Le Blocus

III

J’écrivis donc à Pézenas. C’est une ville duMidi, riche en laines, en vins, en eaux-de-vie. Le prix deseaux-de-vie à Pézenas règle tous ceux de l’Europe. Un homme decommerce doit savoir cela, et je le savais, parce que j’ai toujourseu du plaisir à lire les mercuriales dans les journaux. Le reste nevient qu’après ! – Je demandai douze pipes d’esprit-de-vin àM. Quataya, de Pézenas. J’avais calculé, d’après le prix destransports, que la pipe me reviendrait à mille francs, rendue dansma cave.

Comme, depuis un an, le commerce de fern’allait plus, j’écoulais ma marchandise sans rien demander :le paiement des douze mille livres ne m’inquiétait pas. Seulement,Fritz, ces douze mille livres faisaient la moitié de ma fortune, ettu peux te figurer quel courage il me fallut, pour risquer d’uncoup ce que j’avais gagné depuis quinze ans.

Aussitôt ma lettre partie, j’aurais voulu laravoir, mais il n’était plus temps. Je faisais bonne mine à mafemme, je lui disais :

– Tout ira bien ! nous gagnerons ledouble, le triple, etc.

Elle aussi me faisait bonne mine, mais nousavions peur tous les deux ; et durant les six semaines qu’ilme fallut pour recevoir l’accusé de réception et l’acceptation dema commande, la facture et l’esprit-de-vin, chaque nuit jem’éveillais en pensant :

« Moïse, tu n’as plus rien ! Tevoilà ruiné de fond en comble ! »

La sueur me coulait du corps. Eh bien !si quelqu’un était venu me dire : « Tranquillise-toi,Moïse, je prends ton affaire à mon compte ! » j’auraisrefusé, parce que j’avais autant envie de gagner que peur deperdre. Et c’est à cela qu’on reconnaît les vrais commerçants, lesvrais généraux, et tous ceux qui font quelque chose par eux-mêmes.Les autres ne sont que de véritables machines à vendre du tabac, àverser des petits verres, ou bien à tirer des coups de fusil.

Tout cela revient au même : la gloire desuns est aussi grande que celle des autres. Voilà pourquoi, quand onparle d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, il n’est pas question deJean-Claude ou de Jean-Nicolas, mais de Napoléon seul ; luiseul risquait tout, les autres ne risquaient que d’être tués.

Je ne dis pas cela pour me comparer àNapoléon, mais d’acheter ces douze pipes d’esprit-de-vin, c’étaitma bataille d’Austerlitz !

Et quand je pense qu’en arrivant à Paris,l’Empereur avait demandé quatre cent quarante millions et sixcent mille hommes ! – et qu’alors, tout le mondecomprenant que nous étions menacés d’une invasion, chacun se mit àvendre et à faire de l’argent coûte que coûte, tandis quej’achetais sans me laisser entraîner par l’exemple, – quand jepense à cela, j’en suis encore fier, et je me trouve ducourage.

C’est au milieu de ces inquiétudes que le jourde la circoncision du petit Esdras arriva. Ma fille Zeffen étaitremise, et Baruch m’avait écrit de ne pas nous déranger, qu’ilsviendraient à Phalsbourg.

Ma femme s’était donc dépêchée de préparer lesviandes et les gâteaux du festin : le bie-kougel,l’haman et le schlach moness, qui sont desfriandises très délicates.

Moi, j’avais fait approuver mon meilleur vinpar le vieux rebbe[3] Heymann, etj’avais invité mes amis : Leiser, de Mittelbronn, et sa femmeBoûné, Senterlé Hirsch, et Burguet, le professeur.

Burguet n’était pas juif, mais il méritait del’être, par son esprit et ses talents extraordinaires.

Quand on avait besoin d’un discours au passagede l’Empereur, Burguet le faisait ; quand il fallait deschansons pour une fête nationale, Burguet les composait entre deuxchopes ; quand on était embarrassé d’écrire sa thèse pourdevenir avocat ou médecin, on allait chez Burguet, qui vousarrangeait cela, soit en français, soit en latin ; quand ilfallait faire pleurer les pères et mères à la distribution desprix, c’est Burguet qu’on choisissait : il prenait un rouleaude papier blanc et leur lisait un discours à la minute, comme lesautres n’auraient pas été capables d’en faire un en dix ans ;quand on voulait adresser une demande à l’Empereur ou bien aupréfet, c’est à Burguet qu’on pensait tout de suite ; et quandBurguet se donnait la peine d’aller défendre un déserteur devant leconseil de guerre, à la mairie, le déserteur, au lieu d’êtrefusillé sur le bastion de la caserne, était relâché.

Après tout cela, Burguet retournaittranquillement faire sa partie de piquet avec le petit juifSalmel[4], et perdait toujours ; les gens nes’inquiétaient plus de lui.

J’ai souvent pensé que Burguet devait mépriserterriblement ceux auxquels il tirait le chapeau. Oui, de voir desgaillards qui se donnent des airs d’importance parce qu’ils sontgarde champêtre ou secrétaire de la mairie, cela doit faire rireintérieurement un homme pareil. Mais il ne me l’a jamais dit ;il savait trop bien vivre, il avait trop l’habitude du monde.

C’était un ancien prêtre constitutionnel, unhomme, grand, la figure noble et la voix très belle ; rien quede l’entendre, on était touché malgré soi. Malheureusement il neregardait pas à ses intérêts, il se laissait voler par le premiervenu. Combien de fois je lui ai dit :

– Burguet, au nom du ciel, ne jouez pasavec des voleurs ! Burguet, ne vous laissez donc pasdépouiller par des imbéciles ! Confiez-moi vos appointementsdu collège ; quand on viendra pour vous gruger, je serai là,je vérifierai les notes, et je vous rendrai compte.

Mais il ne songeait pas à l’avenir et vivaitdans l’insouciance.

J’avais donc invité tous mes vieux amis pourle 24 novembre matin, et pas un ne manquait à la fête.

Le père et la mère, avec le petit enfant, leparrain et la marraine, étaient arrivés de bonne heure dans unegrande voiture. Vers onze heures, la cérémonie avait eu lieu dansnotre synagogue, et tous ensemble, remplis de joie et desatisfaction, car l’enfant avait à peine jeté son cri, nous étionsrevenus dans ma maison, préparée d’avance : – la grande tableau premier, ornée de fleurs, les viandes dans leurs plats d’étain,les fruits dans leurs corbeilles, – et nous avions commencé gaîmentà célébrer ce beau jour.

Le vieux rebbe Heymann, Leiser etBurguet se trouvaient à ma droite, mon petit Sâfel, Hirsch etBaruch à ma gauche, et les femmes Sorlé, Zeffen, Jételé, et Boûné,en face, de l’autre côté, selon l’ordre du Seigneur, qui veut queles hommes et les femmes soient séparés dans les festins, à causede la chaleur du sang et de l’animation du bon vin.

Burguet, avec sa cravate blanche, sa belleredingote marron et sa chemise à jabot, me faisait honneur ;il parlait, élevant la voix et faisant de grands gestes nobles,comme un homme d’esprit ; causant des anciens usages de notrenation, de nos cérémonies religieuses, du Paeçach[5], du Roschhaschannah[6], du Kippour[7], comme un véritable Ied[8], trouvant notre religion trèsbelle et glorifiant le génie de Moïse.

Il savait le Lochene Koïdech[9] aussi bien qu’unbalkebolé[10].

Ceux de Saverne, se penchant à l’oreille deleurs voisins, demandaient tout bas :

– Quel est donc cet homme qui parle avecautorité et qui dit des choses si belles ? Est-ce unrebbe ? est-ce un schamess[11] ou bien est-ce leparness[12] de votrecommunauté ?

Et quand on leur répondait qu’il n’était pasdes nôtres, ces gens s’émerveillaient. Le vieux rebbeHeymann seul pouvait lui répondre et, sur tout ils étaientd’accord, comme des savants parlant de choses connues, etrespectant leur propre science.

Derrière nous, sur le lit de la grand-mère,entre les rideaux, dormait notre petit Esdras, la figure douce etles petites mains fermées ; il dormait si bien que ni leséclats de rire, ni les discours, ni le bruit des verres, nepouvaient l’éveiller. Tantôt l’un, tantôt l’autre allait levoir ; chacun disait :

– C’est un bel enfant ! il ressembleau grand-père Moïse !

Cela me réjouissait naturellement ; etj’allais aussi le voir, penché sur lui longtemps, et trouvant qu’ilressemblait encore plus à mon père.

Sur les trois heures, les viandes étantenlevées et les friandises répandues sur la table, comme il arriveau dessert, je descendis chercher une bouteille de meilleur vin,une vieille bouteille de roussillon, que je déterrai sous lesautres, toute couverte de poussière et de toiles d’araignée. Je lapris doucement, et je remontai la poser parmi les fleurs sur latable, en disant :

– Vous avez trouvé l’autre vin très bon,qu’allez-vous dire de celui-ci ?

Alors Burguet sourit, car le vin très vieuxfaisait sa joie ; il étendit la main au-dessus, ets’écria :

– Ô noble vin, consolateur, réparateur,et bienfaiteur des pauvres hommes dans cette vallée demisères ! ô vénérable bouteille, vous portez tous les signesd’une antique noblesse.

Il disait cela la bouche pleine, et tout lemonde riait.

Aussitôt je dis à Sorlé de chercher letire-bouchon.

Mais comme elle se levait, tout à coup destrompettes éclatent dehors, et chacun écoute en sedemandant :

– Qu’est-ce que c’est ?

En même temps les pas d’un grand nombre dechevaux remontaient la rue, et la terre tremblait avec les maisons,sous un poids énorme.

Toute la table se leva, jetant les servietteset courant aux fenêtres.

Et voilà que de la porte de France jusqu’à lapetite place, des soldats du train, avec leurs gros shakos couvertsde toile cirée et leurs selles en peau de mouton, s’avançaient,traînant des fourgons de boulets, d’obus, et d’outils pour remuerla terre.

Songe, Fritz, à ce que je pensais en cemoment.

– Voici la guerre, mes amis, dit Burguet,voici la guerre ! Elle s’approche de nous… elle s’avance…Notre tour est venu de la supporter, au bout de vingt ans.

Moi, penché, la main sur la pierre, jepensais :

« Maintenant, l’ennemi ne peut plustarder à venir… Ceux-ci sont envoyés pour armer la place. Etqu’arrivera-t-il si les alliés nous entourent, avant que j’aie reçumon eau-de-vie ? Qu’arrivera-t-il si les Russes ou lesAutrichiens arrêtent les voitures et qu’ils les prennent ? Jeserai forcé de payer tout de même, et je n’aurai plus unliard ! »

En songeant à cela, je devenais tout pâle.Sorlé me regardait, elle avait sans doute les mêmes idées, et nedisait rien.

Nous restâmes là jusqu’à la fin du défilé. Larue était pleine de monde. Quelques anciens soldats, Desmaretsl’Égyptien, Paradis le canonnier, Rolfo, Faisard le sapeur de laBérésina, comme on l’appelait, et plusieurs autres criaient :Vive l’Empereur !

Les enfants couraient derrière les fourgons,répétant aussi : Vive l’Empereur ! Mais le grandnombre, les lèvres serrées et l’air pensif, regardaient ensilence.

Quand la dernière voiture eut tourné le coinde Fouquet, toute cette foule rentra la tête penchée ; etnous, dans la chambre, nous nous regardions les uns les autres,sans avoir envie de continuer la fête.

– Vous n’êtes pas bien, Moïse, me ditBurguet, qu’avez-vous ?

– Je pense à tous les malheurs qui vonttomber sur la ville.

– Bah ! ne craignez rien,répondit-il, la défense sera solide. Et puis, à la grâce deDieu ! Ce qu’on ne peut pas éviter, il faut s’y soumettre.Allons, rasseyons-nous, ce vieux vin va nous remonter le cœur.

Alors chacun reprit sa place. Je débouchai labouteille, et ce que Burguet avait dit arriva, le vieux roussillonnous fit du bien, on se mit à rire.

Burguet s’écriait :

– À la santé du petit Esdras ! Quel’Éternel étende sur lui sa droite !

Et les verres s’entrechoquaient. Oncriait :

– Puisse-t-il réjouir longtemps legrand-père Moïse et la grand-mère Sorlé ! – À leursanté !

On finit même par tout voir en beau et parglorifier l’Empereur, qui ne perdait pas de temps pour nousdéfendre, et qui devait bientôt écraser tous ces gueux de l’autrecôté du Rhin.

Mais c’est égal, vers cinq heures, quand ilfallut se séparer, chacun était devenu grave, et Burguet lui-même,en me serrant la main au bas de l’escalier, semblait soucieux.

– Il va falloir renvoyer les élèves àleurs parents, disait-il, nous resterons les bras croisés.

Ceux de Saverne, avec Zeffen, Baruch et lesenfants, remontèrent dans la voiture et repartirent sans faireclaquer le fouet.

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