Le Bacille

Chapitre 14

 

Quand la foule s’est liguée contre un homme,il faut que cet homme succombe, à moins qu’il ne puisse s’imposerpar l’audace et la violence.

Or, le pauvre Procas n’avait rien de ce qu’ilfaut, lui, pour tenir tête à la meute déchaînée, qui grossissaitchaque jour.

Pendant qu’il cherchait en vain les raisons dela guerre sourde qu’on lui avait déclarée, les meneursrecueillaient contre lui des preuves (ou des semblants de preuves)qui faisaient boule de neige, et que l’imagination déformait àl’envi avec cette exagération dont le peuple est coutumier.

Bezombes continuait de dresser ce qu’ilappelait « son plan de campagne », et chacun, dans lequartier maintenant en révolution, s’attendait à un coup dethéâtre.

Accompagné du gros Nestor et du solennelBarouillet, il s’était rendu aux bureaux de l’Égalité,boulevard Montmartre. Reçu par Phinot, que Barouillet avait prévenupar téléphone, il avait, avec sa verve de Méridional, exposé aurédacteur les « raisons » sur lesquelles il s’appuyaitpour accuser Procas. Ces raisons paraissaient plausibles, etPhinot, qui cherchait justement un sujet d’article sensationnelpour rentrer en grâce auprès de son directeur, lequel luireprochait certains « ratages », avait accueilli avecenthousiasme les révélations de Bezombes. Toutefois, rendu prudentpar une gaffe récente, qui avait valu au gérant del’Égalité une assez forte amende, et deux mois de prison,il ne s’engagea pas à fond dans cette affaire. Il se contenta delancer un ballon d’essai. Dans un filet de première page,transparent pour les seuls initiés, il avait assez habilementamorcé le scandale.

Le lendemain, dans tout Montrouge, ons’arrachait l’Égalité.Le brûlot avait porté. Ceux quidoutaient encore de la culpabilité de « l’Homme du passageTenaille » le considérèrent dès lors comme un affreux criminelet s’étonnèrent que la police ne l’eût pas encore arrêté. Bezombes,flanqué du gros Nestor et de Barouillet, faisait de fréquentesstations dans les cafés, où il pérorait intarissablement,expliquant pour la centième fois comment il s’y était pris pourdécouvrir le coupable.

Ce soir-là, lorsque Procas sortit, à la brune,pour aller chercher son dîner, il se vit suivi par une dizained’individus, dont le nombre grossit peu à peu, et, quand il rentrachez lui, une clameur s’éleva, sinistre, menaçante :

– À mort ! À mort !

Effrayé, il s’engouffra avec son chien dans levestibule, referma vivement la porte et se mit à écouter derrièreun volet, se demandant si ces forcenés n’allaient pas pénétrer chezlui. Il ne comprenait toujours pas ce qui avait pu déchaîner leurcolère, mais il se rendait compte maintenant que la vie n’étaitplus tenable et qu’il serait obligé peut-être de fuir ce quartieroù son apparition soulevait une telle haine. Il perçut quelquesbribes de phrases qui ne firent qu’augmenter son trouble, sansl’éclairer toutefois sur le motif de ce brusque revirement. Il serendait compte enfin que sa laideur n’était point seule en cause,qu’il devait y avoir autre chose, mais il était loin de se douter,le malheureux, de la terrible accusation qui pesait sur lui.

Un moment il eut l’idée d’écrire aucommissaire, de lui demander de le protéger, mais il y renonça,espérant que la fureur de ces gens finirait par s’apaiser, commeelle s’était déjà apaisée quelques mois auparavant…

La foule, haranguée par Bezombes, qui étaitdevenu l’homme du jour, s’abstint, pendant une semaine, de toutemanifestation.

– C’est à la justice d’agir, ne cessaitde répéter Bezombes… Attendons… Il est impossible que ce misérablejouisse longtemps encore de l’impunité. Une enquête est ouverte, jele sais… Nous allons bientôt assister à l’arrestation del’assassin.

Bezombes se trompait ; une enquête avaitété ouverte, en effet, mais avait eu pour résultat de le faireconvoquer chez le commissaire, qui lui avait demandé, en termesplutôt vifs, de quoi il se mêlait. Bezombes voulut le prendre dehaut, mais on lui rappela certaine affaire de prêts sur titres quin’avait jamais été bien éclaircie, et dans laquelle il avait jouéun rôle plus que louche. On l’engagea même dans son intérêt à setenir tranquille à l’avenir, et à ne pas empiéter sur lesattributions de la police.

Bezombes sortit tout penaud. Le soir, ilretrouvait au café le gros Nestor et Barouillet, mais se gardaitbien de leur apprendre comment il avait été reçu par lecommissaire.

– Voyez-vous, leur dit-il, il esttoujours dangereux de s’occuper de ces sortes d’affaires. La policene veut pas qu’il soit dit qu’elle est d’une maladresse insigne.Elle aime mieux laisser échapper un coupable que d’avouerfranchement son incapacité. Moi, vous l’avez vu, j’ai fait tout ceque j’ai pu, dans l’intérêt de notre quartier. Je me suis efforcéde démasquer un malfaiteur, et il me semble que j’y ai réussi, maisla police voit tout cela d’un mauvais œil. Bientôt, si ça continue,ce sont les accusateurs qui seront les coupables. Je renonce àm’occuper de l’affaire. Que d’autres me remplacent, mais moi, jesuis écœuré.

Le gros Nestor protesta :

– Eh quoi ! monsieur. Bezombes, vousparlez de tout lâcher ?… non, vous ne ferez pas ça ?

– J’ai dit, fit Bezombes d’un tonpéremptoire.

Barouillet intervint :

– Voyons, voyons, vous n’allez pas jeterainsi le manche après la cognée. La police, devons-nous nous enpréoccuper ? Le devoir nous commande de demeurer sur labrèche. Est-ce au moment où l’on a tous les atouts en main que l’onabandonne la partie ? Que va-t-on penser de nous ?Puisque notre commissaire est un incapable, c’est à nous d’agir. Jevais aller trouver Phinot, et il va lui servir quelque chose aucommissaire.

– Non, non, protesta Bezombes, n’entronspas en lutte avec le commissaire. Nous n’aurions pas gain de cause.Ce serait la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Ces gensde police sont vindicatifs en diable, et capables de toutes lescanailleries.

– Qu’avons-nous à craindre ?repartit Barouillet. Notre conscience ne nous reproche rien,n’est-ce pas ? On peut fouiller dans notre vie. Moi, je m’enf… du commissaire, et s’il persiste à faire la sourde oreille, et àprotéger l’assassin… eh bien, je le ferai révoquer… oui… révoquer,vous entendez. Je m’adresserai, pas plus tard que demain, àM. Jacassot, notre député. Il ira trouver, s’il le faut, lepréfet de police, et vous verrez comme il la dansera votrecommissaire. Il faudra qu’il s’exécute ou qu’il dise pourquoi.

Bezombes ne se sentait point tranquille àcause de cette vieille affaire de prêts sur titres qui menaçait derevenir sur l’eau. Aussi se montrait-il opposé à ce qu’il appelaitune « action directe ». Il ne pouvait cependant point,sous peine de passer pour un lâcheur, renoncer brusquement à tout.Il s’en tira de façon assez habile :

– Je n’ai malheureusement pas assez derelations, dit-il, pour soutenir une lutte contre des gens quidisposent d’influences secrètes et appartiennent à cettefranc-maçonnerie policière aussi puissante que l’ordre desJésuites. Mais vous, Barouillet, qui êtes au mieux avec notredéputé, M. Jacassot, et qui avez vos entrées àl’Égalité, vous pouvez arriver à un résultat. Moi, j’aifait une enquête ; elle a abouti à la découverte d’unassassin, mais la police refuse de marcher. Il faut l’y forcer, etvous seul pouvez le faire.

Barouillet était piqué au vif. Il serengorgea, fronça le sourcil, eut l’air de se faire prier, puis,très grave, laissa tomber ces mots :

– Puisqu’il le faut, j’agirai, bien qu’ilm’en coûte de me mettre en avant.

– Songez que vous travaillez dansl’intérêt de tous et les mères de famille vous serontreconnaissantes de les avoir débarrassées d’un individu qui estpour elles un objet d’horreur et de crainte… qui est devenu undanger public.

– Mais vous continuerez, mon cherBezombes, à m’aider de vos conseils, je suppose ?

– Pouvez-vous en douter ?

Barouillet offrit une tournée, le gros Nestorune autre, et l’on se sépara, en se donnant rendez-vous pour lelendemain.

Maintenant Bezombes était à peu prèstranquille ; l’affaire suivrait son cours, mais lui n’y seraitpour rien. Ce serait cet outrecuidant Barouillet qui endosseraittoutes les responsabilités, en compagnie du gros Nestor.

Cependant, si Bezombes demeurait dans l’ombre,il n’en continuait pas moins à mener une sourde campagne.Barouillet, lui, heureux de ne plus être sous la tutelle de l’hommed’affaires, parlait haut et disait à qui voulait l’entendre que« bientôt il forcerait la main à la police ». Quand ilpassait, les boutiquiers l’appelaient, l’accablaient de questionset sa réponse était invariablement la même.

– J’ai fait une tournée dans lesjournaux. Vous allez voir le joli scandale qui va éclater.

On l’écoutait avec ravissement, on buvait sesparoles, on le félicitait. Cependant l’homme du passage Tenaille,le « satyre », comme on l’appelait maintenant, continuaitd’aller et venir à la tombée de la nuit, suivi par une bande degens qui l’injuriaient lâchement, et l’accompagnaient jusqu’à saporte. Le gros Nestor faisait toujours partie de cette meute, car,d’accord avec Barouillet, il s’était institué le« surveillant » de Procas, dont on redoutait la brusquedisparition. Des gamins se joignaient au cortège, et l’un d’euxayant voulu, un soir, s’approcher du « satyre », avait dûbattre promptement en retraite devant les crocs menaçants de Mamique les cris des enfants rendaient furieux.

– Ce sale cabot, dit le gros Nestor, jele saignerai avant peu, vous verrez ça… En attendant qu’on nousdébarrasse de l’homme, je ferai toujours passer au clebs le goût dupain.

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