Le Bacille

Chapitre 23

 

Procas attendait toujours. Il ne se souciaitplus de la foule qui grondait sur son passage. Une idéel’obsédait : ce bacille sur lequel il avait compté, dont lanocivité lui avait paru évidente, aurait-il perdu de ses propriétésquand il s’était trouvé en contact avec une immense étendued’eau ? Le réservoir, il le savait, contenait, avec saréserve, environ deux cent mille mètres cubes. Est-ce que cettemasse ne renfermait pas un élément qu’il n’avait point prévu ?Non, pourtant, son bacille devait anéantir tous les autres, car lesexpériences qu’il avait faites sur cinq ou dix litres d’eau luiavaient suffisamment prouvé la virulence et la combativité de ses« colonies ». Elles devaient être en train de sedévelopper, mais n’étaient pas encore parvenues dans lescanalisations.

Parfois un remords le prenait et il souhaitaitpresque de voir échouer sa tentative, mais quand il retrouvaitdevant lui les regards de haine de ses ennemis, qu’il entendaitleurs imprécations, leurs injures, il sentait s’évanouir sa pitié.Certes, il n’entendait pas jouir longtemps de son triomphe, car lavie lui pesait comme un fardeau. Une fois sa vengeance accomplie,il disparaîtrait.

Dans l’après-midi, il sortit. Il remarquaqu’on le regardait, mais sans colère, et crut même lire surcertains visages une sorte de compassion. Sur l’avenue du Maine, aucoin du passage de la Tour-de-Vanves, des gens causaient d’un airmystérieux. Quand il passa, ils ne l’accueillirent point par ceshabituelles clameurs qui, autrefois, le rendaient fou furieux. Ileût voulu cependant qu’on l’injuriât, qu’on le frappât même, celaeût entretenu dans son cœur la colère qu’il sentait peu à peus’apaiser. Il rentra chez lui, ouvrit sa fenêtre, regarda surl’avenue. Ordinairement dès qu’il paraissait, c’étaient des crisfarouches, des gestes de menace… Aujourd’hui, rien… Le silence…Toute la journée, il demeura prostré devant sa table de travail, enproie à une tristesse noire… Ainsi, au moment même où il l’avaitcondamnée à mort, la foule s’humanisait… Et il cherchait en vain lacause de cet apaisement. Il finit par se persuader que ce calmen’était qu’apparent et que l’on méditait encore quelque chosecontre lui. Cela s’était déjà produit… Il avait cru souventretrouver un peu de tranquillité, et le lendemain il s’était vu denouveau assailli par une bande de furieux.

La nuit était venue, et il demeurait devant satable, sans même songer à allumer sa lampe, quand on frappa à laporte. Il tressaillit. Qui donc pouvait venir chez lui ?… Ilhésita un instant, puis fit de la lumière.

On l’appelait maintenant :« Monsieur !… Monsieur !… »

Il se décida à aller ouvrir, et se trouva enface de deux hommes, mais recula en reconnaissant l’un d’eux, cegarçon boucher qui avait été pour lui un tortionnaire, unbourreau.

– Que me voulez-vous ?… Que mevoulez-vous ? s’écria-t-il.

– Monsieur, répondit le gros Nestor, nousvoulons vous parler.

– Me parler ? Qu’avez-vous à medire ?… Vous venez probablement pour m’assassiner,misérable !

– Calmez-vous, dit le second visiteur,qui n’était autre que Barouillet, nous venons pour éclaircir unmalentendu.

La phrase était peut-être mal choisie, mais onsait que Barouillet dont la tête était bourrée de clichésélectoraux, employait volontiers des termes de réunionpublique.

– Oui, reprit-il, un malentendu… unregrettable malentendu.

Procas avait reculé.

– Entrez, dit-il, comprenant qu’il nepourrait tenir tête à ces deux hommes. Il pénétra dans sonlaboratoire, ils le suivirent.

– Monsieur, dit Barouillet, nous avonsdes excuses à vous faire.

– Oui… parfaitement, des excuses, appuyale gros Nestor, en s’inclinant gauchement… Tout le monde peut setromper, s’pas ?…

– Et nous nous sommes trompés…grossièrement trompés, appuya Barouillet… Tout cela aussi c’est lafaute d’un individu qui a maintenant maille à partir avec lajustice… Il prétendait savoir… Il nous a pour ainsi direconvaincus… Nous l’avons cru, car ce qu’il disait était si préciset concordait si bien avec les faits, qu’il était impossible de nepas vous accuser…

Procas ne comprenait toujours pas. Il étaitprès de croire à une mystification, et regardait avec inquiétudeces deux hommes, dont l’un était son plus mortel ennemi, celui quiavait à maintes reprises déchaîné contre lui la colère de lafoule.

– Expliquez-vous, dit-il, quels sont lesfaits dont vous parlez ?

– Vous le savez bien, réponditBarouillet.

– Tout ce que je sais c’est que je suisun objet d’horreur et qu’au lieu de me plaindre vous vous êtes tousacharnés contre moi. Vous m’avez injurié, frappé. Je n’avais plusau monde qu’un ami, un chien, une pauvre bête à demi infirme, etvous l’avez tué ! Pourquoi ? Que vous avais-jefait ?

– Nous avons eu bien des torts enversvous. Je le reconnais, Mais votre façon de vivre, vos mystérieuxtravaux nocturnes, tout cela nous avait paru louche et le jour oùle petit Maurice a disparu, nous avons cru…

– Qu’avez-vous cru ?

– Que vous l’aviez tué !…

– Mais c’est horrible ! Ainsi vousavez pu me croire coupable d’un meurtre, moi ?

Le gros Nestor et Barouillet courbèrent latête sans répondre. Ils avaient maintenant conscience de l’infamiede leur conduite et ne trouvaient plus rien à dire.

– Voyons, reprit Procas, parlez. Pourquoivenez-vous aujourd’hui me présenter des excuses, à moi que vousconsidérez peut-être encore comme un assassin ?

– Non, balbutia Barouillet, nous savonsmaintenant que vous n’êtes pas coupable. L’enfant a reparu. Ilavait été enlevé, à la fête du Lion de Belfort, par dessaltimbanques. Mais il est parvenu à leur échapper et, hier, desagents l’ont ramené chez lui. Vous comprenez à présent pourquoinous sommes ici. Nous sommes d’honnêtes gens et nous savonsreconnaître nos torts. On nous avait monté la tête et puis toutvous accusait. On avait relevé des traces de sang dans la petitecour de votre maison. L’enfant jouait devant votre porte quelquesinstants avant sa disparition. Mettez-vous à notre place,qu’auriez-vous pensé ?

Procas s’était assis ; la tête entre lesmains, il sanglotait… Ainsi on l’avait pris pour un assassin et ilne s’en doutait pas. Il croyait que c’était sa seule laideur quiameutait la foule contre lui. S’il avait su ! Pourquoi aussine lui avait-on rien dit ? Ah ! il comprenait toutmaintenant : la visite du commissaire, la perquisition, leshurlements de rage qui s’élevaient à son approche, la fureur de cesgens qui le croyaient coupable.

– Monsieur, dit le gros Nestor, en luifrappant doucement sur l’épaule, ne vous tracassez pas… Maintenanttout est fini, on sait que vous êtes un brave homme… Vous n’avezplus d’ennemis, je vous assure… On est déjà renseigné dans lequartier… et on vous, plaint.

Procas n’osait lever la tête, regarder cethomme qui lui parlait, cet ennemi qu’il exécrait naguère et quivenait aujourd’hui s’excuser… qui prononçait enfin les paroles depitié qu’il avait attendues en vain et qui l’eussent peut-êtreencouragé à vivre…

Et il songeait : « À l’heure où jen’ai plus d’ennemis, où ceux qui me persécutaient viennent metendre la main, le poison est en marche, il circule dans lescanalisations, il a peut-être déjà fait des victimes. »

Il se leva brusquement, regarda les deuxhommes, et s’écria d’une voix rauque :

– Non… Non… si vous saviez !… aussij’ai trop souffert !… j’ai trop souffert !…

Et il s’enfuit en courant.

– Pauvre type, murmura le gros Nestor, ilest fou… Pas étonnant après des émotions pareilles ! Ah !il en a vu de dures et peu s’en est fallu qu’on ait sa peau. Quec’est bête tout de même !… Et tout ça c’est la faute de cettecrapule de Bezombes… Aussi pourquoi l’avons-nous écouté ? Lepère Grinchu avait raison… lui seul avait vu clair dans toutcela !…

Barouillet ne répondit pas. Il prit le garçonboucher par le bras, et l’entraîna dehors.

Les vendeurs de journaux parcouraient lesrues, s’arrêtaient, distribuaient quelques feuilles encore humides,et repartaient en hurlant :

La maladie mystérieuse… détails complets…les décès de la journée !…

**

*

Il arrive qu’une vengeance porte parfois àfaux et qu’elle atteigne des innocents. C’est ce qui était arrivé…Procas avait voulu se venger de ceux qui l’avaient rendu simalheureux, et la fatalité qui l’avait toujours poursuivi semblaits’attacher à lui. Son bacille faisait maintenant des victimes, leshôpitaux se remplissaient de malades, mais ce n’était point dans lequartier de Montrouge qu’avait éclaté la terrible épidémie. Procasétait persuadé, comme beaucoup de Parisiens, que le réservoir deMontsouris distribue l’eau de la Vanne et du Loing aux habitants duquatorzième, et c’étaient ceux du centre qu’il avait atteints. Lepremier, le deuxième, le troisième et le quatrième avaient reçul’eau empoisonnée, et l’on comptait déjà de nombreux casd’intoxication. Aux terrasses des cafés, dans les restaurants, dansles maisons, des hommes, des femmes, des enfants tombaient entournoyant comme pris de vertige. Les ambulances urbaines passaientet repassaient sous l’œil terrifié de la population. La maladiecommençait brusquement par un frisson violent et des vomissements.La température s’élevait très vite et atteignait, en deux ou troisheures, 41 et même 42 degrés. Le pouls montait jusqu’à centcinquante pulsations à la minute. Les phénomènes nerveux étaientaussi très accentués ; beaucoup de malades étaient pris deconvulsions, la peau se couvrait d’une sueur visqueuse ; surle visage et sur les membres apparaissaient des bulles rempliesd’un liquide trouble. Et les gens qui avaient jusqu’alors échappéau fléau attendaient leur tour, angoissés, tremblants. Leshabitants de l’antique Pompéi, en voyant descendre la lave quiallait les engloutir ne durent pas être plus effrayés que le furentles Parisiens en ces heures tragiques.

**

*

Procas errait maintenant par les rues, affolé.La visite du gros Nestor et de Barouillet l’avait bouleversé. Leremords lui broyait le cœur. Pouvait-il laisser mourir des gens quiavaient cessé d’être des ennemis, qui avaient reconnu leurs torts àson égard, et ne demandaient qu’à se les faire pardonner ? Ilallait tout dire, tout révéler au commissaire, faire arrêter leseaux dans les canalisations. Peut-être en était-il tempsencore ? Oui, mais une fois qu’il aurait avoué son crime, ilfallait qu’il disparût. Sa résolution fut vite prise ! Ilallait retourner chez lui et prendre, sur la petite étagère, lafiole de cyanure de potassium qu’il avait eu souvent idée de porterà ses lèvres… Il confesserait son crime… et en finirait aussitôtavec la vie.

Les cris des camelots avaient soudain attiréson attention… Un tremblement le prit. Il acheta un journal, lut àla lueur d’un réverbère, et sentit ses jambes se dérober sous lui…Ainsi, voilà à quoi il avait abouti… à tuer des innocents !des gens qu’il n’avait jamais vus… qui l’ignoraient !… Un longsanglot monta à ses lèvres, il voulut courir jusqu’à sonlaboratoire, mais cette fois la secousse avait été trop forte pourcet homme dont la vie ne tenait plus qu’à un fil. Une crised’étouffement le prit, son cœur cessa brusquement de battre, et ils’abattit comme une masse, foudroyé.

**

*

Cependant les médecins avaient enfin reconnuque c’était l’eau qui portait la mort dans Paris, et l’épidémieavait été enrayée. On ignora toujours qu’un homme, pour se venger,avait empoisonné le réservoir de Montsouris, et l’on discutalongtemps encore sur les causes de la contagion.

Procas, ramassé sur la voie publique, futtransporté passage Tenaille et, le surlendemain, tout Montrougesuivait le pauvre corbillard qui l’emmenait vers sa dernièredemeure.

L’assassin était devenu une victime, et lafoule, qui ne savait pas, jeta des fleurs sur satombe…

La pitié s’était éveillée troptard !…

FIN

Le récit que l’on vient de lire est unrécit rétrospectif. Il est maintenant tout à fait impossibled’empoisonner un réservoir dont, chaque jour, l’eau est analyséeavec le plus grand soin par les chimistes de la Ville.

Que les Parisiens serassurent !

A. G.

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