Le Blocus

XIX

 

Alors, Fritz, commencèrent lesfunérailles.

Tous ceux qui mouraient du typhus devaientêtre enterrés le jour même : les chrétiens derrière l’église,et les juifs dans les fossés de la place, à l’endroit où se trouveaujourd’hui le manège.

Les vieilles étaient déjà là, pour laver lepauvre petit être, pour le peigner et lui couper les ongles, selonla loi du Seigneur. Quelques-unes cousaient le linceul.

Les fenêtres ouvertes laissaient passer levent, les volets battaient les murs. Le schamess[16] se promenait dans les rues, frappantles portes de son marteau, pour réunir nos frères.

Sorlé s’assit à terre, la tête voilée. Et moi,entendant Desmarets monter, j’eus encore le courage d’aller à sarencontre, et de lui montrer la chambre. Le pauvre ange était danssa petite chemise, sur le plancher, la tête relevée par un peu depaille, et le petit thaleth dans ses doigts. Il étaitredevenu si beau avec ses cheveux bruns et ses lèvres entrouvertes,qu’en le voyant je pensai :

« L’Éternel a voulu t’avoir près de sontrône ! »

Et mes larmes coulaient sans bruit ; mabarbe en était pleine.

Desmarets prit donc la mesure et s’en alla.Une demi-heure après il revenait, le petit cercueil de sapin sousle bras, et la maison fut de nouveau remplie de gémissements.

Je ne pus voir clouer l’enfant !… J’allaim’asseoir sur le sac de cendres, couvrant ma figure des deux mains,et criant en moi-même, comme Jacob :

« Certainement, je descendrai avec cetenfant au sépulcre… Je ne lui survivrai pas ! »

Bien peu de nos frères arrivèrent, carl’épouvante était en ville : on savait que l’ange de la mortpassait, et que les gouttes de sang pleuvaient de son épée dans lesmaisons ; chacun vidait l’eau de sa cruche sur le seuil etrentrait vite. Mais les meilleurs arrivèrent pourtant en silence,et, vers le soir, il fallut partir et descendre par la poterne.

J’étais seul de la famille, – Sorlé n’avait pume suivre, ni Zeffen, – j’étais seul pour jeter la pelletée deterre ! Et les forces m’abandonnèrent, il fallut me ramenerjusqu’à notre porte. Le sergent me soutenait par le bras ; ilme parlait et je ne l’entendais pas : j’étais comme mort.

Tout ce qui me revient encore de ce jourépouvantable, c’est le moment où rentré chez nous, – assis sur lesac, devant notre âtre froid, les pieds nus, la tête penchée etl’âme dans les abîmes, – le schamess s’avança près de moi,me toucha l’épaule et me fit lever ; et que, sortant soncouteau de sa poche, il me fendit l’habit, en le déchirant jusqu’àla hanche. Ce coup fut le dernier et le plus terrible ; jeretombai, murmurant avec Job :

– Que le jour où je naquis périsse !et la nuit en laquelle il fut dit : Un homme est né ! Queles nuées obscures demeurent sur lui, qu’on l’ait en horreur, commeun jour d’amertume ! car le deuil, le grand deuil, n’est pascelui qui descend du père à l’enfant, mais celui qui remonte del’enfant au père. Pourquoi m’a-t-on reçu sur les genoux et pourquoim’a-t-on présenté des mamelles ? Maintenant je serais couchédans la tombe et je reposerais !

Et ma douleur, Fritz, n’eut point defin ; je m’écriais :

– Que dira Baruch, et que luirépondrai-je lorsqu’il me redemandera son enfant ?

Le commerce ne me touchait plus. Zeffen vivaitchez le vieux rebbe ; sa mère passait les jours avecelle, pour soigner Esdras et la consoler.

Tout était ouvert dans la maison ; laschabès goïé brûlait du sucre et des piments, et le ventdu ciel, entrant partout, purifiait l’air. – Sâfel vendait.

Moi, le matin, devant l’âtre, je faisais cuirequelques pommes de terre, j’en mangeais avec un peu de sel, et puisje m’en allais, oubliant tout comme un malheureux. J’errais tantôtà droite, tantôt à gauche, du côté de l’ancienne Gendarmerie,autour des remparts, aux endroits détournés.

La vue des gens me faisait mal, surtout deceux qui avaient connu l’enfant.

C’est alors, Fritz, que la misère étaitgrande ; c’est alors que la faim, le froid, les souffrances detoute sorte accablaient la ville ; c’est alors que les figuress’amaigrissaient et qu’on voyait des femmes, des enfants, àdemi-nus et tremblants, marcher dans l’ombre des ruellesdésertes.

Ah ! de si grandes misères ne reviendrontplus ; nous ne sommes plus à ces temps de guerres abominables,– qui duraient des vingt ans ! – où les grandes routesressemblaient à des ornières et les chemins à des ruisseaux defange ; où les terres restaient en friche, faute debras ; où les maisons s’affaissaient, faute d’habitants ;où les pauvres allaient pieds nus et les riches en sabots, pendantque des officiers supérieurs passaient sur des chevaux superbes,regardant le genre humain d’un œil de mépris.

On ne supporterait plus cela !

Mais alors tout était détruit, humilié dans lanation, les bourgeois et le peuple n’étaient plus rien ; on neconnaissait plus que la force. Quand on disait :

– Il y a pourtant une justice, un droit,une vérité !

La mode était de répondre ensouriant :

– Je ne comprends pas !

Et l’on passait pour un homme d’esprit, unhomme d’expérience qui fera son chemin.

Au milieu de ma désolation, je regardais ceschoses sans y penser, mais depuis elles me sont revenues, et desmilliers d’autres ; tous ceux qui restent peuvent aussi s’ensouvenir.

Un matin, j’étais sous la vieille halle, àregarder les misérables acheter de la viande. On abattait alors leschevaux du Rouge-Colas et ceux des gendarmes, – aussi décharnés queles bestiaux du fossé, – et l’on vendait cette viande trèscher.

Je regardais ces tourbillons de vieillesfemmes hâves, de bourgeois les yeux creux, tous ces êtres minablespressés devant l’étal de Frantz Sépel, qui leur distribuait desmorceaux de carcasse.

On ne voyait plus les gros chiens de Frantzrôder autour de la boucherie, en se léchant la gueule. Les mainssèches des vieilles s’allongeaient au bout de leurs bras décharnés,pour tout happer ; les voix faibles criaient ensuppliant :

– Encore un peu de foie, monsieur Frantz,pour la réjouissance !

Je regardais cela sous le grand toit sombre,où descendait un peu de lumière par les trous des obus. De loin,entre les piliers vermoulus, quelques soldats, sous la voûte ducorps de garde, leurs vieilles capotes pendant le long des hanches,regardaient aussi : – c’était comme un rêve.

Ma grande tristesse s’accordait avec cespectacle, quand, au bout d’une demi-heure, au moment de m’enaller, je vis Burguet venir, en longeant la vieille cassine du pèreBrainstein, défoncée par les obus et penchée en décombres sur laruelle.

Burguet m’avait dit, quelques jours avantnotre malheur, que sa servante était malade ; je n’y songeaisplus, mais alors cela me revint.

Il me parut en ce moment tellement changé,tellement maigre, et les joues tellement tirées par les rides, queje crus ne pas l’avoir vu depuis des années. Son chapeau luidescendait jusque sur les yeux ; sa barbe, d’au moins quinzejours, grisonnait. Il arrivait, regardant de tous les côtés ;mais au fond de l’ombre, contre les madriers de l’ancien magasin àfourrage, il ne pouvait me voir, et il s’arrêta derrière le tas devieilles, serrées en demi-cercle devant l’étal, attendant sontour.

Au bout d’un instant, il mit quelques sousdans la main de Frantz Sépel et reçut son morceau, qu’il cacha soussa capote. Puis, regardant encore, il s’en alla vite, la tête basseet les basques croisées.

Cette vue me retourna le cœur ; je mesauvai, levant les mains au ciel, et murmurant :

– Est-il possible ?… est-ilpossible ?… lui… Burguet aussi !… un homme de ce talent,souffrir la faim et manger de ces carcasses ! Seigneur Dieu,quelle épreuve !…

Je rentrai chez nous tout bouleversé.

Il ne nous restait plus beaucoup deprovisions ; malgré cela, le lendemain matin, comme Sâfeldescendait ouvrir la boutique, je lui dis :

– Tiens, mon enfant, porte ce petitpanier à M. Burguet ; il y a des pommes de terre et du bœufsalé. Prends garde qu’on ne te voie, on te l’enlèverait. Tu dirasque c’est en souvenir du pauvre déserteur.

L’enfant partit. Il m’a dit que Burguet avaitpleuré.

Voilà, Fritz, ce qu’il faut voir dans unblocus, où l’on est surpris du jour au lendemain. Voilà ce que lesAllemands et les Espagnols avaient souffert, et ce que noussouffrions à notre tour : – Voilà la guerre !

Les vivres de siège eux-mêmes tiraient à leurfin ; mais le commandant de place Moulin étant mort du typhus,la grande disette n’empêchait pas le lieutenant-colonel qui leremplaçait de donner des bals et des fêtes aux parlementaires, dansl’ancienne maison Thévenot. Les fenêtres s’éclairaient, la musiquejouait, l’état-major buvait du punch et du vin chaud, pour fairecroire que nous vivions dans l’abondance. On avait bien raison debander les yeux à ces parlementaires jusqu’à la salle de bal, cars’ils avaient vu la mine des gens, tous les bals et les vins chaudsdu monde ne les auraient pas trompés.

Pendant ce temps, le fossoyeur Mouyot et sesdeux garçons venaient prendre chaque matin leurs deux ou troisgouttes d’eau-de-vie. Ils pouvaient dire : « Nous buvonsles morts ! » comme les vétérans disaient :« Nous buvons le Cosaque ! » Personne en villen’avait voulu se charger d’enterrer les morts du typhus ; euxseuls, après avoir pris leur goutte, avaient osé jeter ceux del’hôpital sur une charrette et les entasser dans la fosse ; etpuis ils avaient passé fossoyeurs, avec le père Zébédé.

L’ordre était de rouler les morts dans undrap, mais qui passait l’inspection ? Le vieux Mouyot m’a ditlui-même qu’on les enterrait avec la capote ou la veste, comme celase trouvait, et quelquefois tout nus.

Pour chaque mort, ces gens avaient leurstrente-cinq sous ; le père Mouyot, l’aveugle, pourra te ledire : c’était son bon temps !

Vers la fin de mars, au milieu de cettedisette affreuse, où l’on ne trouvait plus un chien dans les rues,et bien moins encore un chat, de mauvaises nouvelles couraient laville : des bruits de batailles perdues, des marches surParis, etc.

À force de recevoir des parlementaires et deleur donner des bals, quelque chose de nos malheurs transpiraittoujours, soit par les domestiques, soit par les servantes.

Moi, souvent, en errant dans les rues quilongent les remparts, je montais sur un bastion, du côté deStrasbourg, de Metz ou de Paris. Je ne craignais plus alors lesballes perdues ! De là, je regardais les mille feux de bivouacrépandus dans la plaine, les soldats ennemis revenant des villagesavec de longues perches où pendaient des quartiers de viande, oubien accroupis autour de ces petits feux qui brillaient comme desétincelles sur la lisière des bois ; je voyais leurspatrouilles, et leurs batteries couvertes, où flottait undrapeau.

Quelquefois aussi je regardais la fumée descheminées aux Quatre-Vents, au Bigelberg, à Mittelbronn. Chez nous,les cheminées ne fumaient plus, le temps des festins étaitpassé.

Tu ne saurais croire combien de pensées vousviennent quand on est enfermé, comme on suit des yeux les grandesroutes blanches, en se figurant marcher là-bas, causer avec lesgens de choses nouvelles, leur demander ce qu’ils ont souffert, etleur raconter ce qu’on a supporté soi-même.

Du bastion de la manutention, ma vues’étendait jusqu’aux cimes blanches du Schnéeberg : j’étais aumilieu des forestiers, des schlitteurs, des bûcherons. Le bruitavait couru qu’ils défendaient leur route de Schirmeck ;j’aurais voulu savoir si c’était vrai.

Du côté des Maisons-Rouges, sur la route deParis, je me figurais être chez mon vieil ami Leiser ; je levoyais au coin de son âtre, désolé de nourrir tant de monde, carles états-majors russes, autrichiens, bavarois, ne quittaient pascette route, et de nouveaux régiments défilaient sans cesse.

Et le printemps venait ! La neigecommençait à fondre dans les sillons et derrière les haies. Déjàles grandes forêts de la Bonne-Fontaine et des Baraques prenaientd’autres teintes.

La chose qui m’attendrit le plus, je m’ensouviens, c’est, à la fin du mois de mars, d’entendre chanter lapremière alouette. Le ciel était tout pâle, je regardais en l’airpour la voir. L’idée du petit David me revenait en même temps, et,sans savoir pourquoi, je pleurais.

Les hommes ont des idées étranges : unchant d’oiseau les attendrit, et quelquefois, après des années, lesmêmes sons leur rappellent les mêmes idées, jusqu’à leur fairerépandre des larmes.

Enfin, la maison étant purifiée, Zeffen etSorlé y rentrèrent.

Le temps de la Pâque approchait ; ilfallait laver les planchers, gratter les murs, récurer lavaisselle. Les pauvres femmes, au milieu de ces soins, oublièrentun peu notre malheur. Mais plus le moment approchait, plusl’inquiétude était grande ; comment accomplir, au milieu de lafamine, le commandement de Dieu :

« Ce mois vous sera le premier del’année. Qu’au dixième jour de ce mois, chaque famille prenne unagneau d’entre les brebis, ou bien un chevreau d’entre les chèvres.Qu’elle le tienne en garde jusqu’au quatorzième jour ; qu’ellel’égorge et mange sa chair rôtie, avec du pain sans levain et desplantes amères. »

Où trouver l’agneau du sacrifice ?Schmoûlé seul, le vieux schamess, y songeait depuis troismois pour tout le monde ; il nourrissait un chevreau mâle del’année dans sa cave, et c’est ce chevreau qu’on égorgea.

Chaque famille juive en eut sa part, bienpetite, mais la volonté de l’Éternel fut remplie.

Nous invitâmes en ce jour, selon la loi, undes plus pauvres d’entre nos frères, Kalmès. Nous partîmes ensemblepour la synagogue ; on récita les prières, et puis nousrevînmes nous asseoir à la table du festin.

Tout était prêt et dans l’ordre, malgré lagrande misère : la nappe blanche, le gobelet de vinaigre,l’œuf dur, le raifort, le pain azyme et la chair du chevreau. Lalampe à sept becs brillait au-dessus ; seulement nous n’avionspas beaucoup de pain.

M’étant donc assis au milieu de la famille,Sâfel prit l’aiguière et me versa de l’eau sur les mains ;puis nous nous penchâmes tous, chacun prit du pain, en disant avecun grand serrement de cœur :

– Voici le pain de la misère, que nospères ont mangé en Égypte. Quiconque a faim, vienne en manger avecnous ! Quiconque est pauvre, vienne faire la Pâque !

Nous nous rassîmes, et Sâfel medemanda :

– Pourquoi cette cérémonie, monpère ?

Je lui répondis :

– Nous avons été esclaves en Égypte, monenfant, et l’Éternel nous en a tirés d’une main puissante et lebras tendu !

Ces paroles nous remplirent de courage ;nous espérions que Dieu nous délivrerait, comme il avait délivrénos pères, et que l’Empereur serait son bras droit, mais nous noustrompions : l’Éternel ne voulait plus de cet homme !

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