Le Blocus

XX

 

Le lendemain, entre six et sept heures, aupetit jour, nous dormions tous quand un coup de canon fit tremblernos vitres. L’ennemi ne tirait d’ordinaire que la nuit.J’écoutai : un second coup de canon suivit le premier au boutde quelques secondes, puis un autre, ainsi de suite un à un.

Alors je me levai, j’ouvris une de nosfenêtres, et je regardai. Le soleil montait derrière l’arsenal. Pasune âme n’était dans la rue, mais, à mesure que les coups sesuccédaient, des portes et des fenêtres s’ouvraient ; les gensencore en chemise se penchaient dehors, prêtant l’oreille.

Aucun obus ne sifflait dans l’air :l’ennemi tirait à poudre.

En écoutant bien, un grand murmure s’entendaitau loin, autour de la ville. D’abord il s’éleva sur la côte deMittelbronn, puis il gagna le Bigelberg, les Quatre-Vents, lesBaraques d’en haut et d’en bas.

Sorlé venait aussi de se lever ; je finisde m’habiller, et je lui dis :

– Quelque chose d’extraordinaire sepasse… Dieu veuille que ce soit pour notre bien !

Et je descendis tout inquiet.

Il ne s’était pas écoulé plus d’un quartd’heure depuis le premier coup de canon, et toute la ville étaitdebout. Les uns couraient aux remparts, les autres se réunissaient,criant et se disputant aux coins des rues. L’étonnement, lacrainte, la colère se peignaient sur toutes les figures.

Un grand nombre de soldats se mêlaient auxbourgeois, et tous ensemble montaient par bandes à droite et àgauche de la porte de France.

J’allais suivre une de ces troupes, quandBurguet descendit la rue. Il était encore défait comme le jour oùje l’avais vu sous la halle.

– Eh bien ! lui dis-je en courant àsa rencontre, voici des affaires graves !

– Très graves, et qui n’annoncent rien debon, Moïse, fit-il.

– Oui, c’est clair, lui répondis-je, lesAlliés ont remporté des victoires ; ils sont peut-être àParis.

Alors, se retournant effrayé, ilmurmura :

– Prenez garde, Moïse, prenezgarde ; si l’on vous entendait dans un moment pareil, lesvétérans vous déchireraient !

J’étais tout saisi, voyant qu’il avaitraison ; lui, ses joues tremblaient. – Il me prit ensuite parle bras et me dit :

– Je vous dois des remerciements pour lesprovisions que vous m’avez envoyées ; elles sont arrivées bienà propos.

Comme je lui répondais que nous aurionstoujours un morceau de pain à son service, tant qu’il en resterait,il me serra la main ; et nous remontâmes ensemble la rue, duquartier d’infanterie jusqu’au bastion de la glacière, où l’onavait dressé deux batteries pour dominer la côte deMittelbronn.

On découvrait de là toute la route de Parisjusqu’au Petit-Saint-Jean, et même jusqu’à Lixheim ; mais cesgrands tas de terre, qu’on appelait des cavaliers, étaient couvertsde monde : le baron Parmentier, son adjoint Pipelingre, levieux curé Leth, et beaucoup d’autres notables se tenaient en cetendroit, au milieu de la foule, regardant en silence. Rien qu’àvoir leurs figures, on comprenait qu’il se passait quelque chose deterrible.

Étant donc montés sur le talus, nous vîmesd’où venait l’attention de ce monde. Tous les ennemis, Autrichiens,Bavarois, Wurtembergeois, Russes, cavalerie et infanterie, mêlésensemble, se répandait autour de leurs retranchements comme desfourmilières, s’embrassant, se serrant la main, levant les shakosau bout des baïonnettes, agitant des branches d’arbres, quicommençaient à verdir.

Des cavaliers traversaient la plaine ventre àterre, le colback à la pointe du sabre, et poussaient des cris quimontaient jusqu’au ciel.

Le télégraphe jouait sur la côte deSaint-Jean, Burguet me dit en le montrant :

– Si nous comprenions ces signes, Moïse,nous saurions mieux ce qui nous attend d’ici quinze jours.

Quelques personnes s’étant retournées pournous entendre, nous redescendîmes dans la rue du Quartier, toutpensifs.

Les soldats, aux fenêtres de la caserne, touten haut, regardaient aussi. Des quantités d’hommes et de femmesaccouraient.

Nous traversâmes cette foule dans la rue desCapucins, toujours déserte. Burguet, qui marchait la tête penchée,s’écria :

– C’est donc fini !… Que de chosesnous avons vues depuis vingt-cinq ans, Moïse ! Que de chosesétonnantes et terribles !… Et c’est fini !…

Il me tenait la main et me regardait commeétonné de ses propres paroles ; puis, se remettant àmarcher :

– Cette campagne d’hiver m’épouvantait,dit-il ; cela traînait… traînait… et le coup de tonnerren’arrivait pas !… Mais demain, après-demain qu’allons-nousapprendre ? L’Empereur est-il mort ? Que décidera-t-on denous ? La France sera-t-elle encore la France ? Que nouslaissera-t-on ? Que nous prendra-t-on ?

Et continuant de réfléchir de la sorte, nousarrivâmes devant notre maison. Alors, comme réveillé tout à coup,Burguet me dit :

– Moïse, de la prudence !… Sil’Empereur n’est pas mort, les vétérans tiendront jusqu’à ladernière seconde. Songez-y, ceux qui leur seraient suspectsauraient tout à craindre.

Je le remerciai de ce qu’il me disait, et jemontai chez nous, me promettant bien de suivre son conseil.

Ma femme et mes enfants m’attendaient pourdéjeuner, la petite corbeille de pommes de terre sur la table. Nousnous assîmes, et je leur racontai tout bas ce qu’on voyait du hautdes remparts, en leur recommandant de se taire, car le dangern’était pas fini : la garnison pouvait se révolter, et vouloirse défendre malgré les chefs ; et ceux qui se mêleraient deces choses pour ou contre, même en paroles, courraient le risque dese perdre, sans aucun profit pour personne.

Ils comprirent que j’avais raison, je n’euspas besoin de leur en dire plus.

Nous avions la crainte de voir arriver notresergent et d’être forcés de lui répondre, s’il nous demandait ceque nous pensions de ces choses ; mais il ne rentra que versonze heures du soir, nous étions tous couchés depuis longtemps.

Le lendemain, la nouvelle de l’entrée desalliés à Paris était affichée aux portes de l’église et aux piliersde la halle. On n’a jamais su par qui. Dans ce temps on parla de M.de la Vablerie et de trois ou quatre autres émigrés, capablesd’avoir fait le coup, mais rien n’était certain.

La garde montante arracha ces affiches,malheureusement des soldats et des bourgeois les avaient déjàlues.

C’était quelque chose de si nouveau, detellement incroyable, après ces dix ans de guerre, – où l’Empereurétait tout, où la nation restait en quelque sorte dans l’ombre, oùpas un homme ne pouvait dire ni écrire un mot sans y avoir étéautorisé, où l’on n’avait que le droit de payer et de donner sesenfants à la conscription, – c’était si grave de penser quel’Empereur pouvait être vaincu ! qu’un père de famillelui-même, au milieu de sa femme et de ses enfants, retournait troisou quatre fois la tête avant d’oser en souffler un seul mot.

Tout se taisait donc encore, malgré lesaffiches. Les fonctionnaires restaient chez eux, pour n’avoir pas àparler ; le gouverneur et le conseil de défense ne bougeaientpas ; mais les dernières recrues, en pensant qu’elles allaientrevoir leur village, embrasser leurs parents, reprendre leur étatou travailler aux champs et pouvoir se marier, ne cachaient pasleur joie, comme c’est tout naturel. Les vétérans qui n’avaient pasd’autre métier, pas d’autre ressources pour vivre que la guerre, enétaient indignés ! Ils ne croyaient rien ; ilsdéclaraient que toutes les nouvelles étaient fausses, quel’Empereur n’avait jamais perdu de bataille, qu’il ne pouvait pasen perdre, et que les affiches et les coups de canon des Alliésétaient une ruse de guerre, pour se faire ouvrir les portes.

Et c’est depuis ce jour, Fritz, que ladésertion recommença, non plus un à un, mais par six, par dix, parvingt. Des postes tout entiers filaient sur la montagne avec armeset bagages. Les vétérans tiraient sur les déserteurs ; ils entuèrent quelques-uns, et reçurent l’ordre d’escorter les conscritsqui portaient la soupe aux avant-postes.

Pendant ce temps, les parlementaires nefaisaient qu’entrer et sortir à la file. Tous, officiers desétats-majors russes, autrichiens, bavarois, restaient des heuresentières au Gouvernement, ayant sans doute de grandes propositionsà débattre.

Notre sergent ne faisait plus que passer lesoir une minute dans notre chambre, pour se plaindre de ladésertion, et nous en étions contents : Zeffen était encoremalade, Sorlé ne pouvait pas la quitter ; moi j’étais forcéd’aider Sâfel jusqu’après la retraite.

La boutique était toujours pleine devétérans ; quand une bande sortait, aussitôt il en venait uneautre.

Ces vieux, tout gris, avalaient l’eau-de-vieverre sur verre ; ils se payaient des tournées et devenaienttoujours plus sombres. Ils frissonnaient et ne parlaient que detrahison, en vous lançant des coups d’œil de travers.

Quelquefois ils souriaient, disant :

– Gare ! s’il faut faire sauter laforteresse, elle sautera !

Sâfel et moi, nous avions l’air de ne pascomprendre ; mais tu peux te figurer nos transes : aprèsavoir tant souffert, risquer encore de sauter avec cesvétérans !

Le soir, notre sergent répétait mot pour motce qu’avaient dit les autres ; – Tout n’était que mensonge ettrahison… L’Empereur devait finir par balayer cettecanaille !

– Attendez… attendez ! – criait-ilen fumant sa pipe, les dents serrées, – la débâcle va venir… Lecoup de tonnerre est proche !… Et cette fois, pas de pitié,pas de miséricorde !… Il faut que tous les gueux y passent…tous les traîtres !… Il faut que le pays soit nettoyé pourcent ans !… Laissez faire, père Moïse, nous rirons !…

Tu penses bien que nous n’avions pas envie derire.

Mais le jour où j’eus le plus d’inquiétude,c’est le 8 avril au matin, lorsque parut le décret du Sénat quidestituait l’Empereur.

Notre boutique était pleine d’artilleurs demarine et de sous-officiers du dépôt. Nous venions de les servir,quand le secrétaire du trésorier, un gros court, les joues rondeset jaunes, le bonnet de police sur l’oreille, entra, se fit verserun petit verre, puis sortit le décret de sa poche et se mit à lelire tranquillement aux autres, en leur disant :

– Écoutez !

Je crois encore l’entendre :

« Considérant que Napoléon Bonaparte adéchiré le pacte qui l’unissait au peuple français en levant desimpôts autrement qu’en vertu de la loi, en ajournant sans nécessitéle Corps législatif, en rendant illégalement plusieurs décretsportant peine de mort, en anéantissant la responsabilité desministres, l’indépendance judiciaire, la liberté de la presse,etc. ; – Considérant que Napoléon a mis le comble aux malheursde la patrie, par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on luia confiés en hommes et en argent pour la guerre, et en refusant detraiter à des conditions que l’intérêt national exigeaitd’accepter ; – Considérant que le vœu manifeste de tous lesFrançais appelle un ordre de choses, dont le premier résultat soitle rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l’époqued’une réconciliation solennelle entre tous les États de la grandefamille européenne, le Sénat décrète : – Napoléon Bonaparteest déchu du trône ; le droit d’hérédité est aboli dans safamille ; le peuple et l’armée sont déliés envers lui duserment de fidélité. »

Il commençait à peine de lire que jepensai :

« Si cela continue, ils vont démolir maboutique de fond en comble. »

Je me dépêchai même, dans mon épouvante, defaire sortir Sâfel par la porte de derrière. Mais tout se passabien autrement que je ne croyais. Ces vétérans méprisaient leSénat ; ils levèrent les épaules, et celui qui venait de lirele décret se moucha dedans et le jeta sous le comptoir, endisant :

– Le Sénat ! Qu’est-ce que leSénat ? Un tas d’écornifleurs, un tas de pique-assiettes quel’Empereur a racolés à droite et à gauche, pour lui diretoujours : – Dieu vous bénisse !

– Oui, major, dit un autre ; maisc’est égal, on devrait tout de même les jeter dehors, à grandscoups de pied dans le dos.

– Bah ! ça n’en vaut pas la peine,répondit le sergent-major ; d’ici à quinze jours, quandl’Empereur sera redevenu le maître, ils viendront encore lui lécherles bottes. Il faut ça pour la dynastie, des gens qui vous lèchentles bottes, – ça produit un bon effet ! – surtout d’anciensnobles qu’on paye trente ou quarante mille francs par an. Ilsreviendront, soyez tranquilles, et l’Empereur leur pardonnera,d’autant plus qu’il n’en trouverait pas d’aussi nobles pour lesremplacer.

Et comme ils sortirent tous après avoir vidéleurs petits verres, je bénis le ciel de leur avoir donné tant deconfiance dans l’Empereur.

Cette confiance dura jusque vers le 11 ou le12 avril, où des officiers, envoyés par le général commandant la4e division militaire, arrivèrent dire que la garnisonde Metz reconnaissait le Sénat et suivait ses ordres.

Ce fut un coup épouvantable pour nos vétérans.Nous vîmes le soir même, à la figure de notre sergent, que c’étaitpour lui le coup de la mort. Il avait vieilli de dix ans, et rienque son regard aurait pu vous arracher des larmes. Jusqu’alors iln’avait cessé de nous dire :

– Tous ces décrets, toutes ces affichessont des trahisons ! L’Empereur est toujours là-bas avec sonarmée, et nous sommes ici pour le soutenir. Ne craignez rien, pèreMoïse.

Mais depuis l’arrivée des officiers de Metz,sa confiance était perdue. Il entrait dans notre chambre sans riendire et se tenait debout, tout pâle, à nous regarder.

Je pensais :

« Cet homme nous aime pourtant !… Ilnous a fait du bien. Il nous aurait donné sa viande pour tout letemps du blocus ; il aimait notre petit David, il le caressaitsur ses genoux. Il aime aussi Esdras. C’est un brave homme, unhonnête homme, et le voilà très malheureux ! »

J’aurais voulu le consoler, lui dire qu’ilavait des amis, que nous l’aimions tous, que nous ferions dessacrifices pour l’aider, s’il était forcé de changer d’état… Oui,c’était ce que je pensais ; mais, en le regardant, satristesse me paraissait si terrible que je ne trouvais plus unmot.

Il faisait donc deux ou trois tours ets’arrêtait de nouveau, puis tout à coup il sortait. Sa douleurétait trop grande, il ne pouvait pas même se plaindre.

Enfin, le 16 avril, un armistice fut conclupour enterrer les morts. On baissa le pont de la porte d’Allemagne,et quantité de gens sortirent jusqu’au soir, pour donner quelquescoups de pioche au jardin, et tâcher de rapporter un peu deverdure. Mais, Zeffen étant toujours malade, nous restâmes cheznous.

Le soir, deux nouveaux officiers de Metz,envoyés en parlementaires, entrèrent à la nuit, comme on relevaitles ponts. Ils traversèrent la rue au galop et se rendirent auGouvernement. – Je les ai vus passer.

L’arrivée de ces officiers avait excitépartout l’espérance et la crainte ; on s’attendait à degrandes mesures, et toute la nuit nous entendîmes le sergent alleret venir dans sa chambre, se lever, marcher et se recoucher, enmurmurant des paroles confuses.

Le malheureux sentait venir un coup affreux,il n’avait plus une minute de repos. Je l’écoutais en le plaignant,et ses soupirs m’empêchaient de dormir.

Le lendemain, à dix heures, on bat le rappel.Le gouverneur et les membres du conseil de défense, en grandetenue, vont au quartier d’infanterie.

Tous les gens de la ville étaient auxfenêtres.

Notre sergent descend, et quelques instantsaprès je le suis. La rue fourmillait de monde. Je me glisse àtravers cette foule ; chacun tenait à sa place et voulaitavancer. Comme j’arrivais devant la caserne, les compagniesvenaient de former le cercle ; les fourriers, au milieu,lisaient à haute voix l’ordre du jour de l’armée : – c’étaientl’abdication de l’Empereur, le licenciement des recrues de 1813 etde 1814, la reconnaissance de Louis XVIII, l’ordre d’arborer ledrapeau blanc et de changer de cocarde !

Pas un murmure ne s’élevait dans lesrangs ; tout était calme, terrible, épouvantable. Ces vieuxsoldats, les dents serrées, la moustache frissonnante, les sourcilsbaissés d’un air farouche, présentant les armes sans riendire ; la voix des fourriers, qui s’arrêtaient de temps entemps comme suffoqués ; l’état-major de la place, plus loin,sous la voûte du quartier, morne, le regard abattu ;l’attention de tout ce monde, hommes, femmes, enfants, penchés d’unbout de la rue à l’autre sur la pointe des pieds, la boucheentrouverte, l’oreille tendue : tout cela, Fritz, vous faisaitfrémir.

J’étais sur l’escalier du tonnelierSchweyer ; je voyais tout et j’entendais chaque parole.

Tant qu’on lut l’ordre du jour, rien nebougea ; mais au commandement : – Rompez les rangs !– un cri terrible partit à la fois de tous les côtés : letumulte, la confusion, la fureur éclatèrent ensemble. On nes’entendait plus. Les conscrits, par files, couraient aux portes dela caserne ; les vieux restaient un instant comme enracinés àleur place, ensuite la rage les prenait : l’un s’arrachait lesépaulettes, l’autre cassait son fusil à deux mains sur le pavé,quelques officiers pliaient leur sabre ou leur épée, qui volait enéclats.

Le gouverneur essaya de parler ; ilvoulut faire reformer les rangs, mais on ne l’écoutait plus :les nouvelles recrues montaient déjà dans toutes les chambres de lacaserne, faire leur paquet pour se mettre en route ; les vieuxs’en allaient à droite et à gauche, comme ivres ou fous.

J’ai vu quelques-uns de ces vieux soldatss’arrêter dans un coin, la tête contre le mur, et pleurer à chaudeslarmes.

Tout se dispersait, et de longs criss’entendaient de la caserne à la place, des cris sans fin, montantet descendant comme un soupir.

Quelques cris sourds et désespérés de Vivel’Empereur ! retentissaient encore ; pas un seul cride Vive le Roi !

Moi, je courus annoncer ces choses à lamaison ; j’étais à peine en haut que le sergent montait aussi,le fusil sur l’épaule. Nous aurions voulu nous réjouir de la fin dublocus ; mais en voyant le sergent debout sur notre porte, unfroid nous entra dans les os, et nous restâmes tout attentifs.

– Eh bien, dit-il en posant la crosse àterre, c’est fini !…

Et durant un instant il ne dit rien de plus.Puis il bégaya :

– Voilà la plus grande gueuserie dumonde… Les recrues sont licenciées… Elles partent… La France restepieds et poings liés entre les griffes des kaiserlicks… Ah !canailles !… canailles !…

– Oui, sergent, lui répondis-jeattendri ; mais il faut prendre le dessus… Maintenant nousallons avoir la paix, sergent… Il vous reste une sœur dans le Jura,vous irez près d’elle…

– Oh ! s’écria-t-il en levant lamain, ma pauvre sœur !…

Ce fut comme un sanglot ; mais il seraffermit vite, et posa son fusil derrière la porte.

Il s’assit une minute avec nous près de latable, et prit le petit Sâfel, en l’attirant par la tête etl’embrassant sur les joues. Ensuite il voulut aussi tenir Esdras.Nous le regardions en silence.

Il disait :

– Je vais vous quitter, père Moïse, jevais faire mon sac… Mille tonnerres, j’ai de la peine à vousquitter !

– Et nous aussi, sergent, nous avons dela peine, répondit Sorlé bien triste ; mais si vous vouliezvivre avec nous…

– C’est impossible !

– Alors vous restez auservice ?…

– Au service de qui… de quoi ?fit-il ; de Louis XVIII ? non, non ! Je ne connaisque mon général… Mais ça me fait de la peine de partir… Enfin…quand on a rempli son devoir…

Et il se leva tout à coup, en criant d’unevoix déchirante :

– Vive l’Empereur !

Nous frémissions ; nous ne savions ce quinous faisait trembler.

Lui me tendait les bras, et je me levai ;nous nous embrassâmes comme des frères.

– Adieu, père Moïse, disait-il, adieupour longtemps !

– Vous partez donc tout desuite ?

– Oui !…

– Vous savez, sergent, que vous aureztoujours des amis chez nous… Vous viendrez nous voir… Si vous aviezbesoin…

– Oui… oui… je le sais… vous êtes devrais amis… de braves gens !

Il me serrait avec force.

Ensuite il alla prendre son fusil ; etnous le suivions tous en lui souhaitant du bonheur, lorsqu’il seretourna les larmes aux yeux et embrassa ma femme endisant :

– Il faut aussi que je vous embrasse. Iln’y a pas de mal, n’est-ce pas, madame Sorlé ?

– Ah ! non, dit-elle, vous êtes dela famille, et j’embrasserai Zeffen pour vous !

Aussitôt il sortit en criant d’une voixenrouée :

– Adieu… Vivez bien !…

Je le regardai du bout de la petite allée,entrer dans sa chambre en passant.

Vingt-cinq ans de service, huit blessures, etpas de pain dans ses vieux jours ! – Cette pensée me saignaitle cœur.

Environ un quart d’heure après, le sergentdescendit, avec son fusil, et rencontrant Sâfel sur l’escalier, illui dit :

– Tiens, voilà pour ton père !

C’était le portrait de la femme et des enfantsdu landwehr de la Tuilerie. Sâfel vint aussitôt me l’apporter. Jepris ce cadeau du pauvre diable, et je le regardai longtemps avecune grande tristesse ; puis je l’enfermai dans notre armoireavec la lettre.

Il était midi ; et comme les portesallaient s’ouvrir, comme les provisions allaient arriver enabondance, nous nous assîmes devant un gros morceau de bœuf cuitavec un plat de pommes de terre, et nous débouchâmes une bonnebouteille de vin.

Nous étions en train de manger, lorsque descris s’entendirent dans la rue. Sâfel se leva pour regarder.

– Un soldat blessé qu’on porte àl’hôpital, dit-il.

Puis il cria :

– C’est notre sergent !

Une idée horrible me traversa l’esprit. Sorlévoulait se lever, je lui dis : – Reste ! et je descendisseul.

Le brancard passait sur les épaules de quatrecanonniers de marine ; des enfants couraient derrière.

Au premier coup d’œil je reconnus le sergent,la figure toute blanche et la poitrine pleine de sang. Il nebougeait plus. Le malheureux était allé de chez nous sur le bastionderrière l’arsenal, pour se tirer un coup de fusil au cœur.

Alors je remontai tellement abattu, tellementtriste et désolé, que j’avais de la peine à me tenir debout.

Sorlé m’attendait toute défaite.

– Notre pauvre sergent s’est tué, luidis-je, que Dieu lui pardonne !…

Et m’étant assis à ma place, je ne pusm’empêcher de fondre en larmes !

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