Le Bacille

Chapitre 21

 

Ce matin-là, le gros Nestor, contrairement àson habitude, négligea de heurter à la porte de Procas en proférantdes menaces. Il avait reçu la visite de Barouillet, qui venait delui apprendre une chose grave.

Bezombes avait été arrêté et conduit aucommissariat de la rue Sarrette.

– C’est la police qui se venge, grogna legros Nestor…

– Peut-être, fit Barouillet, mais cequ’il y a de certain, c’est que Bezombes est accuséd’escroquerie…

– Le père Chevassu a déposé uneplainte ?

– Oh ! des plaintes… il y en aplusieurs, à ce qu’on dit. Ce Bezombes ne valait pas cher…

– Possible, mais il nous a quand mêmerendu un fier service.

Barouillet eut un geste vague.

– Oui, tout de même… les preuves qui nousmanquaient, il nous les a fournies.

– Qui sait ?

– Quoi, vous doutez ?

– Bezombes exagérait tout… C’est unvaniteux qui ne cherche qu’à se faire valoir… En tout cas, qu’ilait exagéré ou non, ce qui est certain c’est que c’est unmalhonnête homme. Il a profité de « l’affaire » pourescroquer plusieurs commerçants du quartier, et il est fortregrettable que nous l’ayons fréquenté car enfin, nous avons étéses amis… On ne voyait que nous et lui… si l’on allaitsupposer…

– Voyons, monsieur Barouillet, on nousconnaît dans tout Montrouge. Nous avons un commerce, une situation…Nous ne devons rien à personne… Quand les garçons de banqueviennent chez nous ils ne laissent jamais de fiches…

– Je ne dis pas… Mais les gens sont siméchants…

– Bah ! ne nous occupons pas decela. Que Bezombes se débrouille.

– On nous citera peut-être commetémoins.

– Eh bien, nous dirons ce que noussavons. On ne pourra tout de même pas nous coffrer parce que nousavons fréquenté un escroc. C’est des choses qui arrivent. On faitla connaissance d’un homme, on le croit honnête, et on apprend plustard que c’est une fripouille, on n’est pas compromis pour cela.Bezombes nous a trompés, voilà tout, mais on ne m’ôtera pas del’idée qu’il était sincère, quand il pistait le satyre…

– À quoi cela nous a-t-ilavancés ?

– Ah ! monsieur Barouillet, sauf lerespect que je vous dois, vous nous avez « plaqués » etvous avez eu tort…

– Mais non, mon ami… Je n’ai pas eu tort.J’avais compris qu’il n’y avait plus rien à faire. Notre homme,pour une raison que j’ignore, dispose sans doute de grandesprotections, puisque malgré toutes les preuves accumulées contrelui, il est toujours en liberté. Mon opinion, – ai-je besoin devous le dire ? – n’a pas varié… Je le crois coupable d’uncrime… peut-être de plusieurs, mais tant qu’on ne le prendra passur le fait…

– Pour le prendre sur le fait, comme vousdites, il faut le surveiller… l’épier… et c’est ce que je fais,chaque jour, ou plutôt, chaque soir… Ordinairement, il ne sortaitque pour aller chercher son dîner… et une fois rentré il ne mettaitplus les pieds dehors… Eh bien, hier, il est sorti vers minuit… Jel’ai entendu ouvrir sa porte… Je me suis mis à la fenêtre et l’aivu qui se dirigeait du côté de l’église de Montrouge… Mais quand jesuis descendu il était déjà loin…

– Vous êtes sûr de l’avoir vusortir ?…

– Aussi sûr que vous êtes là devant moi…Je l’ai guetté… car moi, j’ai de la patience, et quand je m’occuped’une affaire, je vais jusqu’au bout… Oui… je l’ai guetté et jel’ai vu rentrer. Il pouvait être environ deux heures du matin. D’oùvenait-il ?… Croyez-vous que c’est naturel, cessorties-là ?… Un de ces jours nous allons encore apprendre quequelqu’un a été assassiné, et on n’en parlera plus… Ah ! N. deD… Je le pincerai le satyre, ou je veux perdre mon nom… À partir dece soir, je vais encore me tenir en faction…

– Mais, malheureux, vous ne pourrez pasveiller toutes les nuits…

– Je dormirai le jour, mon père meremplacera à l’étal, mais faudra bien que j’aboutisse…

– J’admire votre énergie, et surtoutvotre persévérance… mais je crois que vous en serez pour votrepeine.

– Nous verrons, monsieur Barouillet, nousverrons… Jusqu’alors nous ignorions que le satyre sortait la nuit…maintenant nous tâcherons de savoir à quoi il emploie son temps…pas à quelque chose de propre, bien sûr…

– Je vous souhaite bonne chance… En toutcas n’oubliez pas que vous pouvez toujours compter sur moi.

Le gros Nestor éclata de rire.

– Ah ! fit-il, en frappantfamilièrement sur l’épaule de Barouillet, vous vous ravisez… alors,on pourrait s’entendre et partager la besogne. Nous filerions leparticulier à tour de rôle…

– Ce serait avec plaisir, mais nousallons avoir les élections municipales, et, vous comprenez, toutesmes soirées sont prises… Je fais campagne pour Malavaux, et…

– Tiens, je croyais que vous souteniez leconseiller sortant…

– Non… Bellerive n’a pas tenu sesengagements… il en a pris trop à son aise avec les électeurs… ilnous faut un homme qui s’occupe activement du quartier… Ah !si ç’avait été dans un autre moment, je vous aurais secondé degrand cœur, mais vous le voyez, c’est impossible…

– Alors, je « travaillerai »seul, et m’efforcerai de réussir… Ça arrivera peut-être plus tôtque vous ne le pensez… et je pourrai dire que moi aussi, je prendsles intérêts du quartier.

– On vous en sera reconnaissant.

Les deux hommes se serrèrent la main, et seséparèrent. Le gros Nestor sortit sur le seuil de sa porte où ildemeura immobile, imposant et superbe… À ceux qui passaient, ilfaisait un petit signe de tête, ou envoyait un salut de lamain.

Le rôle qu’il avait assumé le posait dansl’avenue du Maine, et il prenait, comme Bezombes, des airsmystérieux quand on lui parlait de « l’affaire ».

Tout le monde était persuadé qu’il savaitquelque chose, mais ne voulait encore rien dire. Cependant, àl’heure de l’apéritif, dans le petit café de la rue Liancourt, ilfit quelques confidences à deux ou trois amis qui s’empressèrentd’aller répéter partout que Nestor allait bientôt étonner tout lemonde, et ceux qui jusqu’alors l’avaient considéré comme un parfaitimbécile, commencèrent à le prendre au sérieux.

C’était lui, en somme, qui entretenait dans lequartier la haine de tous contre Procas, haine qui se seraitpeut-être atténuée, puis apaisée, comme s’apaisent les grandesfureurs populaires. On continuait à épier le malheureux savant, età lui « faire la conduite », quand il allait chercherquelques maigres provisions qu’il n’obtenait pas toujours, car laplupart des commerçants avaient fait alliance avec la foule. Ilétait souvent obligé de descendre jusqu’à la rue de la Gaîté et larue d’Odessa où il trouvait fatalement de nouveaux ennemis quifaisaient chorus avec les autres.

Il est juste de reconnaître que, depuisquelques jours, Procas, qui était sûr de se venger de tous cesgens, avait une attitude provocante. Autrefois il fuyait comme unepauvre bête que l’on poursuit à coups de cailloux, mais à présent,il tenait tête à la bande hurlante qui l’escortait. Souvent, ils’arrêtait, croisait les bras, et regardait fixement la foule… Ilétait certain que cela allait mal finir et qu’un jour ou l’autre,on l’attaquerait encore, car il devenait de plus en plusodieux.

La veille, on avait cloué une feuille à saporte : ce soir-là il trouva un autre chiffon de papier surlequel était grossièrement représentée une guillotine avec cesmots : « Deibler t’attend ! »

Il sourit, et rentra chez lui. Il paraissaittrès calme. Il mangea une croûte de pain et un peu de charcuterieet se jeta tout habillé sur son divan, après avoir mis la petiteaiguille de son réveil sur minuit.

**

*

Quand la sonnerie grêle se mit à vibrer,Procas se leva. Il fit quelques pas dans la pièce, s’approcha de lafenêtre, écouta, puis jetant son manteau sur ses épaules, demeuraquelques instants immobile. Enfin il mit son chapeau, dont ilrabattit les bords, prit son bocal et sortit doucement après avoiréteint sa lampe.

À peine était-il dehors qu’il entendit des pasderrière lui. Il se retourna et vit une ombre qui rasait les murs.À la lueur d’un bec de gaz il reconnut son ennemi et s’ingénia à ledépister.

Au lieu de suivre l’avenue du Maine, ils’enfonça dans le passage de la Tour-de-Vanves, où l’obscuritéétait presque complète, tourna rapidement dans la rue Asseline etse blottit sous un porche.

Le gros Nestor (car c’était lui), s’arrêta,indécis, puis, ne voyant personne, parcourut la rue dans toute salongueur. Il passa près de Procas sans l’apercevoir, revint dans lepassage et s’avança jusqu’à l’avenue, mais déjà Procas, par la rueDidot, gagnait la rue d’Alésia, l’avenue d’Orléans, puis la rueBeaunier, qui débouche en face de l’entrée principale du réservoirde Montsouris.

Il s’engagea aussitôt dans l’avenue Reille ets’arrêta devant une petite porte de fer encastrée dans lamuraille.

La nuit était noire, un peu brumeuse. Les feuxdes réverbères semblaient miroiter dans de l’eau trouble. Posantsur le sol son bocal, Procas, au moyen du crochet qu’il avaitfaçonné la veille, se mit à fourrager doucement dans la serrure. Ily eut enfin un petit déclic, et la porte s’ouvrit sans bruit.

Il était dans la place.

Une effarante tranquillité régnait autour delui. Il monta quelques marches et atteignit la grande plate-formede gazon qui recouvre le réservoir. S’agenouillant sur l’herbehumide, il écouta un instant, puis se releva, et, courbé en deux,se glissa vers l’édicule vitré qu’il apercevait vaguement devantlui.

Il tremblait de tous ses membres, et sentaitson cœur battre à coups précipités dans sa poitrine. L’horriblerésolution qu’il avait prise faiblissait de minute en minute, etpeut-être allait-il revenir en arrière, quand l’aboiement lointaind’un chien le fit tressaillir.

C’est ainsi qu’aboyait le pauvre Mami, quandil sentait derrière lui la foule hostile qui poursuivait sonmaître. Cet aboiement avait quelque chose de plaintif et montaitdans la nuit à intervalles réguliers.

Procas eut un tressaillement. En quelquessecondes ses souvenirs se succédèrent… il revit la bande hurlantede ses ennemis, leurs figures farouches, leurs gestes de menace… Ilcrut sentir sur son épaule la poigne brutale du garçon boucher,entendre Mami qui grognait à ses côtés, Mami dont il devait bientôtretrouver la dépouille sanglante, le long du ruisseau… Et celaétouffa son rêve de pardon. D’un pas furtif, il continua d’avancer,serrant contre lui son bocal… « Pourquoi aurais-je pitiéd’eux », songeait-il.

Il était arrivé devant le kiosque oùdébouchent les doubles siphons de la Vanne et du Loing. Il n’eutqu’à crocheter une porte vitrée qui céda facilement. Parvenu prèsd’une rampe de fer, il vit un trou noir où l’eau entrait enbouillonnant… Ses mains qui tenaient le bocal étaient devenuesfroides et, au moment d’accomplir le geste fatal qui allait semerla mort, ses jambes vacillèrent. Pourtant, il se ressaisit, étenditle bras, hésita encore quelques secondes, puis d’un geste brusque,lança le poison. Il y eut un petit bruissement, quelque chose commeun léger susurrement de feuillage… et ce fut tout.

Procas s’était vengé… L’irréparable étaitaccompli.

Un frisson de douleur et de volupté parcouruttout son être, et il s’enfuit, en proie à une terreur folle,croyant voir autour de lui des êtres aux bras décharnés, pitoyableset suppliants.

Il retrouva difficilement la petite porte parlaquelle il était entré, la referma sans bruit, et se lança dansles rues ténébreuses, marchant d’un pas inégal et lourd. Il avaitconservé son bocal… il le jeta dans un terrain vague où il sebrisa.

Toute la nuit, il erra comme un chien perdu,et ne rentra chez lui qu’à l’aube. Au moment où il mettait sa clefdans la serrure, un homme surgit tout à coup :

– Ah ! canaille… Nous aurons tapeau !

Procas se retourna et reconnut le garçonboucher. Il le regarda fixement, eut un sourire ironique et refermasa porte.

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