Le Bacille

Chapitre 18

 

Il en était là de ses travaux quand unenouvelle crise le terrassa. Un soir qu’il avait veillé très tard,il eut soudain un éblouissement ; une lueur rouge passa devantses yeux et il s’abattit sur la table de son laboratoire. Quand ilreprit la notion des choses, il faisait grand jour. Autant qu’il enput juger il devait être près de midi. La circulation était plusactive sur les trottoirs et, dans le restaurant qui se trouvaitsitué tout près de sa demeure, il entendait un bruit d’assiettes etde verres entre-choqués.

Il essaya d’aller jusqu’à la fenêtre pour entirer les rideaux et intercepter un rayon de soleil quil’aveuglait, mais il fut incapable de faire un pas. Il tomba surles genoux et c’est tout juste s’il eut la force de se traînerjusqu’à son divan sur lequel il se coucha avec beaucoup depeine.

Cependant, il lui fut impossible de demeurerétendu et il dut s’asseoir ; son cœur semblait à tout momentprès de s’arrêter et, de ses mains froides, Procas comprimait sapoitrine. Sa tête était vide de pensées, il ne songeait qu’à sonmal, dont il suivait les phases avec angoisse. Il demeura longtempsplié en deux, le regard fixe, comme un homme qui redoute unecatastrophe, puis il éprouva une sensation étrange. Sa vues’obscurcit, ses idées devinrent imprécises ; il lui semblaqu’il avait été soudain transporté dans un monde irréel, loin de lavie consciente. Il avait l’impression que son être spirituel avaitdéserté son corps, qu’il voguait dans l’espace, et il se demanda sice n’était pas cela la mort. Et pourtant non, car lorsqu’iltouchait l’un de ses membres, qu’il le pinçait, il avait consciencede la douleur.

**

*

Il était toujours là, cloué sur son divan,immobile et froid comme un personnage de cire. Quand il se croyaitun peu mieux il formait le projet d’aller jusqu’à la fenêtre et del’ouvrir pour aspirer une bouffée d’air, mais il appréhendait lemoment où il se lèverait, car il savait bien que le moindre effortpouvait de nouveau provoquer une crise. Si, au moins, il avait pudormir ! Au prix de douloureux efforts, il était parvenu à serenverser en arrière et à appuyer sa tête contre la muraille. Iléprouva d’abord quelque soulagement et ferma les yeux. Ils’ensuivit un bien-être relatif qui dura peu, car la nouvelleposition qu’il venait de prendre tendait par trop ses musclesthoraciques et comprimait sa respiration. Il fut obligé de secourber encore en avant, les coudes sur les genoux, et de resterainsi, sans faire un mouvement. Une soif ardente lui brûlait lagorge, il grelottait, ses dents claquaient et il sentait le froidgagner ses extrémités, courir le long de ses bras et de ses jambes,monter jusqu’à sa poitrine. Est-ce la fin ? pensait-il. Cetteperspective ne l’effrayait point. Il l’envisageait, au contraire,avec sérénité, s’étonnait même d’être encore en vie. Le bruissementde la rue lui parvenait assourdi et il souhaitait presque de neplus rien entendre, de fuir à jamais ce monde où il n’avaitrencontré nulle pitié, ces gens dont il entendait les pas sur letrottoir, les voix enrouées, les éclats de rire, et qui étaienttous pour lui des bourreaux.

Après une nouvelle crise, moins violente queles autres, et qui le tint prostré sur son divan, il retrouva unpeu de tranquillité physique, et put faire quelques pas dans lapièce. Il but un grand verre d’eau, mais comme ses jambesflageolaient, il fut obligé de s’asseoir. Cela faisait trois joursqu’il n’avait pas mangé, mais, toujours en proie à la fièvre, iln’avait pas faim… un peu d’eau lui suffisait.

La secousse qu’il avait éprouvée, avait amenédans son esprit une certaine détente. Il ne songeait plus à rien,mais à mesure que la vie reprenait en lui, le souvenir lui revenaitde tout ce qui s’était passé. Une insurmontable agitation lepénétrait graduellement, et d’ailleurs, eût-il voulu oublier quecela lui aurait été impossible.

Quand il put enfin sortir pour aller faire sesprovisions, il retrouva devant lui la même foule hostile, et ledésir de vengeance qui sommeillait dans son cœur se réveilla plusviolent que jamais.

Le gros Nestor, qui n’avait point désarmé, semontrait plus acharné que jamais. Il avait pris de l’importance,depuis la défection de Bezombes et de Barouillet, et c’était luiqui maintenant « menait la danse ». Il s’était improvisédétective. Le soir, il se mettait en observation à la petitelucarne qui donnait sur la maison du passage Tenaille et sur lehangar à fourrage.

Avec une patience qui ne faiblissait jamais,il guettait, pendant des heures, celui qu’il appelait le« satyre ». Il s’imaginait que celui-ci se préparait àfuir, et ce qui l’entretenait dans cette idée, c’est qu’il n’avaitpas été sans remarquer les allées et venues de Procas, quand il selivrait, avec sa petite lanterne sourde, à la chasse aux rats.Nestor en avait conclu qu’il faisait ses malles et cherchait desplanches pour confectionner des caisses afin d’y loger tout sonmatériel. Il avait même cru devoir prévenir le propriétaire, lepère Grinchu, qui avait haussé les épaules, et lui avait fermé saporte au nez.

Nestor, furieux, s’était, dès le lendemain,répandu en calomnies sur le compte du marchand de fourrage, qu’ilaccusait « d’être de mèche » avec« l’assassin »… L’affaire prenait, on le voit, desproportions, et la foule, si facile à convaincre, était maintenantà la remorque du gros Nestor, lequel, tout fier du rôle dejusticier qu’il croyait jouer (et en cela il était sincère),attisait chaque jour la haine de ses partisans.

Il tenait des discours dans la rue, et onl’écoutait avec complaisance, car ce qu’il disait correspondaitexactement à ce que nombre de gens pensaient dans le quartier.

Le peuple a une fâcheuse tendance, on le sait,à voir partout du mystère, et à s’imaginer qu’il y a, pour certainsprivilégiés, des grâces d’état. Il croit dur comme fer que lajustice est impitoyable pour les humbles, tandis qu’elle réservetoute son indulgence à ceux qui appartiennent à une certainecatégorie sociale.

On en vint à chuchoter que « l’homme dupassage Tenaille » avait dû jouer autrefois un rôle politiquequi l’avait mis au courant de certains secrets, et que c’était pourcela que la police le ménageait. « Si c’était un pauvre diablecomme nous, ne cessait de répéter le gros Nestor, il y a longtempsqu’il serait coffré. »

Chaque jour, dans les ateliers, sur le pas desportes, dans les boutiques, c’étaient des parlotesmystérieuses ; chacun voulait paraître renseigné ;certaines commères, qui ne manquaient pas d’imagination, brodaientà qui mieux mieux, et quelques-unes d’entre elles avaient tellementmonté la tête à la mère du petit disparu, que la pauvre femme,voyant en Procas l’assassin de son enfant, était, chaque soir,parmi les manifestants, quand le « satyre » quittaitfurtivement sa demeure.

À quoi tout cela devait-il aboutir ?Nestor, lui, était persuadé que la police, devant ce mouvementpopulaire, qui prenait de jour en jour plus d’importance, finiraitpar agir.

Mais la haine de Procas grandissait en mêmetemps que celle de ces énergumènes et un soir que, poursuivi parune bande hurlante, il avait été de nouveau injurié, molesté,frappé, il était rentré chez lui dans un état d’exaspération telque l’idée de vengeance qui couvait en lui, mais se seraitpeut-être atténuée, s’était réveillée plus farouche que jamais.

« Ce sont eux qui l’auront voulu !s’écria-t-il d’une voix rauque… »

Et le lendemain, il reprenait son affreusebesogne.

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