Le Bacille

Chapitre 10

 

Depuis quelques jours, Procas ne se sentaitpas bien. Il avait généralement la nuit des crises atroces qui lelaissaient dans un abattement tel, que le lendemain il lui étaitimpossible de se lever. Cela commençait par un brusque frisson etune douleur cuisante à la base de la poitrine. La chaleur de lapeau, la fréquence du pouls, l’anorexie, la soif, une vivecéphalalgie l’avertissaient toujours de la crise. Sa respirationétait courte, anxieuse, fréquente. Bientôt il avait une petite touxsèche, ressentait une saveur salée sur la langue, et il était alorsobligé de se lever, car il savait que ces symptômes amenaienttoujours une hémoptysie. À ce moment, il éprouvait le besoin derespirer largement et allait dans la petite cour située derrière samaison. Il ne tardait pas à rendre du sang, et la souffrance qu’iléprouvait alors lui faisait pousser des gémissements étouffés.

Il redoutait ces crises dont il était toujoursaverti, et, ces jours-là, s’arrangeait de façon à ne pas sortir. Ilrestait confiné dans son laboratoire, les jambes entourées d’unecouverture de laine, réduit à une immobilité presque complète. Sonpauvre chien, qui ne comprenait rien à tout cela, venait de tempsen temps lui lécher la main et Procas lui parlait doucement, d’unevoix sans timbre, une voix qui semblait sortir d’une caisse remplied’ouate. Afin de se réchauffer, il s’asseyait près de sonautoclave, et se levait de temps à autre, en s’appuyant à sa table,pour surveiller les lamelles de verre qu’il avait placées dans unpetit dressoir. Car il continuait de travailler, mais ne se faisaitguère illusion sur l’issue de sa maladie. Il savait bien qu’une deces crises l’emporterait un jour, qu’elle serait brusque,foudroyante. Son cœur s’arrêterait net et il tomberait comme unhomme que l’on fusille. La mort ne l’effrayait point, il y étaitdepuis longtemps préparé. Quelques semaines auparavant, il l’avaitmême souhaitée, mais aujourd’hui un souci le hantait : Quedeviendrait le pauvre Mami, quand lui ne serait plus là ?… Àcette pensée une grande tristesse le prenait, et il regrettaitpresque d’avoir recueilli cet animal. Il se souvint alors d’unedame Romieu, une farouche antivivisectionniste qui l’avait, unjour, attendu à la porte de son laboratoire, et lui avait brisé sonombrelle sur le dos en l’appelant « assassin ». Qui mieuxque cette farouche amie des bêtes pouvait s’intéresser à un pauvrechien qu’on lui recommanderait ? Procas savait que madameRomieu était la présidente de la Ligue contre la vivisection et ilse rappelait l’adresse de cette ligue dont les membres l’avaient sisouvent pris à partie dans les journaux et les revues. Il écrivitdonc à cette ancienne ennemie une longue lettre qui ne manqueraitpas de l’émouvoir, mais il n’osa point donner son vrai nom ;il le dénatura légèrement et signa : Procan… En même temps, ilpria le notaire, chez lequel il avait encore quelques fonds, devouloir bien passer chez lui.

Il y avait près d’un an que les deux hommes nes’étaient vus. Quand ils se trouvèrent en présence l’un de l’autre,dans la petite maison du passage Tenaille, ils se serrèrent lamain, mais l’étreinte du notaire fut plutôt molle. Procas,évidemment, lui inspirait une invincible répugnance. Peut-êtrecraignait-il aussi que le mal ne fût contagieux, car il ne demeuraque quelques instants avec son client. Procas avait d’ailleurs peude chose à lui dire. Il s’enquit brièvement de la somme qu’il avaitdéposée à l’étude, somme dont on lui servait les intérêts (ce quilui permettait de vivre) et il remit au notaire une enveloppecachetée, en disant :

– Quand vous apprendrez ma mort, vouspréviendrez immédiatement la personne dont vous trouverez le nomdans ce pli et que j’institue ma légataire universelle.

– Ce sera fait.

– Bien. Mais il faudra vous hâter del’avertir, car je la charge, dans mon testament, de… enfin, d’unechose grave et urgente…

– Vous pouvez compter sur moi. Maissouhaitons que j’aie à m’occuper de cette affaire le plus tardpossible.

Procas eut un geste vague et le notaire, quiavait refusé de s’asseoir, s’esquiva rapidement, comme un homme quicraint d’être contaminé.

Quand il fut parti, Procas haussa lesépaules :

– Tu vois, mon pauvre Mami, dit-il, leshommes me fuient comme la peste. Je suis pour eux un objetd’horreur. Il n’y a que toi, mon bon chien, qui aies de l’amitiépour moi.

Mami vint lécher la main de son maître.

– Oui… tu es bon, toi… et peut-êtrecomprends-tu que je suis malheureux ; mais il faudra bientôtnous séparer, Mami ; je sens que je n’en ai plus pourlongtemps, que la fin approche. Les journées que je vis en cemoment sont des journées de grâce ; chaque heure qui s’écoulem’avertit que je m’achemine vers la tombe… Ah ! la vie !elle était pourtant bien belle, et je m’étais pris à l’aimer. J’aiété trop heureux ; je m’étais figuré que cela dureraittoujours !… Que c’est bête tout de même d’avoir des idéespareilles !

Une quinte de toux lui coupa la parole, unfilet de sang tacha ses lèvres ; il se leva, fit quelques pasdans la pièce, puis se laissa tomber sur le vieux divan qui luiservait maintenant de lit, car il n’avait plus la force de monterdans sa chambre située au premier étage. Le moindre effort lelaissait haletant, angoissé. L’asphyxie le guettait, et il lesavait bien, car il avait maintenant étudié son mal ; ils’était procuré, parmi les études parues sur la cyanose, celles desdocteurs Debove et Vaquez, de Constantin Paul et de Variot. Iléprouvait même une curiosité de savant à suivre les progrès de samaladie.

Cependant, les crises devinrent plus rares,son cœur se remit à fonctionner d’une façon presque normale, et ilput enfin goûter un peu de repos.

Comme un malade qui entre en convalescence, ilreprit goût à la vie et se remit à ses travaux interrompus.Bientôt, courbé sur son établi, son chien à ses pieds, ilensemençait ses cultures. La science le tenait encore une fois. Oneût pu frapper à sa porte, s’introduire dans sa maison, qu’il n’eûtrien entendu, mais parfois il retombait dans son apathie habituelleet demeurait des journées étendu sur son divan, l’esprit perdu enune rêverie vague.

Dans ces moments-là, tout le passé refluait àson esprit. Il revoyait la grande salle de la Sorbonne où lesfemmes se pressaient pour suivre ses cours ; il se rappelaitjusqu’aux moindres détails de ses débuts de conférencier. Puis sonidylle avec Meg, les premiers mots qu’ils avaient échangés, l’aveuqu’il avait, un jour, osé faire, lui revenaient à la mémoire.

Et il éprouvait une sorte de « plaisirdouloureux » à évoquer ces instants trop brefs, à remâcher sonbonheur défunt, comme ces vieillards qui revivent par le souvenirle temps heureux de leur jeunesse. Parfois, il se demandait ce queMeg était devenue. Il avait conservé son portrait et le regardaitsouvent ; il oubliait le mal que lui avait fait cette femme,et souhaitait de la revoir, sans que toutefois elle l’aperçût, caril comprenait bien qu’il ne pouvait plus se montrer à elle. Unattendrissement le prenait dans lequel il se complaisait de longuesheures, puis, brusquement, il remettait le portrait dans unearmoire, et s’efforçait de ne plus songer à la disparue. Mais onn’arrache pas ainsi de son cœur un premier amour.

L’homme à bonnes fortunes peut rire des femmesqui ont occupé sa vie, mais Procas, lui, n’avait aimé qu’une fois,et tout son être vibrait encore, quand il se remémorait les heurestrop brèves qu’il avait vécues avec Meg. C’était un sentimentalplutôt qu’un sensuel et l’on sait combien sont malheureux ceux quiaiment surtout par le cœur…

Un jour il eut l’idée d’écrire à Meg. Ilignorait son adresse, mais était sûr qu’en envoyant sa lettre àMrs Reading, sa confidente, celle-ci la lui remettrait. Iln’espérait point attirer chez lui son ancienne femme, mais il luieût été doux de lui confier sa détresse, d’obtenir une réponse etde correspondre avec elle comme avec une amie invisible qui prendpart à vos peines et vous console par de jolies phrases, qui nesont peut-être pas autre chose que de la littérature, mais dont ladouceur est un baume délicieux pour une âme souffrante. Il rédigeaune longue lettre, dans laquelle il se gardait bien de faiteallusion au passé. Simplement il parlait de son malheur, racontaitsa vie, ses travaux depuis que la maladie l’avait forcé à s’isolerdu monde.

Cependant, il réfléchit. Meg, cédant à unmouvement de pitié, était bien capable de se renseigner, dedécouvrir son adresse et alors elle viendrait peut-être, elle leverrait. Non, non, cela n’était pas possible !

Il déchira la lettre et recommença àtravailler, il voulait profiter de ce que la maladie lui laissaitquelque répit pour mettre au point des recherches qui, malgré tout,le passionnaient et lui faisaient oublier pour un temps sessouffrances. Il avait remarqué que certains bacilles que, jusqu’àprésent, on croyait inoffensifs, étaient, au contraire, trèsdangereux lorsqu’on les isolait. Alors ils se développaientrapidement et ne tardaient pas à produire des milliers de colonies.Il s’agissait de les combattre en les faisant absorber par d’autresmicrobes saprophytes beaucoup mieux adaptés à leur milieunutritif.

Toutefois le travail assidu auquel il selivrait le fatiguait beaucoup, et il éprouvait de temps à autre lebesoin d’aller prendre l’air. Il attendait que la nuit fût venue,et, accompagné de Mami, sortait de sa maison. Il prenait l’avenuedu Maine, la rue Gassendi, puis la rue Froidevaux qui longe lecimetière Montparnasse, et est presque toujours déserte, le soir.Il regagnait ensuite sa demeure après avoir fait quelquesprovisions chez les commerçants où il se fournissait encore, maisqui, depuis quelques jours, se montraient envers lui de plus enplus hostiles. Au lieu de le servir rapidement comme ils lefaisaient autrefois, ils le laissaient poser dans la boutique, etne se gênaient plus pour le rudoyer. Bien qu’il payât, et fortcher, on lui donnait les bas morceaux, et un jour qu’il avaithasardé une timide observation, il s’était vu vertement rabrouer.Récemment encore il s’approvisionnait chez un petit débitant de larue du Lunain, qui avait consenti à venir à domicile. Le lundi, ilapportait des provisions pour la semaine et déposait son paquetdans l’antichambre.

– Combien ? demandait Procas.

Le livreur passait sa note sous la porte, etProcas payait, sans se montrer, en allongeant le bras dansl’entre-bâillement. Il donnait toujours un fort pourboire.Cependant un jour le livreur ne revint plus.

Il alla s’informer et le patron réponditbrutalement qu’il ne voulait pas servir des « individus commelui ».

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