Le Bacille

Chapitre 16

 

Le lendemain, dans le petit café de la rueLiancourt, le gros Nestor et Barouillet causaient à voixbasse ; un événement s’était produit qui ne laissait pas deles troubler un peu.

Bezombes avait disparu sans prévenirpersonne.

– Décidément, dit Barouillet, c’est à n’yrien comprendre. Bezombes nous aurait avertis s’il avait dûs’absenter. J’avais bien remarqué qu’il semblait préoccupé, maisj’étais loin de prévoir qu’il filerait ainsi à l’anglaise.

– Il est peut-être parti en province pourune affaire, émit le gros Nestor.

– Non. Il doit y avoir autre chose.

– Mais quoi ?

– Ah ! voilà !

– Si on l’avait assassiné ? L’hommedu passage Tenaille a peut-être appris que Bezombes l’avaitdémasqué. Peut-on savoir ? Cet horrible individu est capablede tout. Lui qui ne se montrait jamais, maintenant il ouvre safenêtre, regarde les gens, faut voir, et il a continuellementl’injure à la bouche. L’autre soir, il nous a traités demisérables, et nous a montré le poing. Je vous garantis que s’ilavait pu empoigner l’un de nous, il lui aurait fait passer unmauvais quart d’heure. Il est comme un fou furieux.

– C’est la mort de son chien qui le metdans cet état.

– Alors, il en verra bien d’autres, car,tant qu’on ne se décidera pas à l’arrêter, nous lui ferons laconduite, chaque fois qu’il sortira. Enfin, voyons, m’sieurBarouillet, pourquoi qu’on ne le coffre pas, cetindividu-là ?

– Je n’y comprends rien.

– Vous avez pourtant saisi de l’affairedes personnages influents ?

– Oui, notre député a vu le commissaire,mais il lui a fait la même réponse qu’à nous. Selon lui, l’homme dupassage Tenaille n’est pas dangereux.

– Mais les preuves recueillies parM. Bezombes ?

– Le commissaire dit que c’est del’enfantillage.

– Ah ! par exemple !… qu’est-cequ’il lui faut alors ?

– Moi, je renonce à m’occuper de cetteaffaire. J’y perds mon temps, et je n’aboutis à rien.

– Et les journaux ?

– Le rédacteur de l’Égalité ditmaintenant comme le commissaire.

– Ça ! c’est trop fort. Eh bien,moi, je n’abandonne pas la partie, et nous verrons si l’on ne sedécide pas bientôt à arrêter le satyre. C’est très joli de direqu’il n’est pas dangereux, mais en attendant le gosse de lamercière n’a pas reparu, et on n’a pas retrouvé non plus l’assassinde la petite du cinéma. Maintenant, v’là que ça se complique.M’sieu Bezombes a disparu lui aussi. Vous direz ce que vousvoudrez, mais tout ça n’est pas naturel… Ah ! si je pouvaisseulement pénétrer, pendant cinq minutes, dans la maison du passageTenaille, j’vous garantis bien…

Et le gros Nestor hocha la tête d’un airentendu.

Barouillet, pensif, sirotait lentement sonvermouth-cassis. Lui non plus ne comprenait rien à tout cela. Ils’était à corps perdu lancé dans cette malheureuse affaire, mais ilse rendait compte maintenant que l’influence dont il jouissait dansle quartier, en qualité d’agent électoral, n’arriverait point àcontre-balancer celle du commissaire. Où Jacassot avait échoué ilne pouvait qu’échouer lui aussi ; il valait mieux abandonnerla partie, mais discrètement, habilement, car il craignait dedevenir suspect à ceux qu’il avait entraînés à sa suite.

Nestor, plus combatif, était, comme il seplaisait à le répéter, décidé à « foncer dans le tas ».Sa conviction était faite. La police protégeait un assassin, maislui, il saurait bien démêler la vérité.

– Une tournée, m’sieuBarouillet ?

– Non, merci, ce sera pour une autrefois.

– Vous savez, c’est de bon cœur… Allons,encore un petit apéro, ça n’a jamais fait de mal.

Barouillet se laissa fléchir.

– Père Chevassu, remettez-nous ça,commanda le gros Nestor, en montrant les verres vides.

Le patron, un gros homme chauve et pâle, auxmoustaches d’un noir d’ébène, arriva aussitôt avec deux bouteilles.Tout en versant, il souriait. On voyait qu’une question lui brûlaitles lèvres.

Enfin, il demanda :

– Et m’sieu Bezombes ? On ne le voitplus…

– Il a disparu, répondit le grosNestor.

– Vous voulez dire sans doute qu’il esten voyage ?

– Disparu, que je vous dis. Personne nesait ce qu’il est devenu. Y a que du mystère dans le quartierdepuis quelque temps.

Le père Chevassu devint soucieux.

– Vraiment, fit-il, on ne sait pas cequ’il est devenu ?

– Combien qu’y faut vous le répéter defois ?

– Diable ! diable !… C’estennuyeux. Oui, très ennuyeux… c’est que… c’est que ça ne fait pasmon affaire… mais pas du tout… J’ai eu confiance en lui, vouscomprenez… et…

– Il vous doit quelque chose ?demanda Barouillet.

– Mais justement.

– Beaucoup ?

– J’vous crois… quinze cents balles.

– Pas possible ?

– C’est la vérité.

– Et il vous a emprunté ça d’uncoup ?

– Non… en trois fois… Vous comprenez,c’était pour l’affaire, et… je n’ai pas cru pouvoir lui refuser,d’autant plus qu’il se recommandait de vous.

– Ah ! c’est trop fort, s’exclamaBarouillet, mais il ne nous a jamais parlé de ça.

– Il est venu me trouver plusieurs fois…Il avait l’air très agité… L’affaire le préoccupait beaucoup, et ilétait, paraît-il, obligé de faire certaines dépenses pour obtenirdes renseignements… Bref, je me suis laissé tomber de quinze centsfrancs. S’il ne revient pas, je suis « vert ».

– Bah ! il reviendra. Bezombes est,je crois, un honnête homme…

– Mais s’il était un honnête homme, il nese serait pas recommandé de vous. Ça, c’est une leçon. On ne m’yreprendra plus…

Et le père Chevassu, que sa femme venaitd’appeler, se dirigea vers son comptoir.

– C’est louche, c’t’histoire-là, fit legros Nestor.

– Oui, plutôt, murmura Barouillet…

Il y eut un silence.

– Moi, reprit le garçon boucher,voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, je m’étais toujoursméfié de Bezombes. D’ailleurs de quoi vivait-il ?… Il nevenait jamais personne à son cabinet… Et puis quand donc qu’il seserait occupé de ses affaires ? Il était toujours au café. Ilbavardait, c’est tout… Enfin, qu’il revienne ou non, cela ne nousempêchera pas de continuer ce que nous avons commencé,s’pas ?

– Oh ! moi, je vous l’ai déjà dit,je renonce à tout.

– Sérieusement ?

– Sérieusement.

– Ah ! c’est pas chouette ce quevous faites là, m’sieu Barouillet. Lâcher ainsi les amis, non,c’est pas bien. Qu’est-ce qu’on va penser dans le quartier ?Nous aurons l’air de farceurs.

– Mais mon ami, que voulez-vous que jefasse ? Vous voyez bien que nous nous heurtons à desdifficultés insurmontables. Nous avons contre nous la police ;elle ne veut pas qu’il soit dit que nous avons été plus malinsqu’elle… et vous savez, quand on s’attaque à la police, on nerécolte rien de bon.

– Bah ! vous et moi n’avons rien àcraindre, n’est-ce pas ?… On ne nous coffrera tout de mêmepas, parce que nous voulons qu’on nous débarrasse d’un individudangereux. Je voudrais bien voir que le commissaire me dise quelquechose, je le recevrais de la belle façon. J’suis un honnête homme,moi, je n’ai rien à me reprocher, par conséquent je suistranquille. Puisque tout le monde me plaque, je travaillerai seul,et je donne ma tête à couper si avant quinze jours je n’ai pasréussi à faire empoigner l’individu du passage Tenaille.D’ailleurs, y a une chose bien simple… Si on ne l’arrête pas, lesgens du quartier l’estourbiront, un beau soir, comme on a estourbison chien. On est trop monté contre lui, et j’connais des gars quin’hésiteront pas à le « buter »…

– Oh ! pas de ça, hein ? fitBarouillet, car ce serait grave, et pourrait vous coûter cher.

Le gros Nestor eut un haussementd’épaules :

– C’est des choses qui se raisonnent pas.Tout le monde lui en veut à c’t’homme-là, et, tôt ou tard, ilfinira bien par attraper un mauvais coup.

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