Le Blocus

V

Le lendemain, il fallut répondre à l’appeldevant la mairie. Tous les enfants de la ville nous entouraient etsifflaient. Par bonheur les blindages de la place d’Armes n’étaientpas encore finis, de sorte que nous allâmes apprendre l’exercicedans la grande cour du collège, près du chemin de ronde, au coin dela poudrière. On avait congédié les élèves depuis quelque temps, laplace était libre.

Figure-toi donc cette grande cour pleine debourgeois en chapeaux, capotes, habits, veste et culotte, forcésd’obéir à leurs anciens chaudronniers, à leurs ramoneurs, à leursgarçons d’écurie devenus caporaux, sergents, sergents-majors.Figure-toi ces gens paisibles, par quatre, par six, par dix,allongeant la jambe en cadence et marchant au pas :« Une… deusse !Une… deusse ! –Halte… Fixe ! » tandis que les autres marchent enarrière, froncent les sourcils, crient et vous apostrophent avecinsolence :

– Moïse, efface tes épaules !

– Moïse, rentre ton nez dans lesrangs !

– Attention, Moïse !… Portezarmes ! Ah ! vieille savate, tu ne seras jamais propre àrien. Peut-on être aussi bête à son âge ? Regarde… regardedonc, mille tonnerres !… Tu ne peux pas faire ça ? Une…deusse ! Quelle vieille buse !… Allons,recommençons : – Portez armes !

Voilà, Fritz, comme mon propre savetier,Monborne, me commandait. Je crois qu’il m’aurait roué de coups,sans la défense du capitaine Vigneron.

Tous les autres faisaient la même chose avecleurs anciens patrons. On aurait dit que cela devait durertoujours ; qu’ils seraient toujours sergents et nous toujourssoldats. J’amassais du fiel contre cette canaille pour cinquanteans.

Enfin ils étaient les maîtres ! Et laseule fois que je me souvienne d’avoir donné des soufflets à monpropre fils Sâfel, c’est ce Monborne qui peut se vanter d’en êtrecause. – Tous les enfants grimpaient sur le mur du chemin de ronde,pour nous regarder et se moquer de nous. En levant les yeux, je visSâfel dans le nombre, et je lui fis signe du doigt avecindignation. Il descendit tout de suite ; mais à la fin del’exercice, quand on nous dit de rompre les rangs devant l’hôtel deville, comme il s’approchait, la colère me prit, et je lui donnaideux bons soufflets, en lui criant :

– Va siffler et te moquer de ton père,comme Cham, au lieu d’apporter un manteau pour couvrir sa honte…va !

Il pleurait à chaudes larmes, et c’est danscet état que je rentrai chez nous. Sorlé, me voyant revenir toutpâle et le petit qui me suivait de loin en sanglotant, descenditaussitôt sur la porte, me demander ce que c’était. Je lui dis macolère, et je montai.

Sorlé fit encore de plus grands reproches àSâfel, qui vint me demander mon pardon. Je le lui donnai de bienbon cœur, comme tu penses. Mais en songeant que l’exercice devaitrecommencer tous les jours, j’aurais voulu tout abandonner, s’ilavait été possible d’emporter ma maison et mes marchandises.

Oui, ce que je connais de pire, c’est d’êtrecommandé par des vauriens, qui ne conservent aucune mesure lorsquele hasard les élève une minute, et qui sont incapables de réfléchirqu’en ce monde chacun a son tour.

Il faudrait en dire trop sur ce chapitre,j’aime mieux continuer.

L’Éternel me gardait une grande consolation.J’avais à peine déposé ma giberne et mon fusil dans un coin, pourm’asseoir à table, que Sorlé me présentait une lettre en souriantet me disait :

– Lis cela, Moïse, ta mauvaise humeurpassera.

J’ouvris et je lus. C’était l’avis de Pézenas,que mes douze pipes d’esprit étaient en route. Alors jerespirai.

– Ah ! tout va bien maintenant,m’écriai-je, les esprits sont en route par le roulageordinaire ; dans trois semaines ils arriveront. Du côté deStrasbourg et de Sarrebruck, rien ne s’annonce ; les alliéscontinuent de se réunir, mais ils ne bougent pas : meseaux-de-vie sont sauvées ! Nous les vendrons bien. C’est unefameuse affaire.

Je riais, j’étais remis tout à fait, quandSorlé, m’ayant avancé le fauteuil, me dit :

– Et cela, Moïse, que penses-tu decela ?

En même temps, elle me donnait une secondelettre, couverte de gros timbres ; et du premier coup d’œilj’avais reconnu l’écriture de mes deux garçons, Frômel etItzig.

C’était une lettre d’Amérique ! Mon cœurfut gonflé de joie, et je me mis à louer l’Éternel en moi-même,sans rien dire, étant trop touché d’un si grand bonheur.

Je dis :

– Notre Seigneur est grand. Sonintelligence est infinie. Il n’a point égard à la force du cheval,il ne fait point cas des hommes légers à la course ; il metson affection en ceux qui s’attendent à sa bonté.

Ainsi me parlais-je en moi-même, lisant cettelettre, où mes fils célébraient la terre d’Amérique, le vrai paysdes hommes de commerce, le pays des gens entreprenants, où tout estlibre, où l’on ne trouve point de régies ni d’impositions, parceque l’on n’élève pas les hommes pour la guerre, mais pour lapaix ; le pays, Fritz, où chacun devient, par son travail, sonintelligence, son économie et sa bonne volonté, ce qu’il mérited’être ; où tout est à sa place, parce que personne ne peutrien décider de grave sans la volonté de tous, chose juste, quitombe sous le bon sens : quand tous doivent contribuer, ilfaut aussi que tous donnent leur avis.

Cette lettre est une des premières. Frômel etItzig me racontaient qu’ils avaient assez gagné d’argent depuis unan, pour ne plus porter leurs ballots eux-mêmes, mais qu’ilsavaient trois beaux mulets, et qu’ils venaient d’ouvrir àCast-Kill, près d’Albany, dans l’État de New York, une maison pourl’échange de marchandises fabriquées en Europe, contre des peaux debœufs, très abondantes en ce pays.

Leurs affaires allaient bien, ils avaient laconsidération de la ville et des environs. Pendant que Frômel étaiten route avec les trois mulets, Itzig restait à la maison, et quandItzig partait à son tour, son frère tenait le magasin.

Ils savaient déjà nos malheurs, et bénissaientl’Éternel de leur avoir donné des parents tels que nous, pour lessauver de la destruction. Ils auraient voulu nous avoir avec eux,et, d’après ce qui venait de m’arriver, d’être maltraité par unMonborne, tu peux croire que j’aurais été bien content de metrouver là-bas. Mais c’était assez de recevoir d’aussi bonnesnouvelles, et, malgré toutes nos misères, en songeant à Frichard,je me dis :

« Tu n’es pourtant qu’un âne auprès demoi. Tu peux me faire du tort ici, mais tu ne peux nuire à mesgarçons. Tu ne seras jamais qu’un misérable secrétaire de mairie,et moi je vais vendre mes eaux-de-vie ; je gagnerai le doubleet le triple. Je mettrai mon petit Sâfel à côté de toi, sous lahalle, et tous ceux qui voudront entrer dans ta boutique pouracheter, il leur fera signe de venir ; il leur vendra même auprix coûtant, plutôt que de les lâcher, et te fera périr decolère. »

J’avais les larmes aux yeux en songeant àcela, et je finis par embrasser Sorlé, qui riait et ne se tenaitplus de satisfaction.

Nous pardonnâmes de nouveau à Sâfel, qui nouspromit de ne plus fréquenter la mauvaise race. Et puis, après avoirdîné, je descendis à ma cave, une des plus belles de la ville,haute de douze pieds, longue de trente-cinq, et toute bâtie enpierres de taille, sous la grande rue. Elle était sèche comme unfour, et bonifiait même le vin à la longue.

Comme mes eaux-de-vie pouvaient arriver avantla fin du mois, j’arrangeai quatre grosses poutres pour lesrecevoir, et je m’assurai que le puits, au fond, taillé dans leroc, avait toute l’eau nécessaire aux coupages.

En remontant, vers quatre heures, j’aperçus levieil architecte Krômer qui traversait justement la halle, sonmètre sous le bras.

– Hé ! venez donc un peu voir macave, lui dis-je ; croyez-vous qu’elle tienne contre lesbombes ?

Nous redescendîmes ensemble. Il regarda,mesura les pierres et l’épaisseur de la voûte avec son mètre, et medit :

– Vous avez six pieds de terre sur laclef ; quand les bombes entreront ici, Moïse, ce sera fait denous tous. Vous pouvez dormir sur les deux oreilles.

Nous prîmes ensuite un bon verre de vin aurobinet, et nous remontâmes tout joyeux.

Comme nous mettions le pied sur le pavé, uneporte s’ouvrait avec fracas dans la grande rue, des vitressautaient, et Krômer me disait en levant le nez :

– Regardez là-bas, Moïse, sur l’escalierdes Camus, quelque chose se passe.

Alors, nous étant arrêtés, nous vîmes au hautde l’escalier à double rampe, un sergent de vétérans en capotegrise, le fusil en bandoulière, qui traînait au collet le pèreCamus. Le pauvre vieux se cramponnait des deux mains à la porte,pour ne pas descendre ; il parvint même à se lâcher, enarrachant le collet de sa camisole, et la porte se referma comme uncoup de tonnerre.

– Si la guerre commence maintenant entreles bourgeois et la troupe, dit Krômer, les Allemands et les Russesauront beau jeu.

Le sergent, voyant la porte fermée etverrouillée à l’intérieur, voulut l’enfoncer à coups de crosse, etcela produisit un grand vacarme ; les voisins sortaient, leschiens aboyaient. Nous regardions toujours, quand Burguet s’avançade l’allée en face, et se mit à parler au sergent avec force.D’abord cet homme ne parut pas l’écouter ; mais au bout d’uninstant, il releva son fusil sur l’épaule, d’un mouvement brusque,et descendit la rue, le dos rond, l’air sombre et furieux. Il passaprès de nous comme un sanglier. C’était un vétéran à troischevrons, brun, la moustache grise, de grosses rides droites lelong des joues, le menton carré. Il grommelait en passant, et entradans la petite auberge des Trois-Pigeons.

Burguet suivait de loin, son large chapeau surles sourcils, bien enveloppé dans sa grosse capote de castorine, lecol relevé et les mains dans les manches. Il souriait.

– Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce quis’est donc passé là-bas chez les Camus ?

– Ah ! dit-il, c’est le sergentTrubert, de la 5e compagnie de vétérans, qui vientencore de faire des siennes. Ce gaillard-là veut que tout aille audoigt et à la baguette. Depuis quinze jours, il a passé par cinqlogements, et n’a pu s’entendre avec personne. Tout le monde s’estplaint de lui ; mais il avait toujours des raisons que legouverneur et le commandant trouvaient excellentes.

– Et chez Camus ?

– Camus n’a pas trop de place pour logerson monde. Il voulait envoyer le sergent à l’auberge ; mais lesergent avait déjà choisi le lit de Camus pour se coucher, il avaitdéployé sa capote dessus et disait : « Mon billet delogement est pour ici ; je me trouve bien, et je ne vais pasailleurs. » Le vieux Camus se fâcha, et finalement, comme vousvenez de le voir, le sergent essaya de le traîner dehors pour lerosser.

Burguet riait, mais Krômer dit :

– Oui, tout cela fait rire. Et pourtantquand on pense à ce que des gens pareils ont dû faire de l’autrecôté du Rhin…

– Ah ! s’écria Burguet, ce n’étaitpas gai pour les Allemands, j’en suis sûr. Mais voici l’heured’aller lire le journal. Dieu veuille que le moment de payer nosvieilles dettes ne soit pas encore arrivé ! Bonsoir,Messieurs.

Il continua sa route du côté de la place.Krômer prit le chemin de sa maison, et moi je fermai les deuxportes de ma cave ; après quoi, je montai chez nous.

Cela se passait le 10 décembre. Il faisaitdéjà très froid. Tous les soirs, après cinq ou six heures, lestoits et les pavés se couvraient de givre. On n’entendait plus debruit dehors, parce que les gens se tenaient chez eux, autour dupoêle.

Je trouvai Sorlé dans la cuisine, en train depréparer le souper. La flamme rouge tourbillonnait sur l’âtre,autour de la marmite. Ces choses sont devant mes yeux, Fritz :la mère qui lave les assiettes sur la pierre de l’évier, près de lafenêtre grise, le petit Sâfel qui souffle dans le grand tuyau defer, les joues rondes comme une pomme, ses grands cheveux crépusébouriffés, et moi tranquillement assis sur l’escabeau, une braisedans ma main pour allumer ma pipe ; – oui, c’est commehier !

Nous ne disions rien. Nous étions heureux depenser à l’eau-de-vie qui venait, aux garçons qui faisaient leursaffaires, au bon souper qui cuisait. Et qui aurait jamais pensé,dans un pareil moment, que vingt-cinq jours après, la ville seraitentourée d’ennemis et que des obus siffleraient dansl’air ?

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