Le Bacille

Chapitre 5

 

Procas s’était réfugié dans la petite maisonde l’avenue du Maine. Il passait ses journées derrière les vitres àregarder. Bien qu’il s’efforçât de réagir, de se dominer, ilsentait une grande tristesse l’envahir. Le passé, tout le passé,lui revenait à l’esprit. Peut-on s’accoutumer du jour au lendemainà oublier ? Longtemps après qu’une pierre est tombée dans unlac elle laisse encore des traces de sa chute. Une vie quis’écroule est semblable à cette pierre. Procas fut plus de troissemaines avant de pouvoir reprendre ses travaux. Enfin, un jour, ilréinstalla comme il put son laboratoire. Il tira d’une boîte sonmicroscope, un excellent appareil avec revolver porte-objectif,d’un grossissement de deux mille diamètres, et l’installa devant safenêtre qui, grâce à un mur blanc, situé juste en face, recevait unéclairage intense et très régulier. Pour ses travaux de nuit (s’ilavait jamais le courage de travailler la nuit comme autrefois) ilse servirait d’une lampe à albo-carbone de Ranvier. Il monta aussiun autoclave Chamberland avec une petite chaudière cylindrique quipouvait donner une température de 120 à 125 degrés. Afin de pouvoirmaintenir ses « cultures » à une température voulue,favorable à leur développement progressif, il prépara une étuve.C’était une caisse métallique protégée contre les variations de latempérature extérieure par une enveloppe de feutre et chauffée parun brûleur. Il rangea ensuite sur des tablettes quantité de tubes àessai, de grands flacons d’Erlenmeyer, de matras Pasteur, de boîtesde Pétri, quelques bistouris, des ciseaux, des pinces, desécarteurs, des seringues de Roux, bref tout l’attirail qui luiétait nécessaire pour préparer ses « milieux » deculture, puis il se fit envoyer par le docteur Viardot uneprovision de peptone, de gélatine et aussi des tubes de gélose, ceproduit exotique qui, comme on sait, provient d’une algue del’Océan Indien, et que l’on nomme agar-agar.

Cependant, il n’avait plus le feu sacré… Cequi l’avait enthousiasmé autrefois le laissait presque froidaujourd’hui. Il allait et venait dans la pièce, indécis, hésitant àrallumer son autoclave. Quelques lignes découvertes dans un ouvrageallemand l’occupèrent, pendant huit jours, car il s’agissait d’unedécouverte assez curieuse, mais il retomba bientôt dans sonhabituelle apathie. Il s’absorbait de plus en plus en sa rêverie.Il songeait à la femme qui avait fait son malheur, et se demandaits’il n’avait pas été coupable envers elle. Il en arrivait même às’imaginer qu’il avait été un détestable mari, puisqu’il n’avaitpas su retenir celle dont il avait voulu faire sa compagne. Peu àpeu cette idée se formulait dans son esprit, de plus en plusprécise… et il s’accusait d’avoir trop négligé Meg. S’il avait sula comprendre, peut-être que la catastrophe ne se serait pasproduite, et qu’il aurait continué de vivre heureux auprès d’elle.Mais il n’avait pas su !… Et c’est pour cela que le chapitrede sa vie s’était arrêté brusquement, sans suite, sans rien !Il se sentait maintenant un pauvre être impuissant, pitoyable, etpar moment l’idée du suicide le hantait. Il y avait sur la cheminéede son laboratoire une petite fiole de cyanure de potassium, et illa regardait souvent, cette fiole. Une fois, il la prit, ladéboucha, mais le souvenir de son vieux maître lui revint àl’esprit. Il avait promis de travailler, il ne pouvait manquer à saparole. Il replaça la fiole et la masqua d’un autre flacon pour neplus l’avoir continuellement devant les yeux, mais il y songeaitsouvent, surtout la nuit, quand il ne parvenait pas à s’endormir etsentait de plus en plus s’exaspérer son mal de vivre, avec lelancinement d’une plaie que nul baume ne peut apaiser.

Il y avait des semaines où il restait desjournées entières étendu sur son divan, les yeux mi-clos, guettantles bruits de la rue, écoutant machinalement sonner les heures.Lorsque venait la nuit, il endossait son pardessus dont il relevaitle col afin de cacher son visage, se coiffait d’un chapeau defeutre aux bords rabattus, et sortait pour acheter son dîner, caril n’osait plus se risquer dans un restaurant, depuis le jour où onavait refusé de le servir dans une affreuse gargote de la rue desPlantes. Il était entré là timidement, s’était assis, mais quand lepatron avait levé le gaz et l’avait aperçu, il lui avait, sans unmot, fait signe de sortir. Et Procas s’en était allé comme un chiengaleux que l’on chasse. Aussi maintenant attendait-il qu’il fîtnuit pour se glisser, en rasant les murailles, jusqu’à l’angle dela rue Gassendi. Il y avait là une petite échoppe où une vieillefemme que l’on appelait « Maman Mélie », vendait despommes de terre frites, des saucisses et des poissons cuits dans lamême graisse. La première fois qu’elle avait vu Procas, ellel’avait, dans le demi-jour, pris pour un nègre. « Tiens, monvieux Sidi, en v’là pour quinze sous. » Et elle avait, avec salouche, versé dans un cornet de papier jaune des saucissesbouillantes. Procas avait payé, sans mot dire, et depuis ilrevenait, chaque soir, chercher sa maigre pitance. Maman Mélieavait pitié de lui (car c’était une brave femme) et le servaittoujours copieusement. Toutefois, elle avouait à ses clients que ceSidi lui faisait peur et qu’elle n’osait pas le regarder.« J’ai jamais vu un monstre pareil, disait-elle. Sûr que c’estpas naturel une figure comme ça. Si vaudrait pas mieux êtremort ! » Et chacun était de son avis. Oui, cet homme-làétait vraiment trop répugnant.

Bientôt des curieux attendirent Procas et lesscènes qu’il avait eu tant de peine à éviter recommencèrent. On leguettait, et quand il faisait son apparition c’étaient desquolibets et des insultes… Souventes fois, le pauvre homme dutrentrer chez lui sans rapporter son maigre repas. Un soir, ilessaya de parler à la foule, d’implorer sa pitié ; ses parolesfurent accueillies par des éclats de rire, et il dut fuir, honteuxet découragé…

Rentré chez lui, il s’assit devant sa table etse mit à pleurer. Il comprenait que jamais il ne remonterait lecourant et que sa vie serait une perpétuelle douleur. Peut-êtreparmi ceux qui le huaient dans la rue, s’en trouvait-il qui eussentété accessibles à un bon mouvement, mais ils se laissaient dominerpar les autres. La foule est facilement influençable. Il suffitd’un homme pour l’entraîner vers le bien ou vers le mal. Un soir,cependant, Procas plus irrité que jamais voulut tenir tête à cesméchantes gens, mais peu s’en fallut qu’on ne l’écharpât. Dès lors,il passa pour un fou furieux, et des bourgeois timorés demandèrentson internement.

Il avait espéré qu’un jour ou l’autrel’apaisement se ferait peut-être autour de lui, mais il se rendaitcompte maintenant que ses ennemis ne désarmeraient pas desitôt.

Il recevait de temps à autre la visite duprofesseur Viardot qui l’interrogeait sur ses travaux, luisuggérait des idées, le tenait au courant des récentescommunications faites à l’Académie de médecine, et cesconversations réconfortaient un peu le pauvre Procas. Il sortait desa léthargie, promettait de se remettre au travail, mais quand ilse retrouvait seul dans sa maison froide, de nouveau ledécouragement s’emparait de lui, et il se sentait plus désabusé quejamais.

Si encore il avait eu quelqu’un auprès de lui,un être vivant qu’il aurait entendu aller et venir, à qui il auraitpu adresser la parole, peut-être eût-il repris goût à la vie, maisjusqu’alors personne n’avait consenti à rester à son service. Unefemme de ménage, que maman Mélie lui avait envoyée, était venuependant une semaine, puis s’était fait payer ses gages, et n’avaitplus reparu. À ceux qui l’interrogeaient, elle répondaitinvariablement : « Ce n’est peut-être pas un méchanthomme, mais il me faisait peur ; rien qu’à voir ses yeuxjaunes, j’en avais le frisson. » Il s’était alors souvenu d’ungarçon de laboratoire qu’il avait employé autrefois, et lui avaitécrit. Aristide (c’était le nom de ce garçon) s’était présenté unmatin, et avait consenti à rester chez Procas, mais Aristide étaitun alcoolique invétéré. Quand il était ivre, il bouleversait toutdans la maison, cassait les cornues, les matras, et injuriait sonmaître. Procas dut le congédier ; il y eut scandale, un agentfut obligé d’intervenir et le bruit courut dans le quartier que« l’homme à la figure bleue » avait voulu tuer sondomestique.

Procas en fut de nouveau réduit à vivre seul.Alors une véritable apathie, un épuisement graduel de sa personne,des crises fréquentes s’emparèrent de lui, et il baissa à vued’œil.

Le professeur Viardot essayait pourtant de luiredonner du courage :

– Voyons, Procas, remettez-vous autravail…

– À quoi bon ?

– Il le faut… Je le veux… Je le veux.Entendez-vous ?

Devant ce ton impératif, le malade semblait seranimer ; il promettait, jurait qu’il allait rallumer sonautoclave, mais dès que le professeur était parti, il retombaitdans un morne abattement.

Rien ne l’intéressait ; une indifférencepour tout ce qui touche aux choses de la vie s’était décidémentancrée en lui. Le monde extérieur n’existait plus ; iléprouvait maintenant pour l’humanité un profond dégoût et n’enviaitplus qu’une chose : l’heure de la sérénité suprême !

**

*

Cependant dans le quartier, on avait fini, àla longue, par ne plus faire attention à lui. On s’était presquehabitué à le voir, et il arriva même que deux ou trois personneslui adressèrent la parole. Le soir, il pouvait sortir pour allerchercher sa nourriture, sans être insulté comme devant.

L’apaisement se faisait. Sans doute avait-oncompris combien il était cruel de persécuter un pauvre êtreinoffensif. La foule a de ces revirements et se sent parfois prisede pitié pour ses victimes.

Procas fut d’abord surpris ; il demeuraun moment hébété, comme un homme qui, après avoir longtemps vécudans les ténèbres, revoit soudain la lumière. Puis il reprit peu àpeu confiance. Une visite du professeur Viardot acheva de leréconforter ; le brouillard au milieu duquel il vivait, depuisdes mois, finit par se dissiper ; il revit plus nettement leschoses, mit un peu d’ordre dans son laboratoire, examina ses tubes,nettoya les verres de ses microscopes et prépara son étuve.

Le bactériologiste renaissait… et quand sonvieux maître revint le voir, il le trouva penché sur ses plaques degélatine.

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