Le Bacille

Chapitre 17

 

Procas conserva pendant vingt-quatre heures lecorps de son chien auquel il enleva quelques fragments de moelle –on verra plus loin pourquoi – puis, un soir, il alla l’enterrer surle talus des fortifications.

À partir de ce jour, il ne fut plus le même.Il se laissait aller, malgré lui, à de criminelles méditations. Envain essayait-il de chasser les atroces pensées qui l’assaillaient,il ne pouvait y parvenir. L’idée de vengeance finit par secristalliser dans son cerveau.

Ordinairement, sous l’influence d’une colèreviolente, l’homme rêve de mille projets de vengeance, puis, petit àpetit, reprend possession de lui-même. Un coup de foudre abouleversé tout son être, mais la commotion éteinte, il retrouveenfin son calme.

Chez Procas, une suite de commotions (carchaque jour il doit faire face à la fureur de la foule) amènegraduellement une dépression psychique, destructive de toutemorale, subjective, presque hypnotique. Ce n’est pas encore un foupuisqu’il agit délibérément, mais son cerveau n’est déjà plus celuid’un homme sain. Sous l’effet de la douleur, son moi s’esttransformé, et il en arrive aux conceptions les plus monstrueuses.Une sorte d’entraînement va le conduire au crime sans qu’il tenterien pour se ressaisir…

Cet état pourrait paraître explicable chez unêtre primitif, mais chez un intellectuel comme Procas, il sembleune monstruosité. Pour s’éclairer sur la psychologie de cemalheureux, descendre dans les ténèbres de son âme, il fautremonter à la genèse du mal. Procas est un névropathe aux méningessurexcitées ; il y a chez lui des lésions anatomiques. Sessensations atteignent à présent le paroxysme de la violence. Leurintensité a fini par étouffer la voix de la conscience.

Il ne raisonne plus, il agit, en proie à uneidée fixe. Toutes ses forces mentales se concentrent sur un seulobjet : la vengeance. Il ne voit plus qu’elle et dans sasolitude, il rumine les plus terribles choses.

À un tel être il eût fallu le calme, mais lafoule hostile qu’il sent autour de lui, les cris de haine qui luiparviennent, chaque jour, à travers les murailles, tout celal’exaspère de plus en plus.

**

*

Il réinstalla son laboratoire et se remit àses travaux, mais, cette fois, ce n’était plus pour doterl’humanité d’une découverte… C’était pour semer la mort parmi sessemblables.

Et ce serait la moelle qu’il avait prélevéesur son chien qui recèlerait le poison. Il se rappelait que, lorsde précédents travaux, il avait fait quantité d’expériences deculture de microbes sur des milieux contenant des substancesextraites de la moelle et de l’encéphale des chiens. Il en avaitmême extrait une matière qu’il appelait « médullose » etqui, additionnée dans des doses minimales aux milieux nutritifs,avait la propriété d’augmenter considérablement la virulence desmicrobes pathogènes. Mais il lui fallait choisir, parmi cesderniers, celui qui pourrait le mieux donner la mort. Il seremémorait alors toutes les maladies infectieuses qu’il avaitétudiées autrefois, consultait des traités de bactériologie, maisne trouvait rien.

Pour des raisons que l’on comprendra bientôt,c’est dans l’eau qu’il voulait propager le microbe. Le virus de lapeste bubonique, auquel il songea un instant, est sans contredit unvirus des plus actifs, mais de récentes expériences n’ont-elles pasdémontré que l’eau ne joue qu’un rôle tout à fait secondaire danssa propagation ? Pour susciter une épidémie, il fallaittrouver un poison nouveau, redoutable. Où chercher ce germeinconnu, ce petit être invisible qui, sournoisement, pénètre dansles entrailles et tue plus sûrement qu’une balle derevolver ?

Et Procas était en proie à une rage sourde.Jamais il n’arriverait à se venger de ceux qui l’avaient tant faitsouffrir, et continuaient, chaque jour, à le torturer.

Cependant, en feuilletant un vieux manuscrit,il avait été frappé par des notes qu’il avait prises dans l’Indesur certaine épizootie de rats. Il avait remarqué que des milliersde ces rongeurs périssaient en vingt-quatre heures, et qu’en mêmetemps les habitants de certain petit village voisin de Maduraétaient atteints d’une maladie jusqu’alors inconnue. Il s’étaitlivré à de minutieuses recherches, avait isolé et cultivé unbacille extrêmement ténu, difficile à colorer et qui, inoculé auxrats et aux souris, opérait chez eux les mêmes ravages que ceuxproduits par l’épizootie mystérieuse. Il avait longuement, à sonretour en France, étudié cette question et fait un rapport détailléde sa découverte, mais ne s’était jamais décidé à publier cetravail auquel il avait donné le titre de : Recherches sur le« Bacillus murinus[1]. »

Plus tard, à Marseille, où il avait été envoyépar le ministre de l’Intérieur afin d’étudier les mesuresprophylactiques à employer contre la peste, qui avait fait quelquesvictimes, il avait, en disséquant un cadavre, recueilli et isolé lemême bacillus murinus, qu’il avait découvert dans l’Inde.Maintenant qu’il se rappelait tous ces détails, il eut une idéesoudaine. Il rechercha dans sa collection de microbes et retrouvaun tube à essai contenant une culture de ce bacille, mais elleétait presque desséchée. Sa virulence, c’est-à-dire son aptitude àse développer dans un corps animal et à y sécréter des poisonsbactériens, devait être maintenant sans effet. Il fallait doncretrouver ce bacille, l’isoler, et le cultiver de nouveau.

À partir de ce jour, on eût pu le voir, tousles soirs, soulever une planche de la palissade qui séparait de sademeure le hangar à fourrage. Une petite lanterne sourde à la main,il disposait des pièges, puis scrutait le sol, dans l’espoir d’ydécouvrir un rat mort. Il y avait beaucoup de rats dans le hangar,et il ne désespérait pas de trouver ce qu’il cherchait.

En une semaine, il captura une douzaine derongeurs, mais une nuit il en découvrit deux qui étaient morts. Ilprocéda immédiatement à leur autopsie, et prit le sang du cœur,après avoir, au préalable, brûlé la surface de ce viscère, pouréviter toute contagion possible.

Ensuite il ensemença le sang sur des milieuxnutritifs, préparés d’avance, et, après vingt-quatre heures, obtintdes cultures différentes.

Dans la plupart de ces cultures, il trouva lebacille bien connu de Danysz, qui produit chez les rats une maladieà peu près semblable à la fièvre typhoïde de l’homme. Quelquesjours se passèrent dans ce travail fiévreux. Avec une patienceminutieuse, Procas disséquait un à un les cadavres de rats,ensemençait avec leur sang quantité de tubes à essai, mais lebacillus murinus n’apparaissait toujours pas.

Une nuit, cependant, il trouva dans le magasinà fourrage plus de rats morts que d’habitude. Il en recueillitjusqu’à cinq. Plus de doute, une épizootie venait de se déclarer,et ce qui tendait à le prouver, c’est que les pièges qu’il tendaitchaque nuit étaient maintenant vides. On sait que lorsqu’éclate uneépidémie, les rats, qui ne sont pas moins intelligents que lesautres animaux, fuient le foyer d’infection et émigrent en d’autreslieux.

Quelle ne fut pas la joie de Procas lorsqu’ilreconnut sur les rats, qu’il venait de trouver morts, des lésionstout à fait semblables à celles qu’il avait observées dans l’Inde.Il fit sur ces bêtes divers prélèvements de sang, et, vingt-quatreheures après, il pouvait observer sur la gélose une strieblanchâtre avec des ramifications latérales trèscaractéristiques.

Le doute n’était plus possible : iltenait enfin son Bacillus murinus ! Alors, il pritune lamelle de verre, y déposa une goutte de culture, l’étala avecl’extrémité d’une pipette, colora la préparation avec une substancepréparée par lui, et l’examina ensuite au microscope. Sur le champde l’appareil il constata la présence de bacilles minces etcourts…

C’était bien le bacille cherché, il lereconnaissait parfaitement. Il ne lui restait plus qu’à accomplirce que l’on appelle la « triade de Koch », qui consiste àinoculer le microbe à un animal réceptif. À trois rats vivants, ilinocula le virus sous la peau, à trois autres il l’introduisit dansl’intestin sous forme de boulettes. Les premiers succombèrent entrente-six heures ; les trois autres ne moururent qu’au boutde quatre jours. Le virus semblait déjà assez violent, mais ilétait faible, si on le comparait à celui trouvé sur les rats duvillage indien. Procas ne se décourageait pas cependant. Il savaitbien que, grâce aux procédés de la bactériologie moderne, on peutconsidérablement augmenter la virulence des microbes pathogènes ettransformer un microbe presque inoffensif pour telle ou telleespèce animale, en un virus mortel pour la même espèce. D’autrepart, son chien, son pauvre Mami devait, dans ce cas, lui rendre undernier service… La médullose pourrait entrer en jeu et concourir àl’augmentation de nocivité du Bacillus murinus. Il employadès lors une méthode très efficace inventée par Metchnikoff, Rouxet Salimbeni dans leurs savantes recherches sur la toxinecholérique. Il introduisit dans le péritoine des rats de petitssacs de collodion remplis de bouillon de culture et de médulloseensemencés de Bacillus murinus. Il opérait avec toutes lesprécautions aseptiques, afin d’éviter l’infection du péritoine, cequi aurait pu nuire aux résultats de l’expérience. Deux ou troisjours après, il sacrifiait l’animal et enlevait le sac pourensemencer la culture dans un nouveau sachet de collodion, etl’introduire ensuite dans le péritoine d’un autre rat. Lorsque levirus eut passé alternativement dans les organismes de plusieursrongeurs, il devint beaucoup plus actif.

Bientôt, il arriva à tuer les rats en trois ouquatre heures. Enfin, en multipliant le passage des cultures surplusieurs rats, Procas obtint un virus des plus nocifs.

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