Le Bacille

Chapitre 12

 

Le plus vexé était certainement Bezombes, quine s’attendait pas à semblable réception. Il croyait étonner sesamis et recevait un camouflet. Pouvait-il se douter aussi que cetanimal de Grinchu, qui s’était, la veille, montré presque aimable,se comporterait, le lendemain, comme un goujat ? Ilsretournèrent au petit café de l’avenue du Maine, et là, tinrentconseil. Le gros Nestor et Barouillet ne savaient toujours pas ceque Bezombes avait découvert dans la cour de Procas, car l’agentd’affaires ne leur avait encore rien dit qui pût éclairer cemystère. Bezombes, comme tous les gens prétentieux et vides,ménageait ses effets avant de presser le ressort qui devait fairejaillir le diable de sa boîte.

– Qu’allons-nous faire maintenant ?demanda le gros Nestor.

Bezombes, les coudes sur la table, le sourcilfroncé, semblait plongé dans une laborieuse méditation. Il nesortit de sa rêverie que pour porter à ses lèvres le raphaël-citronque Nestor avait commandé. Il but son verre d’un trait, s’essuyales lèvres d’un revers de main et consentit enfin àrépondre :

– Ce que nous allons faire, ce que nousallons faire ? Mais, parbleu, nous allons demander aucommissaire de nous accompagner chez Grinchu.

– Oh ! le commissaire, ditBarouillet, il ne faut guère compter sur lui. Il nous raconteraencore qu’il va faire une enquête et ce sera tout. Il laisseratomber l’affaire. Ce que nous pourrons lui apprendre ne leconvaincra pas. Son siège est fait. J’ai vu cela quand je suis alléle trouver avec Nestor. Il nous a bien reçus, je le reconnais, maisn’a pas eu l’air de prendre au sérieux ce que nous lui disions. Cesgens-là n’aiment pas beaucoup que de simples particuliers se mêlentde police. Ils ont toujours une tendance à croire que les témoinsmentent ou exagèrent.

– Cependant, fit Bezombes, quand on leurapporte des preuves…

– Oui. Je ne dis pas. Mais en avez-vousvraiment ?

Bezombes eut un imperceptible haussementd’épaules, prit un temps et répondit :

– J’en ai.

Le gros Nestor et Barouillet se regardèrent.Au fond, ils n’étaient pas très convaincus, bien qu’ils eussentconfiance en leur ami.

– J’en ai, répéta Bezombes en regardantd’un air étonné son verre vide. Je voulais vous mettre à même devous renseigner sur place, mais puisque ce butor de Grinchu n’a pasvoulu nous laisser pénétrer dans sa cour, je vais tout vous dire.Écoutez-moi et vous allez voir que je ne m’appuie pas sur dessemblants de preuves. Je ne suis pas de ces détectives fantaisistesà la Sherlock Holmes qui échafaudent suppositions sur suppositionset émettent des hypothèses dont l’une doit fatalement conduire à ladécouverte de l’assassin. Moi, je suis un homme précis,méthodique ; je ne crois que ce que je vois. Or, j’ai vu.

Ici Bezombes s’arrêta pour jouir de l’effetque produisait son affirmation. Ses deux auditeurs, conquis par sonassurance, attendaient avec anxiété, penchés vers lui, guettant lesmots qui allaient sortir de ses lèvres.

– Oui, j’ai vu ; ce qui s’appellevu. Il faut d’abord que vous sachiez comment je m’y suis pris pourarriver à mes fins. L’affaire était délicate. Un enfant avaitdisparu, les soupçons se portaient sur l’homme du passage Tenaille,mais c’était tout. Rien ne prouvait que le malheureux gosse eût étéassassiné. Quelque vagabond pouvait très bien l’avoir emmené aveclui. D’après ce que j’ai appris, le petit n’était pas trèsintelligent ; au dire de sa mère elle-même, c’était un êtrenaïf et confiant, très influençable. La dernière fois qu’on l’aaperçu, il jouait seul, à l’angle de l’avenue du Maine, presque enface de la maison de notre homme. Tout cela était bien vague, etrien ne venait préciser mes soupçons, quand Barouillet m’a rappelél’assassinat de la petite Soubiroux, assassinat qui a eu lieu peude jours après l’installation du monstre dans le quartier. D’autrepart, des renseignements que j’avais recueillis venaient bientôtétayer ma conviction. On avait vu, à deux reprises, l’ignobleindividu du passage Tenaille suivre des enfants dans la rueGassendi.

– Ça c’est vrai, fit le gros Nestor… Il ya huit jours le petit Cheuret, le fils de la concierge du 44, estrentré chez lui tout effaré, en disant qu’un homme l’avaitpourchassé jusqu’au coin de la rue Liancourt.

– Vous voyez, fit Bezombes, mesrenseignements sont donc exacts. Vous comprenez, avant d’accuser lesolitaire du passage Tenaille, il fallait être documenté sur soncompte. Quand je le fus suffisamment, je me mis à le suivre, et jeremarquai qu’il regardait en effet les enfants avec un drôle d’air,surtout les petites filles qui sortaient de l’école à la nuittombante. Il se tenait debout sous une porte, dans une attitudebizarre. Bref, je passe sur certains détails. Notre individu devaitêtre un satyre, et il cherchait sans doute quelque nouvellevictime. Dès lors, je me suis tenu ce raisonnement :« Puisque l’enfant de la mercière a disparu au moment où il setrouvait en face de la maison du passage Tenaille, il a dû êtreattiré dans cette maison, et comme il n’a pas reparu, on l’acertainement assassiné. » Vous voyez que tout s’enchaîne àmerveille.

– En effet, accorda Barouillet, mais vousverrez que notre imbécile de commissaire de police ne se laisserapas convaincre.

– Attendez… tout cela c’est deshors-d’œuvre. J’arrive au plat de résistance. Puisque le petitMaurice était entré dans la maison du solitaire, et qu’il n’enétait pas ressorti, son corps devait se trouver quelque part. Ordes témoignages de gens sérieux m’avaient appris que, le lendemainde la disparition de l’enfant, on avait vu de la fumée sortir de lacheminée de notre individu. Pourquoi, par ce temps plutôt doux,avait-il allumé du feu, si ce n’est pour incinérer savictime ?… Plusieurs passants ont d’ailleurs senti, cejour-là, une odeur de caoutchouc brûlé, comme il s’en dégage descorps humains que l’on fait rôtir sur un brasier.

– Parfaitement, fit le gros Nestor, j’ai,moi aussi, senti cette odeur-là, même que j’ai dit à monpère : « Qu’est-ce qu’on brûle donc par ici, ça fouettejoliment. »

– C’était là, ce me semble, continuaBezombes en élevant la voix (car il s’était aperçu que desconsommateurs l’écoutaient), c’était là un commencement depreuve : un détective ordinaire s’en serait contenté, maiscela ne me suffisait pas. Il me fallait une preuve visible, quelquechose qui affermît ma conviction et me permît de dire à lajustice : « Vous cherchiez le coupable, eh bien, moi quisuis ni commissaire, ni inspecteur de police, je l’aitrouvé. » Or, j’ai poursuivi mes recherches. Un assassin, sihabile qu’il soit, ne découpe pas un corps en morceaux sans quecette funèbre opération laisse des traces. Deux fois, en escaladantle mur, j’ai pénétré dans la petite cour que vous connaissez, etlà, muni d’une lanterne sourde, j’ai soigneusement examiné lamuraille, la porte, le dallage. Et c’est sur le dallage que j’aitrouvé ce que je puis appeler « la pièce àconviction ».

Tous les auditeurs étaient haletants etregardaient Bezombes avec admiration.

– C’est cette pièce à conviction que j’aivoulu vous montrer et que vous auriez pu voir comme moi dans lacour du satyre, si cet idiot de Grinchu ne nous avait pas refusél’entrée de sa maison.

– Mais, demanda timidement quelqu’un,cette pièce à conviction ?

– Ces pièces, devrais-je dire, réponditBezombes, car il y en a plusieurs, oui, plusieurs : de grandestaches de sang encore très visibles, larges comme des pièces decent sous, plus larges même. Le doute n’est plus possible. C’estbien dans cette cour que le misérable a découpé savictime !

Les consommateurs s’étaient peu à peurapprochés pour écouter Bezombes, qui élevait la voix au fur et àmesure qu’il voyait grossir son auditoire. Tous furent unanimes àreconnaître que l’agent d’affaires avait l’âme d’un grandpolicier.

Bezombes, tout en savourant ces éloges,répondait d’un petit air modeste à ceux qui lefélicitaient :

– Mais non, mais non, vous exagérez. Ilsuffisait pour mener à bien cette enquête, d’avoir un peu dejugement ; le reste est affaire de métier. Avec les élémentsque j’avais en main, je devais fatalement réussir. Le tout était dene pas lâcher une seconde le fil que je tenais et surtout de ne passe laisser influencer par l’opinion de l’un ou de l’autre. Droit aubut : telle est ma manière. J’hésite d’abord, je jette descoups de sonde de-ci de-là, puis, quand une fois je sens que leterrain est assez ferme sous mes pieds, je m’avance hardiment.

Nestor ne cessait de répéter, en écarquillantses gros yeux de bovidé :

– Ça, par exemple, c’est épatant, ouiépatant !

Barouillet, lui, un peu confus de n’avoir riendécouvert, se montrait plus réservé, se contentant de hocherlentement la tête, en signe d’approbation, mais le plusenthousiaste de tous était un vieux rentier du quartier, le pèreCorbineau, un bonhomme au menton de galoche, avec des yeux de lapinblanc, qui hurlait d’une petite voix cassée : « Un banpour Bezombes ! Un ban pour Bezombes ! »

On eut toutes les peines du monde à lui fairecomprendre qu’il ne s’agissait point d’une poule au gibier, maisd’une affaire qui, jusqu’à nouvel ordre, devait être tenueabsolument secrète.

Chacun promit de ne rien dire, mais une heureaprès, depuis le Lion de Belfort jusqu’à la rue de la Gaîté, on nes’abordait plus que par ces mots : « Eh bien ! ça yest !… hein ? Il paraît qu’il estpincé !… »

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