneusement une culture de cesdeux bacilles dans un ballon de deux litres, puis se laissa tombersur son divan en poussant un profond soupir.

Il ne lui restait plus qu’à accomplir l’actedécisif, celui qu’il ruminait depuis si longtemps !

**

*

Tout était prêt. Et pourtant, il hésitait.Pendant de longues heures, il demeura immobile, la tête entre lesmains. « Allons, se disait-il intérieurement, il faut sedécider. Est-ce qu’ils ont eu pitié de moi, eux ? »

Il se levait, s’approchait du bocal, lemettait sous son bras, comme s’il était prêt à l’emporter, etfaisait quelques pas dans la pièce. Une lutte affreuse se livraiten lui. Il reposait le bocal, allait se rasseoir, puis songeait denouveau… Il revivait alors ses jours de misère, les tortures quelui faisait endurer cette foule sauvage qui ne lui laissait plus uninstant de repos : Il se remit à marcher, ouvrit tout à coupla fenêtre et respira largement, plongeant ses regards dansl’obscurité.

À Saint-Pierre-de-Montrouge, l’heure sonna,grave, frémissante. Il pleuvait. Des nuages couraient dans le cielavec, par places, de grands tons blafards.

Son poing se tendit du côté de la rue ;vivement il endossa son pardessus, se coiffa de son chapeau et,dissimulant son bocal sous son bras gauche, ouvrit sa porte etsortit.

Dans les maisons, ses ennemis dormaient,tranquilles et confiants.

Procas remonta l’avenue du Maine jusqu’àl’église de Montrouge, prit la rue d’Alésia, tourna à droite dansla rue de la Tombe-Issoire et gagna la rue Saint-Yves. Arrivé àl’endroit où il avait découvert, quelques semaines auparavant, lecadavre de son pauvre Mami, il s’arrêta, essoufflé, car il avaitmarché très vite et suait à grosses gouttes. Se rappelant latragique soirée où l’on avait voulu le lyncher, il revoyait sonchien qui se serrait contre lui en grognant, puis tout s’effaçaitdans son esprit. Il ne gardait plus que le souvenir de l’angoissequ’il avait éprouvée ensuite, lorsqu’il courait à la recherche deMami, et qu’il le retrouvait, au petit jour, pantelant dans leruisseau.

« Les misérables !… Lesmisérables !… » ne cessait-il de répéter, en proie à unecolère sourde qui allait en s’accentuant. À cette minute, touts’exaspérait en lui. Il ne raisonnait plus, et ne songeait qu’à unechose : se venger.

Il se remit en marche, avançant d’un pasfurtif, comme un malfaiteur qui se sent épié. Il était presquecertain que personne ne l’avait aperçu, cependant il tremblait etconvulsivement cherchait à se rapetisser.

La pluie continuait de tomber avec un bruitlas. Les lumières de Paris formaient au loin, au-dessus desmaisons, une grande buée vacillante.

Parvenu à l’angle de l’avenue Reille et de larue Saint-Yves, il s’orienta. Devant lui, le réservoir deMontsouris avait l’aspect d’un énorme tumulus recouvert d’un épaisgazon, d’une de ces sépultures gigantesques comme on en voit dansquelques villes d’Asie… Sur un des côtés s’élevaient de petitsédicules vitrés et, à l’angle nord-ouest, une construction enmaçonnerie surmontée d’un kiosque métallique qui faisait l’effetd’une passerelle de paquebot.

Il se rappelait être venu là, quelques annéesauparavant, avec une délégation de conseillers municipaux et dechimistes, pour examiner ce qu’on appelle les « bâchesd’arrivée », où débouchent les siphons de la Vanne, du Lunainet du Loing. Il s’agissait alors d’une enquête du comitéd’hygiène.

En sa qualité de bactériologiste, Procas avaitété désigné pour étudier sur place les dangers de contamination deseaux par la poussière que le vent pourrait chasser dans lescuvettes d’adduction, et il avait été frappé, à cette époque, de lafacilité avec laquelle on pouvait pénétrer dans le réservoirmaintenant protégé par de solides travaux. Il longea l’avenueReille, puis la rue de la Tombe-Issoire et la rue Saint-Yves,laquelle encadre de deux côtés le grand tumulus gazonné, et compritqu’il n’arriverait jamais à escalader ces murs… Il essaya d’ouvrirune petite porte encastrée dans la pierre, mais n’y put parvenir.Il eût fallu en forcer la serrure (et Procas n’eût pas hésité à lefaire), mais il n’avait sur lui qu’un petit couteau dont la lame seserait brisée au moindre effort.

Pendant qu’il réfléchissait, noyé dans un coind’ombre, la silhouette d’un sergent de ville se profila le long desmaisons voisines. Il attendit que cette silhouette eût disparu,puis fit encore une fois le tour du réservoir. Celui-ci était aussibien défendu qu’une forteresse. La rage au cœur il reprit le cheminde sa demeure.

La pluie avait cessé, un vent bas faisaitcliqueter les vitres des réverbères : de grands nuages,pareils à de l’ouate saupoudrée de suie, s’effilochaient dans leciel, éclairés, de temps à autre, par un rayon de lune.

Procas était tellement troublé qu’il s’égara.Au lieu de tourner à gauche pour rejoindre la rue d’Alésia parl’avenue du Parc-de-Montsouris, il s’engagea à droite et se trouvadans la rue de la Glacière.

Après une assez longue hésitation, il reconnutenfin son chemin, mais il était tellement fatigué qu’il duts’asseoir sur un banc. Une torpeur l’envahit, et peut-être seserait-il laissé aller au sommeil quand un agent l’interpella d’unevoix rude :

– Vous n’avez pas de domicile ?

– Si, monsieur, répondit Procas, l’airégaré, comme un homme qui sort d’un rêve…

– Alors, allez vous coucher… on ne dortpas sur les bancs…

Procas se leva. Il s’éloigna, la démarchelourde, sous l’œil méfiant du sergent de ville… Lorsqu’il arrivachez lui, il vit une feuille de papier collée contre sa porte. Ilessaya de lire, mais ne pouvant y parvenir, la détacha. Il entradans son laboratoire, fit de la lumière, et ces mots, tracés engros caractères par une main malhabile, apparurent sous le halo dela lampe :

« Canaille !… assassin !…Puisque la police ne veut pas t’arrêter, avant peu nous te feronston affaire. »

Procas ne s’indigna même pas ; il eut unhaussement d’épaules, froissa le papier et le jeta dans uncoin.

Il savait bien, parbleu ! qu’il n’avaitrien de bon à attendre de cette populace surexcitée, dont la hainegrondait autour de lui. Les menaces ! Elles ne l’émouvaientguère…

Son bocal posé devant lui sur la tablescintillait à la lumière… Et il songeait : « C’est moiqui vais vous faire votre affaire, tas de misérables !… etvous l’aurez bien cherché… »

Il se déshabilla lentement et s’étendit surson divan, qu’il avait maintenant converti en lit… un lit sansdraps avec deux mauvaises couvertures de soldat. Il avait laissé salampe allumée, car, depuis quelque temps, l’obscurité l’effrayait.Au dehors, la pluie s’était remise à tomber. Procas s’assoupit,puis, brisé de fatigue, finit par s’endormir.

Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Salampe charbonnait, répandant dans la pièce une petite fumée noire.Cependant, il n’avait pas le courage de se lever… La perspectived’une nouvelle journée à vivre l’écœurait… Son échec de la veillel’avait découragé, mais il ne renonçait point pourtant à son projetde vengeance. Cette idée s’était ancrée dans son esprit avec unetelle force, qu’il la regardait comme une chose nécessaire, unesorte d’obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il selaissa glisser à bas de son divan, revêtit ses habits encore touttrempés, et se dirigea vers la cuisine où il avait installé sonautoclave.

Là, il ouvrit le tiroir d’une vieille table,fouilla parmi les objets qui s’y trouvaient, et prit une tigemétallique terminée à son extrémité par un double crochet. C’étaitavec cela qu’il retirait autrefois du feu les tubes qu’il faisaitrougir à blanc pour les stériliser. Il chercha une lime qu’il finitpar découvrir sur une étagère, et, revenant dans son laboratoire,se mit à râper doucement le morceau de fer.

Ce travail dura près de trois heures, et,quand il fut terminé, Procas se rejeta sur son divan.

Il semblait très tranquille, et, par instants,un sourire crispait son hideux visage.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer