Le Bacille

Chapitre 4

 

Le lendemain, quand le docteur Viardot vintrendre visite à Procas, le concierge le mit au courant.

– Monsieur est devenu fou à lier… il avoulu tuer ses gens.

– C’est impossible !…

– Je vous assure…

– Avez-vous les clefs del’appartement ?

– Les voici… mais prenez garde, monsieur…il vaudrait peut-être mieux prévenir les sergents de ville.

– C’est inutile.

– Oh ! monsieur !… méfiez-vous…il paraît qu’il est dans un état d’exaltation terrible… toute lanuit on l’a entendu bouleverser les meubles…

Le professeur Viardot monta seul et pénétradans l’appartement. Tout d’abord, il ne vit point son malade, maisil le découvrit enfin.

Il était accroupi dans un coin et semblaitdormir ; à intervalles réguliers ses épaules se levaient ets’abaissaient convulsivement et on entendait claquer ses dents.

Le docteur le toucha légèrement.

Procas tressauta comme une bête surprise, fitentendre un grognement et leva les yeux. En reconnaissant son vieilami, il essaya de se lever et s’arc-bouta des deux mains auparquet, mais il était tellement faible qu’il retomba engeignant.

Le médecin le souleva et le porta jusqu’à sachambre, puis le mit au lit, doucement, comme il eût fait d’un toutpetit enfant.

Procas le regardait avec de grands yeuxtroubles.

– C’est de la folie, mon ami… vous voulezdonc vous tuer ?

Le malade ne répondit pas. Il étreignitfortement la main du docteur et éclata en sanglots…

– Voyons… du courage !…

Mais Procas ne l’entendait déjà plus. Sapauvre tête chavirait, son esprit s’en allait à la dérive et ilprononçait des paroles incohérentes.

– Meg !… Meg !… ce seratoujours ainsi !… toujours… là… près de moi… encore plus près…toujours plus près… Meg !… Meg… oh ! comme vos petitesmains sont froides ! Regardez-moi… répondez !… c’estmoi !… vous savez bien… Meg !… ma jolie Meg !… dusoleil… que c’est beau !… des fleurs !… Meg ! desfleurs… je les veux… pourquoi les cachez-vous ?… Non… non… jene veux plus les voir… je ne veux plus… Oh ! ce portrait… ceslettres… vos yeux mentent… ils mentent… Ils mentent toujours…Est-ce vous que je vois là dans cette glace ?… Meg !…Meg !… êtes-vous morte ?… Parlez-moi… Je veux entendrevotre voix… Oh ! j’ai peur !… j’ai peur !…

Et il essaya de s’élancer hors du lit, mais ledocteur le maintint solidement.

Épuisé par l’effort, Procas demeura immobile,les lèvres frissonnantes… puis les divagations continuèrentconfuses, oppressantes.

– Ma reine… ma petite reine…regardez-moi… souriez encore… ne fuyez pas… Pourquoi mequittez-vous, Meg ?… Oh ! encore ces lettres !… etlà, sur la glace… l’affreux homme ! chassez-le, Meg !chassez-le… Jouez… jouez vite notre jolie berceuse, jouez toujours…Oh ! oui, c’est cela… jouez encore… tra la la la, la la la…tra la la… la la… la… la !…

Ce chant qui ressemblait à un râle mourutlentement sur ses lèvres, puis il s’assoupit, balançant de droiteet de gauche son affreuse figure bleue.

Le professeur Viardot s’était assis près dulit, tenant dans la sienne la main de son ami. Par instants Procasavait des frissons, sa bouche s’entr’ouvrait et il en sortait depetits gémissements aigus qui ressemblaient à la plainte d’un jeunechien.

Cet assoupissement fut d’ailleurs de courtedurée ; le malade ne tarda pas à ouvrir les yeux et parut toutétonné de trouver quelqu’un à côté de lui.

– Vous sentez-vous mieux ? demandale médecin.

– Oui. Tiens, c’est vous ! Mercivous êtes bon.

– Désirez-vous quelque chose ?

Procas eut un geste vague. Que pouvait-ildésirer ?

– Vous ne pouvez demeurer seul ici.

– C’est vrai… je me souviens… je suisseul… ils sont tous partis… ils ont peur de moi…

– Je vais vous emmener.

– Ah ! m’emmener ?

– Oui, dans une maison où j’ai des amis.Ils vous soigneront bien.

– Je leur ferai peur à eux aussi… Je faispeur à tout le monde, même à moi !

– Allons, soyez calme. Me promettez-vousde ne pas bouger de votre lit pendant que je seraiabsent ?

Procas inclina la tête.

– Je vous le promets.

– Bien. Tâchez de ne plus penser à rien.Essayez de dormir. Il n’y a que le sommeil qui puisse vous calmer,vous guérir.

– Guérir ! à quoi bon !

– Ah ! voilà que vousrecommencez !

– Non, non. Je vous écouterai. Je vaistâcher de dormir.

Le docteur alla chercher un peu d’eau dans unverre et y laissa tomber quelques gouttes d’un petit flacon qu’iltira de sa poche.

– Buvez, dit-il, cela vous calmera tout àfait.

Procas but docilement, grimaça un sourire,puis ferma les yeux et laissa retomber sa tête.

Quelques minutes après, il dormait.

Alors le professeur Viardot sortit sans bruit,referma la porte et descendit rapidement l’escalier. Une fois dansla rue, il regarda sa montre. Il était onze heures et demie. Ilavait manqué son cours.

C’était la première fois que cela luiarrivait.

**

*

À midi, une auto d’ambulance emportait lemalade rue Oudinot, dans une maison de santé où le docteur avaitretenu une chambre.

Je ne parlerai pas de la convalescence deProcas. Elle fut longue, douloureuse et coupée de fréquentesrechutes qui firent souvent craindre un brusque dénouement.

Procas retrouva cependant ses forces, et, unmatin, le docteur Viardot vint lui annoncer qu’il pouvaitsortir.

Dans ce pauvre cerveau vide, dont le reposavait fini par apaiser le feu, il se produisit alors un completrevirement. Le passé parut s’être obnubilé, la pensée un momentvacillante, redevint ce qu’elle était avant« l’événement » ; cet homme, qui désormais nepouvait plus vivre parmi les humains, avait cependant renoncé àmourir. Il partit, le cœur un peu rasséréné, la tête pleine deprojets, mais le flot ne tarda pas à renvoyer cette épave etProcas, plus découragé que jamais, échouait un soir chez son vieilami et se jetait dans ses bras en murmurant d’une voixbrisée :

– Ah ! vous auriez mieux fait de melaisser mourir ! La mort est cent fois préférable à l’atroceexistence que je mène. Je suis un objet de dégoût. On me poursuitdans la rue comme une bête malfaisante. J’en ai assez. Je veux enfinir !

Le professeur Viardot lui prit les deuxmains.

– Mon pauvre Procas, je sais combien vousdevez souffrir et quelle doit être votre torture de chaque jour. Àun autre, je conseillerais peut-être le suicide, mais, à vous, jevous ordonne de vivre, il le faut.

Et comme Procas protestait du geste, ledocteur répéta d’une voix vibrante :

– Oui… je vous ordonne de vivre,entendez-vous, car au milieu de votre détresse vous avez une amiequi ne vous abandonnera pas, qui sera votre seul soutien, et cetteamie… c’est la Science… Vous avez déjà doté votre pays deprécieuses découvertes, vous avez, dans une large mesure, augmentél’humanité… Un homme tel que vous ne peut ainsi disparaître ;il se doit à son pays… Vivez en solitaire, mais vivez avec votrepensée… Le travail fait oublier la vie. Installez-vous unlaboratoire dans quelque coin perdu, loin des regards indiscrets dela foule, cherchez, fouillez, redevenez en un mot ce que vous étiezil y a quelques mois… Dès demain, je vous chercherai une petitemaison où vous vivrez tranquille ; j’y ferai transporter vosappareils et vous verrez que vous ne tarderez pas à être repris parvotre ancienne maîtresse… celle qui ne nous trahit jamais… J’irai,d’ailleurs, vous voir de temps en temps, et vous me ferez part devos recherches. Je vous redonnerai du courage, je réchaufferaivotre énergie et je suis certain qu’avant peu vous ne regretterezpas d’avoir suivi mes conseils… On ne disparaît pas ainsi, quediable ! quand on peut faire de grandes choses, quand on sesent encore au cœur cette étincelle sacrée qui peut bouleverser lesmondes en hâtant la marche du progrès… Tant que l’on a ici-bas unetâche à remplir, on ne déserte pas son poste… ce serait unelâcheté !… Écoutez-moi bien, Procas, vous savez que je vousaime comme mon fils, que j’ai été à un moment le seul à voussoutenir contre certains confrères qui critiquaient votre méthode…Si j’ai pour vous rompu des lances, si je me suis attiré deterribles inimitiés, c’est parce que j’avais deviné en vous unhomme capable de faire faire à la science un pas de géant… Ehbien ! aujourd’hui… en souvenir de nos anciennes luttes, jevous en supplie… je vous en conjure… remettez-vous au travail etcontinuez à marcher de l’avant… Au lieu de marcher en plein soleil,vous avancerez dans l’ombre, mais qu’importe ! puisque c’estseulement le résultat que nous cherchons !… La vie n’est rienen elle-même, mon pauvre ami, c’est une étape presque toujoursdouloureuse, mais il faut savoir l’employer utilement… lui arrachertout ce qu’elle peut nous livrer, et c’est seulement à cettecondition qu’elle vaut la peine d’être vécue… Croyez-vous que j’ytienne à la vie, moi ? Non, pas le moins du monde, mais jecherche à la prolonger le plus possible, parce que je crois êtreutile et puis le devenir davantage encore.

Et, en disant ces mots, le docteur Viardotembrassa Procas avec la tendresse d’un aîné qui envoie son jeunefrère au combat.

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