Le Blocus

VII

Tu vois, Fritz, ce que les bourgeois avaient àsupporter en ce temps. Eh bien ! c’est quand on payait descorvées extraordinaires, c’est quand Monborne me commandait àl’exercice, quand le sergent Trubert me tombait sur le dos, quandon parlait déjà des visites domiciliaires pour reconnaître si lesgens avaient des vivres, c’est au milieu de tout cela que mes douzepipes d’esprit arrivaient lentement, par le roulage ordinaire.

Ah ! que je me repentais de les avoirdemandées ! Combien de fois j’aurais voulu m’arracher lescheveux, en songeant que la moitié de ce que j’avais gagné depuistrente ans marchait à la grâce de Dieu ! Comme je faisais desvœux pour l’Empereur ! Comme je courais chaque matin dans lescafés et les brasseries pour apprendre les nouvelles, et comme jetremblais en les lisant !

Jamais personne ne saura ce que j’ai souffert,pas même Sorlé, car je lui cachais tout. Elle avait l’esprit tropclair pour ne pas voir mes inquiétudes, et quelquefois elle medisait :

– Allons, Moïse, du courage ! Toutira bien… Encore un peu de patience.

Mais les bruits qui nous arrivaient d’Alsace,de la Lorraine allemande et du Hundsruck me bouleversaient :« Ils viennent ! – Ils n’oseront pas ! – Nous sommesprêts ! – Nous allons être surpris ! – La paix va sefaire ! – Ils passeront demain ! – Nous n’aurons pas decampagne d’hiver ! – Ils ne peuvent plus tarder ! –L’Empereur est encore à Paris ! – Le maréchal Victor est àHuningue ! – On embrigade les douaniers, les gardes forestierset les gendarmes, on prend tout ! – Des dragons d’Espagne ontdescendu hier la côte de Saverne ! – Les montagnardsdéfendront la chaîne des Vosges ! – On livrera bataille enAlsace ! etc., etc… » Tiens, Fritz, la tête vous entournait : le matin un coup de vent passait, et l’on étaitjoyeux ; le soir, un autre coup de vent passait, et l’on étaittriste.

Et mes eaux-de-vie approchaienttoujours ; elles arrivaient au milieu de cette bataille denouvelles, qui pouvait changer du jour au lendemain en bataille àcoups de boulets et d’obus. Sans tous mes autres soucis, j’enserais devenu fou. Heureusement l’indignation que j’avais contreMonborne et les autres gueux me détournait de ces pensées.

Tout le jour du grand dîner et la nuitsuivante, nous n’entendîmes plus parler du sergent Trubert, ilétait de garde ; mais le lendemain, comme je me levais, levoilà qui monte, son fusil sur l’épaule ; il ouvre la porte etse met à rire, les moustaches toutes blanches de givre. – Moi, quivenais de mettre ma culotte, je le regardais tout saisi. Ma femmeétait encore dans la chambre à coucher.

– Hé ! hé ! père Moïse, dit-ild’un ton de bonne humeur, il a fait rudement froid cette nuit.

Il n’avait plus la même voix ni la mêmemine.

– Oui, sergent, lui répondis-je, noussommes en décembre, c’est tout naturel.

– C’est naturel, dit-il, raison de pluspour prendre une goutte ! Voyons, est-ce qu’il reste du vieuxkirschenwasser ?

En me parlant, il me regardait jusqu’au fondde l’âme. Je me levai tout de suite du fauteuil, et je couruschercher la bouteille, en m’écriant :

– Oui, oui, sergent, il en reste. Tenez,régalez-vous !

Pendant que je disais cela, sa figure, encoreun peu dure, devint tout à fait riante. Il posa son fusil dans uncoin, et debout, il me tendit le verre en disant :

– Versez-moi, père Moïse,versez-moi !

Je lui versai la pleine rasade. Et comme jeversais, il rit tout bas : des centaines de rides au coin desyeux, autour des joues, des moustaches et du menton, plissaient safigure jaune. On ne l’entendait pas rire, mais la bonne humeurétait peinte dans ses yeux.

– Du fameux kirsch ! du vrai,celui-là, père Moïse, dit-il en buvant. On s’y connaît. On en a budans la Forêt-Noire, et qui ne coûtait rien ! Est-ce que vousne trinquez pas avec moi ?

Je lui répondis :

– Avec plaisir.

Et nous trinquâmes. Il m’observait toujours.Tout à coup il me dit, en me regardant du haut en bas avecmalice :

– Hé ! père Moïse, dites-donc, jevous ai fait peur hier, hein ?

Il clignait des yeux.

– Oh !… sergent…

– Allons, allons, s’écria-t-il en meposant la main sur l’épaule. Voyons, avouez que je vous ai faitpeur.

Il riait d’un air si content, que je ne pusm’empêcher de lui répondre :

– Eh bien ! oui, un peu !…

– Hé ! hé ! hé ! je lesavais bien, fit-il. On vous avait dit : « Le sergentTrubert est un dur-à-cuire ! » Vous avez eu peur, et vousm’avez fait un bon dîner, un dîner de prince, pourm’amadouer !

Il riait tout haut, et j’avais fini par rireaussi, nous riions tous les deux. Sorlé, de la chambre voisine,ayant entendu cela, vint sur la porte en disant :

– Bonjour, Monsieur le sergent.

Alors il s’écria :

– Père Moïse, voilà ce qui s’appelle unefemme ! Vous pouvez vous vanter d’avoir une fière femme, unefemme maligne, plus maligne que vous, père Moïse ; hé !hé ! hé ! il faut ça, il faut ça !

Sorlé était toute réjouie.

– Oh ! Monsieur le sergent,dit-elle, pouvez-vous croire ?…

– Bah ! bah ! cria-t-il, vousêtes une maîtresse femme : j’ai vu ça en arrivant et je mesuis dit : « Attention, Trubert !… on te fait bonnemine… c’est une ruse de guerre pour t’envoyer coucher à l’auberge…Laissons l’ennemi démasquer ses batteries ! » Ah !ah ! ah ! vous êtes de braves gens… Vous m’avez faitdîner comme un maréchal de l’Empire. – Maintenant, père Moïse, jem’invite à prendre de temps en temps avec vous un petit verre dekirsch. Mettez la bouteille à part, c’est du bon ! Et, quantau reste, la chambre que vous m’avez donnée est trop belle, jen’aime pas toutes ces fanfreluches ; ces beaux meubles, ceslits tendres, c’est bon pour les femmes. Moi, ce qu’il me faut,c’est une petite chambre comme celle à côté, deux bonnes chaises,une table en sapin, un lit simple avec son matelas, sa paillasse etsa couverture, et cinq ou six clous au mur pour accrocher meseffets. Vous aller me donner cela.

– Puisque vous le voulez, Monsieur lesergent…

– Oui, je le veux ; la belle chambresera pour la parade.

– Vous déjeunerez avec nous ? dit mafemme, bien contente.

– Je déjeune et je dîne à la cantine,répondit le sergent. J’y suis bien, et je n’aime pas que de bravesgens fassent des frais pour moi. Quand on a les égards qu’on doit àun vieux soldat, quand on montre de la bonne volonté, quand on estcomme vous, Trubert est aussi ce qu’il doit être.

– Mais, Monsieur le sergent, repritSorlé…

– Appelez-moi sergent, dit-il. Je vousconnais maintenant. Vous ne ressemblez pas à toute cette canaillede la ville : des gueux qui se sont enrichis pendant que nousétions à nous battre, des misérables qui ne faisaient qu’entasseret s’étendre aux dépens des armées, qui vivaient de nous, qui nousdoivent tout, et qui nous envoient coucher dans des nids depunaises ! Ah ! mille millions de tonnerres !

Sa figure redevint tout à fait mauvaise ;ses moustaches tremblaient de colère, et je pensais :

« Quelle bonne idée nous avons eue de lebien traiter !… Sorlé n’a que de bonnesidées !… »

Mais il se radoucit tout de suite et se mit àrire, en me posant la main sur le bras et s’écriant :

– Dire que vous êtes des juifs ! uneespèce de race abominable, tout ce qu’il y a de plus crasseux, deplus sale, de plus ladre… Dire que vous êtes des juifs !…C’est vrai, n’est-ce pas, que vous êtes juifs ?

– Oui, Monsieur, répondit Sorlé.

– Eh bien ! parole d’honneur, çam’étonne, dit-il ; j’en avais tant vu de juifs, en Pologne, enAllemagne, que je pensais : – On m’envoie chez des juifs,gare, je vais tout démolir !

Ensuite, comme nous nous taisions,humiliés :

– Allons, ne parlons plus de ça. Vousêtes de braves gens. Je serais fâché de vous faire de la peine.Père Moïse, votre main.

Je lui donnai la main.

– Vous me plaisez, dit-il. Maintenant,madame Moïse, la chambre à côté.

Nous le conduisîmes dans la petite chambrequ’il voulait, et tout de suite il alla reprendre son sac dansl’autre, en criant :

– Me voilà chez de braves gens !Nous n’aurons pas de désagréments ensemble. Moi, je ne m’inquiètepas de vous ; vous ne vous inquiétez pas de moi. J’entre, jesors, le jour ou la nuit : c’est le sergent Trubert, çasuffit. Et de temps en temps, le matin, nous prenons notre petitverre, c’est convenu, n’est-ce pas, monsieur Moïse ?

– Oui, sergent.

– Et voici la clef de la maison, lui ditSorlé.

– À la bonne heure… tout est enordre ; maintenant je vais faire un somme. Portez-vous bien,mes amis.

– Dormez bien, sergent.

Nous sortîmes aussitôt, et nous l’entendîmesse coucher.

– Tu vois, Moïse, tu vois, me dit mafemme tout bas dans l’allée, tout a bien été.

– Oui, lui répondis-je, très bien, Sorlé,très bien, ton idée était bonne ; et si maintenant leseaux-de-vie arrivent, nous serons heureux.

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