Le Bacille

Chapitre 8

 

Il y a parfois, à travers la vie, desrencontres qui encouragent et raniment. Un chien remplaçaitmaintenant pour Procas l’humanité tout entière. L’âme d’un homme etcelle d’une bête se fondaient en une affection réciproque. Ilfallait une amitié à cet homme que poursuivait la haine de lafoule. Le hasard lui avait envoyé un chien.

Procas se souvint alors qu’il avait étéautrefois un farouche vivisectionniste, qu’il avait tué nombre dechiens pour tâcher de saisir sur leurs pauvres corps frémissantsles mystères de la vie, et cela afin de combattre les maux de sonprochain. Il revoyait maintenant, comme s’il ne l’avait quittée quela veille, la grande salle aux murs blancs où de pauvres bêtes,envoyées par la Fourrière, agonisaient, ligotées sur des planchesou des chevalets, dépouillées, sanglantes, poussant de petitsjappements plaintifs ou des hurlements de douleur. Cela lui fendaitle cœur. Il lui semblait impossible qu’il eût pu froidementdécouper vivantes des bêtes qui sentent, quoi qu’en ait ditMalebranche. Et sa pensée se reportait, malgré lui, vers un pauvrepetit chien blanc qu’il avait torturé pendant près de quinze jours.Il revoyait le regard suppliant de cette bête, dont la mort nevoulait pas et à laquelle il enlevait chaque jour, avec une froideimpassibilité, des lambeaux de chair, des muscles, des tendons. Illui avait aussi enlevé un œil, ce qui faisait dans la tête dupauvre animal un grand trou rouge par lequel on apercevait les os.Il se rappelait encore un autre chien qu’il avait tenu cloué surune table, les pattes écartées, après lui avoir fait au flanc unelarge incision dans laquelle il avait placé un robinet d’argent. Ilavait été un tortionnaire de bêtes, un bourreau, presque sansnécessité, un peu par habitude et parce qu’il croyait que lavivisection était très commode pour expliquer certains phénomènesphysiologiques, réfuter tel ou tel argument, faire preuve d’unsavoir que nul ne contestait.

Il avait sacrifié, pour le soi-disant bien del’humanité, de pauvres créatures et cette humanité qu’il aimaitalors par-dessus tout, c’était elle qui, aujourd’hui, le faisaitmourir à petit feu, tandis que la bête, sœur des sacrifiéesd’autrefois, le consolait dans sa solitude de l’injustice deshommes. Après avoir disséqué sur le mort, il avait disséqué sur levif pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties cachéesde pauvres organismes. Sans la vivisection, avait-il coutume derépéter (peut-être pour son excuse), il n’y a pas de physiologie,de médecine scientifiques possibles et, suivant les paroles deClaude Bernard, il estimait « qu’il fallait voir mourir ungrand nombre d’animaux, parce que les mécanismes de la vie nepeuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance desmécanismes de la mort ».

Et il tuait sans compter, persuadé que l’onpouvait conclure de l’animal à l’homme, bien que, dans nombre decas (et cela a été démontré), les effets de certains poisonsd’ordre psychique tels que la morphine, la cocaïne etl’atropine neproduisent point sur les animaux les mêmes effets que sur les êtreshumains.

Et c’est à tout cela qu’il songeaitmaintenant, en regardant les bons yeux de l’animal qu’il avaitrecueilli. L’intelligence des bêtes l’avait peu préoccupéjusqu’alors ; il les considérait surtout comme des machinesanimées, des automates aux mouvements bien réglés, mais ne serendant que vaguement compte de leurs actes. À présent ilreconnaissait son erreur et s’indignait même de la cruauté deMalebranche. Comment, se disait-il en lui-même, ce philosophea-t-il pu prétendre que les bêtes ne sentent pas ? L’animaln’est-il point organisé de la même manière que l’homme ?N’a-t-il pas les mêmes sens, le même système nerveux ? Nedonne-t-il pas les mêmes signes des impressions reçues ?Pourquoi le cri de l’animal n’exprimerait-il pas la douleur aussibien que le cri de l’enfant ? Lorsque l’homme n’est pointperverti par l’habitude, par la cruauté, il ne peut voir lessouffrances des bêtes sans souffrir également, preuve manifestequ’il y a quelque chose de commun entre elles et nous, car lasympathie est toujours en raison de la similitude.

Procas avait honte de ce qu’il avait faitautrefois. Et il caressait le chien, lui prodiguait des parolesaffectueuses, comme s’il eût voulu se faire pardonner ses crimes delaboratoire.

L’animal dont il avait fait son compagnonétait de la race des barbets. Son pelage gris avait cette couleurterne des bêtes qui n’ont pas été soignées. Une de ses pattes, ladroite, était déformée, légèrement tordue en dedans. Sur le dos sevoyait une longue cicatrice, provenant de quelque coup de bâtonrécent.

Il avait eu naguère un collier, car les poilsde son cou en avaient gardé la trace ; mais sans doute le luiavait-on enlevé pour qu’un passant charitable ne pût le ramener àson propriétaire. Et le pauvre animal avait dû errer longtemps dansles rues, à en juger par la boue dont son ventre et ses pattesétaient maculées. Pourchassé, affolé, lapidé, il avait dû courirlongtemps droit devant lui, évitant les hommes ses bourreaux, netrouvant un peu de tranquillité que lorsque venait le soir, et seremettant à trotter, dès que les boueux venaient enlever lesordures où il cherchait sa vie. Quel instinct l’avait guidé versProcas ?… Comment ce chien rendu à demi-sauvage par laméchanceté des hommes, s’était-il enhardi jusqu’à implorer l’aided’un inconnu qui, semblable aux autres, pouvait le recevoir à coupsde pied avec cette phrase qu’il avait entendue tant de fois :« Tiens, sale bête !… » D’où venait la confiance del’animal abandonné pour un être humain aussi malheureux quelui ? Est-ce qu’il y aurait, entre les êtres qui souffrent,une affinité mystérieuse ?

**

*

Procas qui, depuis des mois, ne proférait plusune parole, parlait maintenant à son chien, comme s’il avait eu enface de lui un confident capable de le comprendre. Il lui avaitdonné un nom : il l’appelait « Mami » (simplediminutif de mon ami) et c’était bien un ami, en effet, qu’il avaitmaintenant près de lui.

Peu à peu Mami se transforma ; ses poils,qui tombaient auparavant en longues mèches sales, devinrent propreset luisants. Dans ses grands yeux tristes, de vrais yeux humains,brillait maintenant une petite flamme. À la voix de Procas, il secouchait sur le dos et jappait doucement. Toutefois, dans lespremiers temps, il demeurait un peu craintif. Chaque caresse étaitpour lui une surprise ; mais peu à peu il se familiarisa avecson nouveau maître.

Procas lui avait fait un lit avec de vieillescouvertures, dans un petit recoin proche de l’étuve. Il régnait làune douce chaleur, et Mami reposait avec béatitude pendant que lepauvre savant travaillait, courbé sur sa table-établi oùs’étageaient de gros volumes et des lamelles de verre protégées pardes étuis de bois.

Et il rêvait sans doute, le bon chien, car parinstants il était agité d’un brusque sursaut, dressait la tête etla laissait retomber avec un petit grognement de satisfaction.Peut-être lui arrivait-il de revivre, en dormant, les heuresdouloureuses de son existence de vagabond, quand il filait, laqueue entre les jambes, criblé de pierres par les enfants, à larecherche d’un endroit où il pût lécher ses plaies et sesblessures, loin de ses ennemis, dans l’ombre protectrice de lanuit.

Cependant, il ne dormait que d’un œil. Dès queProcas faisait un mouvement, il le regardait et ne s’assoupissaitde nouveau que lorsqu’il le voyait penché sur ses livres. Procasétait absorbé maintenant par une nouvelle découverte, et oubliaitsouvent l’heure des repas. Grâce à sa sobriété acquise au cours delongues journées de vie errante et affamée, Mami mangeait peu. Unecroûte de pain, un os à ronger, quelques maigres déchets denourriture et il était satisfait. D’ailleurs, que pouvait-ildésirer de plus ? Il avait un nom, il appartenait à un maîtrequi ne le rudoyait point. N’était-ce pas suffisant pour le bonheurd’un chien ?

Il eût voulu demeurer continuellement blottidans son recoin, sous la douce chaleur de l’étuve, aussi quandProcas s’apprêtait à sortir se montrait-il tout inquiet. La ruel’effrayait. Une fois dehors, il marchait craintivement sur lestalons de Procas, les oreilles basses, le museau à ras du sol,jetant un regard apeuré de côté et d’autre, comme s’il s’attendaità voir surgir tout à coup ses ennemis d’autrefois. Les enfantssurtout lui faisaient peur, et s’il en apercevait un il se serraitcontre son maître. Il n’était jamais si heureux que lorsqu’onreprenait le chemin de la maison. Dès que Procas avait ouvert laporte, il s’engouffrait rapidement dans le vestibule, et se mettaità sauter en jappant, comme pour dire : « À présent, mevoilà tranquille ; les méchantes gens qui m’ont tant faitsouffrir ne viendront pas me chercher ici… »

Pour Mami, tout passant était un ennemi. S’ilentendait du bruit dans la rue, il grognait sourdement jusqu’à ceque Procas l’eût rassuré. Alors, il lui léchait la main, frétillaitet allait se coucher près de l’étuve, le museau sur ses pattes,l’œil demi-clos, attentif au moindre mouvement de son grand ami quilui parlait de temps à autre, d’une voix douce, comme on parle à untout petit enfant…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer