Le Bacille

Chapitre 22

 

Le quartier s’éveillait. Procas qui, malgré salassitude, n’avait pas envie de dormir s’était assis sur son divan,la tête entre les mains… À présent qu’un peu de netteté se faisaitdans son esprit, il songeait.

Ce qu’il avait fait était horrible, il s’enrendait compte. Demain, après-demain au plus tard, les ambulancesurbaines fileraient par les rues, les hôpitaux s’empliraient demoribonds ; tous ces gens qui maintenant allaient gaiement àleur travail seraient bientôt terrassés par un mal étrange dont onchercherait en vain la cause. La mort surprendrait les hommes, lesfemmes et les enfants… Les enfants !… À cette pensée, Procaseut un serrement de cœur. Pour se venger, il tuerait des innocents,de pauvres petits êtres qui ne savaient pas, qui ne comprenaientrien encore aux souffrances humaines. Et pourtant ne l’avaient-ilspas torturé, eux aussi ? n’avaient-ils point poussé sur sonpassage des cris de haine, des clameurs farouches ? Nefaisaient-ils point partie de la multitude barbare qui le harcelaitchaque jour ? Un d’entre eux avait-il eu seulement un geste,un mot de pitié pour lui ?

Procas, on le voit, à force de méditer savengeance, de la ressasser, en était arrivé à la trouver juste,presque naturelle. Il est vrai que la souffrance et lespersécutions dont il était l’objet avaient peu à peu, comme nousl’avons expliqué, troublé sa conscience. Il n’était plus un êtrenormal.

Pour le moment, il ne voyait qu’unechose : il allait, à son tour, lire, sur les visages, ladouleur et l’angoisse. Quand il se sentait envahir par un sentimentde pitié, il se rappelait aussitôt tout ce qu’on lui avait fait, etla colère concentrée dans son cœur entrait de nouveau enébullition. Il entretenait autour de lui une ambiance de souvenirset il évitait de s’interroger de peur d’avoir à se condamner.

Quand vint le soir, il sortit. Commed’habitude, ce fut autour de lui la même horde déchaînée,gouailleuse et mauvaise. Il semblait insensible aux injures ;ce n’était plus un homme irritable et furieux comme devant, mais unêtre inconscient, comme en état d’hypnose pour qui le mondeextérieur n’existe plus.

– Il est joliment sage ce soir, s’écriaune femme qui suivait la foule en tenant son petit par la main.

– Oh ! vous y fiez pas, dit uneautre… n’approchez pas trop… prenez garde !

Cependant la nouvelle attitude de l’homme à lafigure bleue étonnait, et l’on se demandait si ce calme étaitnaturel. Certains eussent voulu le voir regimber, et l’agaçaient,le bousculaient même, comme ces dompteurs qui fouaillent un fauvepour le faire rugir.

Procas était toujours impassible.

Il se disait « à quoi bon ? demain,ils ne s’occuperont plus de moi… car ils auront un ennemi autrementredoutable. »

Et, à cette pensée, une lueur mauvaise passaitdans ses yeux.

Il put ce soir-là acheter quelques provisions.Quand il rentra chez lui, il remarqua que son escorte étaittoujours aussi nombreuse. Il s’enferma, mangea lentement à la lueurde sa petite lampe à pétrole, puis, comme il sentait bien qu’il nepourrait pas dormir, prit un livre de bactériologie et s’absorbadans la lecture d’un chapitre pris au hasard.

Par instants, le roulement d’une voiture, unbruit de pas pressés, un murmure de voix, le faisaient tressaillir.Il écoutait, puis se replongeait aussitôt dans son livre, enmurmurant : « Non… pas encore… c’est trop tôt. » Ilcalculait que l’eau du réservoir ne s’était pas encore répanduedans les canalisations… il fallait au moins quarante-huit heurespour que la contamination fût complète. Et il suivait enimagination le développement de ses bacilles dont les coloniesdevaient se multiplier à l’infini. Il se les représentait, commes’il les voyait réellement au microscope grouillant sur la plaquede verre.

Soudain, sa tête se pencha en avant ; ildormait. Et alors sa pensée transformée, dénaturée, amplifiée parle rêve, lui fit voir des bacilles énormes, monstrueusementgrossis, avec des antennes gigantesques, des tentacules depieuvres, des yeux étincelants… Tout cela se mouvait, se tordait enconvulsions lentes, et il sentait sur son corps le glissementgluant de ces monstres qui peu à peu l’enserraient, luicomprimaient la poitrine, l’étouffaient… Il poussa un cri et seréveilla…

Il alla ouvrir la fenêtre. Un homme étaitdebout près de sa porte. C’était le gros Nestor qui le guettait.Procas le reconnut et, au lieu de refermer la fenêtre, demeuraaccoudé à la barre d’appui. Le garçon boucher s’esquiva et alla secacher plus loin. Peut-être croyait-il que son ennemi allait sortiret qu’il jetait un coup d’œil dans la rue avant de quitter samaison. « S’il y a une justice, pensa Procas, c’est celui-làqui devrait être frappé le premier. » Et il se mit à marchercar il craignait de s’endormir et d’avoir encore quelque affreuxcauchemar.

Cependant la fatigue finit par le terrasser etil s’abattit sur son divan où un sommeil de brute ne tarda pas às’emparer de lui. Au matin, il s’éveilla avec une affreusemigraine ; il se trempa le front dans une cuvette et commel’eau avait rejailli sur son visage, il s’essuya avec soin,craignant que cette eau ne fût déjà contaminée. Maintenant, iln’oserait plus boire… Ne fallait-il pas qu’il pût jouir de sontriomphe, voir souffrir ceux qui l’avaient poussé à commettre sonacte ?

D’ordinaire, il ne sortait jamais le matin,mais ce jour-là il alla acheter les journaux. Une bande de gaminsl’assaillit dès qu’il eut mis le pied dans la rue et les commèresqui causaient sur le pas des portes l’accablèrent d’injures, maisProcas allait droit devant lui, la tête penchée en avant, les yeuxmi-clos, comme un homme qui rêve. Ce calme persistant, quicontrastait avec son état de fureur habituel, ne manqua pas desurprendre. On en conclut qu’il ne se sentait pas la consciencetranquille et qu’il s’attendait sans doute à être arrêté. Pendantqu’on l’observait à la dérobée, il revenait, en lisant un journal,ce qui parut singulier.

Que pouvait-il bien chercher dans lesjournaux ?

Ceux qui n’avaient pas encore eu le temps dejeter les yeux sur les feuilles du matin s’empressèrent de serendre au kiosque voisin et, séance tenante, se mirent à parcourirles colonnes de première, de deuxième et de troisième page,espérant y découvrir une indication, mais ils en furent pour leurpeine. Pourtant, un vieux rentier décoré qui s’était mêlé auxgroupes fit remarquer un fait-divers qui n’avait point frappél’esprit des curieux. Il était question dans ce fait-divers d’unefemme qui, la veille, avait été étranglée dans un hôtel borgne dela rue de la Tombe-Issoire. Elle était rentrée vers minuit, encompagnie d’un individu qui cherchait à dissimuler son visage etqui avait disparu avant l’aube. Ce fut alors pour les gensrassemblés autour du kiosque comme si un voile se déchirait devanteux…

– Parbleu ! dit quelqu’un, voilà cequ’il cherchait dans le journal.

– Bien sûr, fit un autre… c’est lui, y apas d’erreur… Depuis quelques jours, il sortait, le soir… oùallait-il ?…

– Vous verrez, dit le vieux rentier, toutfier d’avoir fait preuve de sagacité, vous verrez que ce crime-làrestera impuni, comme les autres. Ah ! il est habile legaillard… Il n’en est pas à son coup d’essai…

Toute la journée le crime de la rue de laTombe-Issoire fit l’objet des conversations. Le gros Nestor écumaitde rage.

– Je l’ai manqué avant-hier, disait-il…Je le suivais, mais il m’a échappé… Si j’avais pu lui emboîter lepas, ça y était, je « l’avais »… Sûr que c’est lui qui afait le coup !…

Personne n’en doutait, quand les journaux dusoir firent la lumière sur ce drame. L’assassin avait été arrêté.C’était un nommé Mohamed Ben Agha, manœuvre dans une usine duboulevard de la Gare. On avait trouvé sur lui la montre-bracelet desa victime, et il avait fait des aveux. Ce fut une consternationgénérale, mais on n’en demeura pas moins persuadé que « lesatyre » ne valait pas mieux que ce Mohamed, et qu’un jour oul’autre on finirait bien par le prendre en flagrant délit.

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