Le Bacille

Chapitre 2

 

Qu’était cet être douloureux ? D’oùvenait-il ? Pourquoi, à son approche, détournait-onbrusquement les yeux ?

Il fallait donc qu’il eût quelque chosed’effrayant, d’épouvantable ?… Oui… Il était laid, atrocementlaid, d’une laideur qui dépassait tout ce que l’on peut imaginer,non point que sa figure fût ravagée par quelque lupus, labourée parun chancre répugnant ou couturée de plaies immondes… Elle n’avaitsubi aucune déformation, nul accident n’en avait bouleversé leslignes, mais ce qui la rendait ignoble, monstrueuse, c’était saseule couleur… Elle était bleue, entièrement bleue, non point d’unbleu apoplectique tirant sur le violet lie de vin, mais de ce bleucru, violent, presque éclatant, qui tient le milieu entre le bleude Prusse et l’outremer.

J’ai vécu longtemps dans les hôpitaux, j’y aivu toutes les difformités, toutes les monstruosités dont la naturese plaît parfois à accabler notre pauvre humanité, mais jamais jen’ai rencontré de monstre plus repoussant que celui dont j’aientrepris de conter la navrante histoire.

Rien n’était impressionnant comme cette face,qui semblait celle d’un cadavre en décomposition et qui étaitcependant éclairée par deux yeux jaunes où se lisait la douleur devivre encore et l’exaspération de ne plus compter parmi lesvivants… La plume d’un Edgar Poe pourrait seule rendre une tellevision d’épouvante… Cela donnait le frisson et fascinait tout à lafois.

Et pourtant, cet homme avait été beau !…Ses longs cheveux bouclés aux reflets d’or fauve, ses yeux veloutéset profonds avaient fait tourner plus d’une tête de femme, alorsqu’il conférenciait à la Sorbonne sur d’arides sujets debactériologie.

Car on avait pris l’habitude d’aller à soncours comme on va à un five o’clock, et sur les gradins du vasteamphithéâtre, le contraste était frappant de ces mondaines auxtoilettes chatoyantes, à côté de piocheurs pâlis par les veilles etd’étudiants russes sanglés dans leurs redingotes de misère.

Gênés par cette invasion féminine, les élèvesde Martial Procas avaient fini par se grouper dans le haut de lasalle, où ils se livraient de temps en temps à d’indécentesplaisanteries, dont les plus anodines consistaient à écraser desampoules de sulfure ou à « souffler » de la poudred’iodoforme sur les chapeaux et les corsages des bellesauditrices.

Ces petites tracasseries ne rebutaient pointles admiratrices de Procas.

Elles avaient parfaitement conscience d’êtredéplacées dans ce milieu intellectuel, mais elles y venaient quandmême, de plus en plus nombreuses, et se coudoyaient comme desharengères pour se trouver le plus près possible de la chaire dujeune maître. Quelques-unes, par contenance, prenaient des notes,et l’on voyait leurs petits doigts chargés de bagues courir avecrapidité sur des cahiers aux plats de toile ; d’autres, plusfranches, un tantinet cyniques, se contentaient de regarder leprofesseur avec des yeux de colombe assoupie et de se pâmerexagérément après quelque démonstration qui eût exigé, pour êtrecomprise, de préalables études scientifiques.

Ces cours, mortels pour les profanes,semblaient ravir les petites femmes de l’auditoire, les« tangentes », comme les appelaient malicieusement lesétudiants, parce qu’elles avaient l’habitude, la leçon terminée, des’approcher de Procas, afin de le « frôler » un peu. Rienne rebutait ces « bactériomanes ». Procas eût professél’hébreu ou l’hindoustani qu’elles eussent été aussi nombreuses àson cours.

Bientôt cela devint de la frénésie et le soir,dans les salons, on ne parlait plus que du jeuneprofesseur :

– Comment, ma chère, vous n’étiez pas audernier cours de M. Procas ?… Oh ! quelle admirableséance vous avez perdue ! Il nous a parlé pendant une heuredes microcoques pathogènes… c’était délicieux ! Jamais jen’aurais cru que l’on pût intéresser de la sorte avec desmicrobes.

Et parmi ces mondaines enthousiastes il ne futbientôt plus question que de colonies et de bacilles ;certaines firent même installer chez elles de petits laboratoires,achetèrent des tubes, des microscopes et des bocaux, mais segardèrent, bien entendu, de toute étude. Seulement elles parlaientbeaucoup bactériologie, comme ces jeunes femmes qui, de nos jours,s’extasient sur Nietzsche et le trouvent « exquis » sansl’avoir jamais lu.

On était devenu « microphile » commeon est nietzschéenne, sans savoir pourquoi, par snobisme.

Toutefois il se glissait autre chose que dusnobisme dans l’admiration que ces femmes professaient à l’égard deProcas. Il n’était pas, comme l’auteur de Zarathustra, unelointaine figure, « brûlée au feu de sa propre pensée »,un passionné d’éthique individualiste, un surhomme cultivantintensément l’énergie vitale et s’efforçant de fonder une morale devolonté. C’était un être visible, palpable, qui n’aurait même paseu besoin d’être un savant pour troubler les cœurs. Et l’on enraffolait d’autant plus qu’il semblait indifférent aux avancesqu’on lui faisait.

Son dernier volume sur les CellulesPhagocytes (700 pages in-octavo jésus, avec planches encouleurs), eut le succès d’un roman d’aventures. La premièreédition fut épuisée en quinze jours et il fallut retirer, à lagrande stupéfaction de l’éditeur, qui n’avait jamais vu un ouvragede science s’enlever de la sorte.

Il fut dès lors de bon goût d’avoir lesCellules Phagocytes sur la table de son salon et leportrait de l’auteur sur le piano.

Si Martial Procas n’avait pas été un timide,il n’eût tenu qu’à lui de posséder, les unes après les autres, lesplus audacieuses de ses admiratrices, celles qui vinrent le trouverpour lui demander une dédicace, car les visites étaient toujoursprécédées d’une petite lettre mauve ou nymphe émue, qui ne laissaitsubsister aucun doute sur les intentions de la signataire ;mais Procas, élevé dans un milieu modeste (son père était un petitopticien du faubourg Saint-Denis) se sentait mal à l’aise enprésence d’une femme du monde, et il affectait toujours unefroideur sous laquelle palpitait cependant une grande émotionintime.

« Je dois, disait-il souvent, passer pourun imbécile aux yeux des femmes, mais que voulez-vous, c’est plusfort que moi. J’ai peu fréquenté le monde, et je suis demeuré unsauvage…

Autant à la Sorbonne, ses bocaux en main, ilse sentait maître de soi, triomphant et supérieur, autant chez lui,dans son appartement de la rue Soufflot, il était hésitant etgauche. Il lui eût suffi de tendre les lèvres pour cueillir desbaisers ; il osait à peine tendre la main et ne semblait mêmepas s’apercevoir de la brutale pression qu’y imprimaient de petitsdoigts tremblants.

Cette timidité que l’on prit pour du dédain nemanqua pas de faire jaser.

Bientôt, ses auditrices crurent toutes avoirune rivale.

Pendant son cours, Procas tournait-il plusfréquemment la tête du côté d’une brune, souriait-il en regardantune blonde, immédiatement des yeux chargés de haine foudroyaient laprivilégiée, et les « bactériomanes » frémissantesmurmuraient entre leurs jolies dents : « C’estcelle-là ! »

Alors, on détaillait celle que l’on croyaitl’élue, des sourires ironiques erraient sur les lèvres et à lasortie, c’étaient dans les couloirs des chuchotements coupésd’éclats de rire insolents, des mines dégoûtées, de petites touxsignificatives.

Au bout de quelques mois, toutes lesauditrices de Procas étaient brouillées à mort… chacune croyantvoir en l’autre une rivale préférée, mais les plus enragées étaientsurtout les femmes sur le déclin, celles qui ne peuvent croire àl’outrage des ans, et qui s’efforcent en vain de cacher sous unhabile maquillage la fâcheuse patte d’oie… Celles-là se montrèrentvraiment intrépides et abandonnèrent même toutes leurs occupations(en admettant qu’elles en eussent) pour se faire détectives…

Malheureusement, comme elles ignoraient lasavante méthode déductive d’Allan Dickson, elles ne purentconstater le moindre « flagrant délit » et en furentréduites à s’espionner entre elles, ce qui donna lieu à desinguliers quiproquos, et amena quelques petits scandales dontrougirent deux ou trois familles.

Et pendant que s’exerçait autour de lui cettesurveillance féminine, Procas continuait tranquillement sesrecherches sur les bacilles pathogènes.

Peut-être même fût-il demeuré inexpugnabledans sa tour d’ivoire s’il n’eût accepté quelques invitations.

Il alla dans deux ou trois salons, toujoursles mêmes, car rien ne lui pesait comme un premier accueil. Desintimités ne tardèrent pas à s’établir ; il retrouva làquelques-unes de ses admiratrices, les flirts commencèrent. Procasétait sur la pente fatale. Du flirt à l’amour il n’y avait qu’unpas à faire, et ce cœur qui n’avait jusqu’alors battu que pour lascience connut enfin le tourment d’aimer.

La femme qui sut captiver ce sauvage était uneAméricaine, miss Margaret, que l’on appelait familièrement la jolieMeg. Nous nous dispenserons de faire son portrait et d’employerpour la peindre ces termes précieux et recherchés qui font toujoursd’une héroïne la plus captivante, la plus suave, la plus idéale descréatures. Nous dirons simplement que Margaret était belle. De pluselle était instruite, ayant fait de fortes études à l’université deBaltimore, et c’était certainement la seule auditrice de Procascapable de comprendre les explications scientifiques du jeuneprofesseur.

Elle était bien la femme qu’il avait toujoursrêvée, la compagne qui peut être une collaboratrice en même tempsqu’une amante, et avec laquelle on peut encore causer quand on afini de rire. Il ne tarda pas à en être amoureux fou et, de peurqu’on ne la lui prît, il l’épousa. Pauvre naïf qui s’imaginaitqu’il suffit d’un « oui » pour enchaîner un cœur defemme !

Pendant un mois, ce fut un triomphe d’amour,une folie de caresses, un enivrement. Procas ne vivait plus quepour Meg et sa passion était d’autant plus vive qu’elle avait étélongtemps contenue. Comme tous les vrais amants, il étaitférocement jaloux. Il lui avait fait un nid luxueux, où ilentendait la garder pour lui seul, loin des tumultes du monde etdes regards de la foule.

Meg accepta tout d’abord ce rôle de déessecaptive qui plaisait à son esprit romanesque. Sceptique paratavisme, comme toutes les Américaines, elle ne s’imaginait pasqu’il pût y avoir dans la réalité des hommes aussi tendres que leshéros de roman. Cela lui sembla amusant d’être choyée, dorlotéecomme une petite fille, puis, à la longue, elle se lassa de cettevie claustrale et du pauvre amoureux toujours agenouillé devantelle.

Elle en arriva même à le trouver parfaitementridicule et lui fit comprendre un beau matin qu’elle voudrait bienremplacer la lune de miel par un peu de soleil ! Procas serésigna, la mort dans l’âme.

Il fut obligé de sortir, de se produire denouveau dans le monde, puis sa femme exigea qu’il reprît sestravaux bactériologiques, sans doute pour mettre fin à untête-à-tête qui devenait gênant.

Nous n’entreprendrons point de raconter icicomment Meg, qui avait d’incessants besoins d’argent et à qui lesressources de son mari ne suffisaient plus, s’y prit pour augmenterson luxe… Cette femme ne doit jouer dans notre récit qu’un rôleépisodique ; elle n’est, en somme, qu’une ombre, une figurequi passe et qui bientôt doit s’enfoncer dans la nuit.

Un jour, Procas qui était toujours très épriset dont le doute n’avait même pas effleuré l’esprit, appritbrusquement l’infamie de Meg… les preuves étaient là, cyniques,accablantes… Cette femme qui était toute sa vie, à laquelle ilavait sacrifié ses ambitions de savant, ses rêves les plus chers,cette femme le trompait odieusement… Des lettres oubliées dans unsecrétaire dont le tiroir était demeuré entr’ouvert lui avaientappris l’atroce, l’affreuse vérité… Une rage sourde monta enlui…

Soudain il demeura immobile, les prunellesdilatées, le regard fixe… Ses lèvres remuaient, mais il n’ensortait qu’un bredouillement vague, des sons inarticulés quiressemblaient au vagissement d’un petit enfant. Il porta les mainsà sa poitrine ; sa respiration était courte, saccadée ;son visage, d’abord pâle, se colora brusquement ; il devintrouge, presque violet, le blanc des yeux s’injecta ; on eûtdit que le sang chassé vers la face par une pression violenteallait jaillir de tous les pores de la peau ; une écume roséecoula de sa bouche, puis, vacillant sur lui-même, comme un arbreque le vent secoue et abat, il eut un dernier tressaillement et, leregard angoissé, tomba à la renverse en poussant un cri sinistrequi ressemblait au râle d’un homme qu’on égorge.

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