Le Blocus

XV

 

Cette nuit-là, Fritz, tu peux me croire,malgré la fatigue je ne dormis pas beaucoup. L’idée du déserteur metourmentait ; je savais que s’il était fusillé, Zeffen etSorlé ne s’en consoleraient jamais ; je savais aussi qu’aubout de trois ou quatre ans, la mauvaise race dirait :

« Regardez ce Moïse, avec sa grossecapote brune, son chapeau penché sur la nuque et son air de bravehomme, eh bien ! pendant le blocus, il a fait arrêter unpauvre déserteur qu’on a fusillé : fiez-vous donc à la minedes juifs ! »

Voilà ce qu’on n’aurait pas manqué de dire carla seule consolation des gueux est de faire croire que tout lemonde leur ressemble.

Et puis moi-même, combien de fois ne meserais-je pas reproché la mort de cet homme dans des temps demalheur, ou durant la vieillesse, quand on n’a plus une minute derepos ! Combien de fois ne me serais-je pas dit que c’étaitune punition de l’Éternel, que ce déserteur s’acharnait surmoi !

J’aimais donc mieux arranger l’affaire tout desuite, autant que possible, et sur les six heures du matin, j’étaisdans ma vieille boutique de la halle, en train de choisir avec lalanterne, des épaulettes et mes meilleurs effets. Je les mis dansune serviette, et je les portai chez Harmantier au petit jour.

Le conseil de guerre spécial, qu’on appelaitle conseil de Ventôse, je ne sais pourquoi, devait se réunir à neufheures ; il se composait du gros major, président, de quatrecapitaines et de deux lieutenants. Le capitaine de la légionétrangère, Monbrun, devait être rapporteur, le brigadier Duphot,greffier.

Mais une chose étonnante, c’est que toute laville le savait d’avance, et qu’à sept heures les Nicaise, lesPigot, les Vinatier, etc., sortaient de leurs baraques décrépiteset remplissaient déjà toute la mairie : – la voûte,l’escalier, la grande salle en haut, – riant, sifflant, trépignant,comme les jours de combats d’ours, chez Klein, auBœuf.

On ne voit plus rien de pareilaujourd’hui ; grâce à Dieu, les gens sont devenus plus doux,plus humains ; mais, après toutes ces guerres, un déserteurfaisait moins de pitié qu’un renard pris au collet, ou qu’un loupqu’on mène à la muselière.

En voyant cela, je perdis courage ; toutel’admiration que j’avais pour le talent de Burguet ne m’empêcha pasde penser :

« Cet homme est perdu !… Quipourrait le sauver, quand la multitude vient le voir condamner etmener au bastion de la Glacière ? »

J’en fus accablé !

J’entrai dans la petite loge de Harmantier,tout tremblant, et je lui dis :

– Voici pour le déserteur. Remettez-luicela de ma part.

– C’est bien, fit-il !

Je lui demandai s’il avait confiance dansBurguet. Il leva les épaules et me répondit :

– Il faut des exemples !

Dehors, les trépignements continuaient, etlorsque je sortis, des coups de sifflet partirent du balcon, de lavoûte et de partout avec les cris de :

– Moïse !… Hé ! Moïse !…par ici !…

Mais je ne tournai pas la tête, et je rentraichez nous bien triste.

Sorlé me remit l’assignation de comparaître auconseil de guerre comme témoin, qu’un gendarme venaitd’apporter ; et jusque vers neuf heures je restai tout pensifderrière notre poêle, songeant au moyen d’excuser leprisonnier.

Sâfel jouait avec les enfants ; Zeffen etSorlé étaient descendues pour continuer à vendre noseaux-de-vie.

Quelques instants avant neuf heures, je partispour l’hôtel de ville ; il était déjà tellement plein demonde, que, sans le piquet de la porte et les gendarmes répandus àl’intérieur, les témoins auraient eu de la peine à passer.

Dans le moment où j’arrivais là-haut, lecapitaine Monbrun commençait à lire son rapport. Burguet se tenaitassis en face, la tête penchée sur la main.

On me fit entrer dans une petite salle, où setrouvaient aussi Winter, Chevreux, Dubourg, avec le gendarmeFiegel ; de sorte que nous n’entendîmes rien avant d’êtreappelés.

Contre le mur à droite, on voyait écrit engrosses lettres que ceux des témoins qui ne diraient pas la véritépasseraient au conseil, et supporteraient la même peine quel’accusé principal. Cela vous donnait à réfléchir, et je résolustout de suite de ne rien cacher d’après la justice et le bon sens.Le gendarme nous avertit aussi qu’il nous était défendu de parlerentre nous.

Au bout d’un quart d’heure, on appela Winter,et puis, de dix minutes en dix minutes, Chevreux, Dubourg etmoi.

Quand je rentrai dans la salle du conseil, lesjuges étaient tous à leur place ; le gros major avait posé sonchapeau devant lui, sur le bureau ; le greffier taillait saplume. Burguet me regarda d’un air calme. Dehors on trépignait, etle major dit au brigadier :

– Prévenez le public que si ce bruitcontinue, je vais faire évacuer la mairie.

Aussitôt le brigadier sortit, et le major medit :

– Garde national Moïse, faites votredéposition. Que savez-vous ?

Je racontai les choses simplement. Ledéserteur à gauche, entre deux gendarmes, avait plutôt l’air mortque vivant. J’aurais bien voulu le décharger de tout ; maisquand on a peur pour son propre compte, quand de vieux officiers engrande tenue, les sourcils froncés, vous regardent jusqu’au fond del’âme, le plus simple et le meilleur, c’est de ne pas mentir :un père de famille doit d’abord penser à ses enfants ! Enfin,je racontai tout ce que j’avais vu, ni plus ni moins, et finalementle major me dit :

– Cela suffit ! vous pouvez vousretirer.

Mais voyant que les autres, Winter, Chevreux,Dubourg, restaient assis sur le banc à gauche, je fis commeeux.

Presque aussitôt cinq ou six vauriens s’étantmis à trépigner, en murmurant : « À mort !… àmort !… » le président dit au brigadier de les empoigner,et, malgré leur résistance, ils furent tous conduits au violon. Lesilence s’établit alors dans la salle du conseil, mais dehors lestrépignements continuaient.

– Rapporteur, vous avez la parole, dit legros major. Ce rapporteur, que je crois voir encore, et quej’entends comme s’il parlait, était un homme de cinquante ans,trapu, la tête dans les épaules, le nez long, gros et tout droit,le front très large avec des cheveux noirs et luisants, quelquespoils de moustache et les yeux vifs. Pendant qu’il écoutait, satête tournait à droite et à gauche, comme sur un pivot ; onvoyait son grand nez et le coin de son œil, mais il ne bougeait pasles coudes de dessus sa table. On aurait dit un de ces grandscorbeaux qui semblent dormir dans les prés à la fin de l’automne etqui voient pourtant ce qui se passe autour d’eux.

De temps en temps il levait un bras en l’air,comme pour retirer sa manche, à la mode des avocats. Il était engrande tenue, et parlait terriblement bien, d’une voix claire etforte en s’arrêtant, et regardant les gens pour voir s’ils étaientde son avis ; et quand on faisait seulement une petitegrimace, aussitôt il recommençait d’une autre manière, et vousforçait en quelque sorte de comprendre malgré vous.

Moi, voyant qu’il avançait tout doucement,sans se presser ni rien oublier, pour bien faire voir que ledéserteur était en route lorsque nous l’avions pris ; qu’ilavait non seulement l’idée de se sauver, mais qu’il était déjà horsde la place, – tout aussi coupable que si nous l’avions pris dansles rangs de l’ennemi ! – pendant qu’il montrait ces chosesclairement, je m’indignais parce qu’il avait raison et jepensais :

« Maintenant, que voulez-vous qu’onréponde ? »

Et puis, quand il dit que le plus grand crimeest d’abandonner son drapeau, parce qu’on trahit ensemble son pays,sa famille, tous ceux auxquels on doit la vie, et qu’on se rendindigne de vivre ; quand il dit que le conseil de guerresuivrait la conscience de tous les gens de cœur, de tous ceux quitenaient à l’honneur de la France, qu’il donnerait un nouvelexemple de sa fermeté pour le salut du pays et la gloire del’Empereur ; qu’il montrerait aux nouvelles recrues qu’on nepeut compter que sur l’accomplissement du devoir et l’obéissance àla discipline ; quand il dit toutes ces choses avec une forceet une clarté terribles, et que j’entendis derrière nous de tempsen temps, un murmure de contentement et d’admiration, alors Fritz,j’aurais cru que l’Éternel seul pouvait sauver cet homme.

Le déserteur, les deux bras pliés sur lepupitre, la figure dessus, ne bougeait pas ; il pensait sansdoute comme moi, comme toute la salle et le conseil lui-même. – Cesvieux semblaient satisfaits, ils voyaient que le rapporteur disaittrès bien ce qu’ils pensaient depuis longtemps ; lecontentement était peint sur leur figure.

Cela dura plus d’une heure.

Le capitaine s’arrêtait quelquefois uneseconde, pour vous donner le temps de réfléchir à ce qu’il avaitdit ; j’ai toujours cru qu’il avait été procureur impérial, oumême quelque chose de plus dangereux pour ceux qui désertent.

Je me souviens qu’il finit endisant :

– Vous ferez un exemple ! vous serezd’accord avec vous-mêmes ; vous ne perdrez pas de vue qu’en cemoment la fermeté du conseil est plus nécessaire que jamais ausalut de la patrie.

Lorsqu’il s’assit, un si grand murmure desatisfaction s’éleva dans la salle, qu’il gagna tout de suitel’escalier, et qu’on entendit crier dehors :

– Vive l’Empereur !

Le gros major et les autres membres du conseilse tournèrent en souriant l’un vers l’autre, comme pourdire :

« L’affaire est entendue, le reste estpour la cérémonie ! »

Les cris redoublaient dehors. Cela dura plusde dix minutes ; à la fin, le gros major s’écria :

– Brigadier, si le tumulte continue,faites évacuer l’hôtel de ville. Commencez par la salle.

Et tout de suite le silence se rétablit, carchacun était curieux de savoir ce que Burguet pourrait répondre. Jen’aurais plus donné deux liards de la vie du déserteur.

– Défenseur, vous avez la parole, dit lemajor, et Burguet se leva.

Maintenant, Fritz, si j’avais seulement l’idéede te répéter ce que Burguet dit pendant une heure, pour sauver lavie d’un pauvre conscrit ; si je voulais te peindre sa figure,la douceur de sa voix, et puis ces cris qui vous déchiraient l’âme,et puis ses silences et ses réclamations ; si j’avais une idéepareille, je me regarderais comme un être plein d’orgueil et devanité.

Non, jamais on n’a rien entendu de plusbeau : ce n’était pas un homme qui parlait, c’était une mèrequi veut arracher son enfant à la mort. – Ah ! quelle grandechose d’avoir ce talent de toucher et de faire pleurer ceux quinous écoutent ! Mais ce n’est pas du talent, c’est du cœurqu’il faut dire.

– Quel homme n’a pas commis defaute ? Quel homme ne mérite pas de pitié ?

Voilà ce qu’il disait, en demandant au conseils’il se trouvait un seul homme sans reproches ; si jamais unemauvaise idée n’était venue aux plus braves ; s’ils n’avaientjamais eu, même un jour, même une seconde, la pensée de courir àleur village, quand ils étaient jeunes, quand ils avaient dix-huitans, quand le père, la mère, les amis d’enfance étaient tout poureux, et qu’ils ne connaissaient rien d’autre au monde ? – Unpauvre enfant sans instruction, sans connaissance de la vie, enlevédu jour au lendemain, jeté dans les armées, que peut-on luidemander ? Quelle faute ne peut-on pas lui pardonner ?Est-ce qu’il connaît la patrie, l’honneur du drapeau, la gloire deSa Majesté ? Est-ce que ces grandes idées ne lui viennent pasplus tard ?

Et puis il demandait à ces vieux s’ilsn’avaient pas de fils ; s’ils étaient sûrs que, dans le momentmême, ce fils ne commettait pas une faute entraînant la peine demort ? Il leur disait :

– Plaidez pour lui ! Quediriez-vous ?… Vous diriez : « Je suis un vieuxsoldat, j’ai versé mon sang pour la France pendant trente ans, jesuis devenu blanc sur les champs de bataille, je suis criblé deblessures, j’ai gagné chaque grade à la pointe de l’épée. Ehbien ! prenez mes épaulettes, prenez mes décorations, preneztout, mais rendez-moi mon enfant. Que mon sang soit le prix de safaute ! Il ne connaissait pas la grandeur de son crime, ilétait trop jeune, c’est un conscrit ; il nous aimait, ilvoulait nous embrasser, et puis rejoindre. Il aimait une jeunefille… Ah ! vous avez été jeunes aussi ! Pardonnez-lui…Ne déshonorez pas un vieux soldat dans son fils. »

– Vous diriez peut-être encore :« J’avais d’autres enfants… Ils sont morts pour la patrie…Comptez-lui leur sang, et rendez-moi celui-ci… c’est le dernier quime reste ! »

– Voilà ce que vous diriez, et beaucoupmieux que moi, parce que vous seriez le père, le vieux soldat quiparle de ses services ! – Eh bien ! le père de ce jeunehomme parlerait comme vous. C’est un vieux soldat de la République.Il est parti avec vous peut-être, quand les Prussiens entraient enChampagne ; il a été blessé à Fleurus… C’est un anciencompagnon d’armes !… L’aîné de ses fils est resté enRussie !… »

Et Burguet, en parlant, pâlissait ; onaurait cru que la douleur avait détruit ses forces et qu’il allaittomber. Le silence était si grand, qu’on entendait respirer toutela salle. Le déserteur sanglotait. Chacun pensait :

« C’est fini, Burguet ne peut pluscontinuer, il va falloir l’emporter ! »

Mais tout à coup, il recommençait d’une autremanière plus douce ; il parlait lentement… Il racontait la viedu pauvre paysan et de sa femme, qui n’avaient plus qu’une seuleconsolation, une seule espérance sur la terre : leurenfant !

On écoutait, on voyait ces gens, on lesentendait parler entre eux ; on voyait le vieux chapeau dutemps de la République, au-dessus de la porte. – Et quand on nepensait qu’à cela, tout à coup Burguet montrait le vieux et safemme apprenant que leur fils avait été tué, non par les Russes oules Allemands, mais par des Français… On entendait le cri de cevieux !…

Tiens, Fritz, c’était épouvantable ;j’aurais voulu me sauver. – Les officiers du conseil, dontplusieurs étaient mariés, regardaient devant eux, les yeux fixes,le poing fermé ; leurs moustaches grises tremblotaient. Lemajor avait levé deux ou trois fois la main, comme pour faire signeque c’était assez ; mais Burguet avait toujours quelque chosede plus fort à dire, de plus juste et de plus grand. Son discoursdura jusque vers onze heures, alors il s’assit ; onn’entendait plus un murmure dans les trois salles, ni dehors. Etl’autre, le rapporteur, recommença, disant que tout cela nesignifiait rien : que c’était malheureux pour le père d’avoirun fils indigne, que chacun tenait à ses enfants, mais qu’ilfallait leur apprendre à ne pas déserter en face de l’ennemi ;qu’avec toutes ces raisons, on ne fusillerait personne, que ladiscipline serait détruite de fond en comble, qu’on ne pourraitplus avoir d’armée, et que l’armée fait la force et la gloire dupays.

Burguet répliqua presque aussitôt après. Je neme rappelle pas ce qu’il dit ; tant de choses ne pouvaientm’entrer à la fois dans la tête.

Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est que,vers une heure, le conseil nous ayant fait sortir pour délibérer, –pendant qu’on reconduisait le déserteur au cachot, – on nous permitde rentrer au bout de quelques minutes, et que le major lui-même,debout sur l’estrade où l’on tire à la conscription, déclara quel’accusé Jean Belin était acquitté, et qu’il donna l’ordre de lerelâcher tout de suite.

C’était le premier acquittement depuis ledépart des prisonniers espagnols, avant le blocus ; les gueuxvenus en foule pour voir condamner et fusiller un homme nepouvaient y croire ; plusieurs criaient en dessous :

– Nous sommes trahis !

Mais le gros major dit au brigadier Descarmesde prendre le nom des criards, et qu’on irait leur rendrevisite ; alors toute cette masse dégringola des escaliers encinq minutes, et nous pûmes descendre à notre tour.

J’avais pris Burguet par le bras, les yeuxpleins de larmes.

– Êtes-vous content, Moïse ? fit-il,déjà remis et joyeux.

– Burguet, lui dis-je, Aaron lui-même, lepropre frère de Moïse et le plus grand orateur d’Israël, n’auraitpas mieux parlé que vous : c’est admirable ! Je vous doisma tranquillité. Tout ce que vous me demanderez pour un si grandservice, je suis prêt à vous le donner, selon mes moyens.

Nous descendions ; les membres du conseilde guerre nous suivaient un à un tout pensifs. Burguetsouriait.

– Est-ce bien vrai, Moïse ? fit-ilen s’arrêtant sous la voûte.

– Oui, voici ma main.

– Eh bien ! dit-il, je vous demandeun bon dîner à la Ville-de-Metz.

– Ah ! de bon cœur !

Quelques bourgeois, le père Parmentier, lepercepteur Cochois, l’adjoint Muller, attendaient Burguet au basdes marches de la mairie, pour lui faire leur compliment. Comme onl’entourait en lui serrant la main, voilà que Sâfel arrive et mesaute dans les bras : Zeffen l’envoyait chercher desnouvelles. Je l’embrassai, et je lui dis tout joyeux :

– Va prévenir ta mère que nous avonsgagné ! Qu’on se mette à table. Moi, je dîne à laVille-de-Metz avec Burguet. Dépêche-toi, mon enfant.

Il partit en courant.

– Vous dînez chez moi, Burguet, disait lepère Parmentier.

– Merci, Monsieur le maire, je suisretenu par Moïse, répondit-il ; ce sera pour une autrefois.

Et nous entrâmes bras dessus, bras dessous,dans le grand corridor de la mère Barrière, où l’on sentait encorel’odeur du rôti, malgré le blocus.

– Écoutez, Burguet, lui dis-je, nousallons dîner seuls, et vous choisirez vous-même le vin et lesviandes qui vous plaisent ; vous vous y connaissez mieux quemoi. Je vis que ses yeux reluisaient.

– Bon, bon, fit-il, c’est entendu.

Dans la grande salle, le commissaire desguerres et deux officiers dînaient ensemble ; ils tournèrentla tête et nous les saluâmes.

Je fis appeler la mère Barrière, qui vintaussitôt, son tablier sur le bras, riante et joufflue comme àl’ordinaire. Burguet lui dit deux mots à l’oreille, et tout desuite elle nous ouvrit la porte à droite en nous disant :

– Entrez, Messieurs, entrez !… Vousn’attendrez pas longtemps.

Nous entrâmes donc dans le cabinet carré, aucoin de la place, une petite chambre haute, les deux grandesfenêtres fermées avec des rideaux en mousseline, et le fourneau deporcelaine bien chauffé, comme il convient en hiver.

Une servante vint mettre les couverts, pendantque nous nous chauffions les mains sur le marbre. Burguet disait enriant :

– J’ai bon appétit, Moïse ; maplaidoirie va vous coûter cher.

– Tant mieux ! Elle ne sera jamaistrop chère pour la reconnaissance que je vous dois.

– Allons, fit-il en me posant la main surl’épaule, je ne vous ruinerai pas, mais nous dînerons bien.

Comme la table était mise, nous nous assîmesen face l’un de l’autre, dans de bons fauteuils tendres ; etBurguet, s’attachant la serviette à la boutonnière, selon sonhabitude, prit la carte. – Il réfléchit longtemps, car tu sauras,Fritz, que si les rossignols chantent bien, ils sont aussi les plusfins becs de la création ; Burguet leur ressemblait, et de levoir réfléchir ainsi, cela me réjouissait.

À la fin il parla lentement et gravement à laservante, disant :

– Ceci et cela, Madeleine, accommodé detelle façon. Et tel vin pour commencer, et tel autre vin pourfinir.

– C’est bien, monsieur Burguet, réponditMadeleine en sortant.

Deux minutes après elle nous servait une bonnecroûte au pot. En temps de blocus, c’était ce qu’on pouvaitsouhaiter de mieux ; trois semaines plus tard, on aurait étébien heureux d’en avoir une pareille.

Ensuite elle nous apporta du vin de Bordeauxchauffé dans une serviette. – Mais tu penses bien, Fritz, que je nevais pas te raconter ce dîner en détail, malgré tout le plaisir quej’ai de me le rappeler encore aujourd’hui. Crois-moi, rien n’ymanquait, ni les viandes, ni les légumes frais, toutes choses quidevenaient terriblement rares en ville depuis la fermeture desportes ; nous avions même de la salade ! Mme Barrière enconservait à la cave, dans du terreau, et Burguet voulut la fairelui-même à l’huile d’olives.

On nous servit aussi les dernières poiresfondantes qu’on ait vues à Phalsbourg, dans cet hiver de 1814.

Burguet semblait heureux, surtout quand on eutapporté la bouteille de vieux Lironcourt, et que nous trinquâmesensemble.

– Moïse, me disait-il, les yeuxattendris, si l’on me payait toutes mes plaidoiries comme vous, jerenoncerais à ma place du collège ; mais voici les premiershonoraires que je reçois.

– Et moi, Burguet, m’écriai-je, à votreplace, au lieu de rester à Phalsbourg, j’irais dans une grandeville ; les bons dîners, les bons hôtels et le reste ne vousmanqueraient pas longtemps !

– Ah ! vingt ans plus tôt ce conseilaurait été bon, fit-il en se levant ; mais à cette heure ilarrive trop tard. Allons prendre le café, Moïse.

C’est ainsi que souvent les hommes d’un grandtalent s’enterrent à droite et à gauche, dans de petits endroits oùpersonne ne se doute seulement de ce qu’ils valent. Ils prennenttout doucement leur pli, et disparaissent sans qu’on ait parléd’eux.

Burguet n’oubliait jamais d’aller au café,vers cinq heures, faire sa partie de cartes avec le vieux juifSalomon, qui vivait de cela. Lui et cinq ou six bourgeoisentretenaient grassement cet homme, qui prenait la bière et le cafédeux fois par jour à leurs dépens, sans parler des écus qu’ilempochait pour entretenir sa famille.

De la part des autres, cela ne m’étonnait pas,c’étaient des imbéciles ; mais de la part d’un esprit commeBurguet j’en étais toujours confondu ; car, sur vingt parties,Salomon ne leur en laissait gagner qu’une ou deux, et encore dansla crainte de perdre ses meilleures pratiques, en les décourageanttout à fait.

J’avais cinquante fois expliqué ces choses àBurguet ; il me donnait raison, et continuait tout de même àsuivre ses habitudes.

Lorsque nous arrivâmes au café, Salomon étaitdéjà là, dans le coin d’une fenêtre, à gauche, – sa petitecasquette crasseuse sur le nez, et sa vieille souquenille grassependant au bas du tabouret, – en train de battre les cartes toutseul. Il regarda Burguet du coin de l’œil, comme un pipeur regardeles alouettes, et semblait lui dire :

« Arrive !… Je suis ici !… Jet’attends !… »

Mais Burguet avec moi n’osait pas obéir à cevieux gueux ; il était honteux de sa faiblesse, et lui fitseulement un petit signe de tête, en allant s’asseoir à la table enface, où l’on nous servit le café.

Les camarades arrivèrent bientôt, et Salomonse mit à les plumer. Burguet leur tournait le dos ; j’essayaisde le distraire, mais son âme était avec eux ; il écoutaittous les coups et bâillait dans sa main.

Vers sept heures, comme la salle seremplissait de fumée et que les billes roulaient sur les billards,tout à coup un jeune homme, un soldat entra, regardant de tous lescôtés.

C’était le déserteur.

Il finit par nous voir, et s’approcha lebonnet de police à la main. Burguet leva les yeux et lereconnut : je vis qu’il devenait rouge ; le déserteur, aucontraire, était tout pâle, il voulait parler et ne pouvait riendire.

– Eh bien, mon ami, lui dit Burguet, vousvoilà sauvé !

– Oui, Monsieur, répondit le conscrit, etje viens vous remercier pour moi, pour mon père, pour mamère !…

– Ah ! fit Burguet en toussant,c’est bon !… c’est bon !…

Puis il regarda ce jeune homme avec tendresse,et lui demanda doucement :

– Vous êtes content de vivre ?

– Oh ! oui, Monsieur, répondit leconscrit, je suis bien content.

– Oui, dit Burguet tout bas en regardantl’horloge, depuis cinq heures ce serait fini !… pauvreenfant !

Et tout à coup, se mettant à letutoyer :

– Tu n’as rien pour boire à ma santé,dit-il, et moi je n’ai pas le sou non plus. Moïse, donnez-lui centsous.

Je lui donnai dix francs. Le déserteur voulutremercier.

– C’est bon, dit Burguet en se levant, vaboire un coup avec tes camarades. Réjouis-toi… et ne déserteplus !

Il faisait semblant de suivre le jeu deSalomon ; mais comme le déserteur disait :

– Je vous remercie aussi pour celle quim’attend ! il me regarda de côté, ne sachant plus querépondre, tant il était ému. Alors je dis au conscrit :

– Nous sommes heureux de vous avoir renduservice. Allez boire un coup à la santé de votre défenseur, etconduisez-vous bien.

Il nous regarda encore un instant, comme s’iln’avait pu s’en aller ; on voyait mille fois mieux dans safigure ses remerciements, qu’il n’aurait pu les dire. Il finit parsortir lentement en nous saluant, et Burguet acheva de prendre satasse.

Nous rêvâmes encore quelques minutes à ce quivenait de se passer. Mais bientôt l’idée me prit de revoir mafamille.

Burguet était comme une âme en peine : àchaque instant, il se levait pour regarder dans le jeu de l’un oude l’autre, les mains croisées sur le dos ; puis il venait serasseoir tout mélancolique. J’aurais été désolé de le gêner pluslongtemps, et, sur le coup de huit heures, je lui souhaitai lebonsoir, ce qui parut lui faire plaisir.

– Allons, bonne nuit, Moïse, dit-il, enme reconduisant à la porte. Mes compliments à Mme Sorlé et à MmeZeffen.

– Merci… je ne les oublierai pas.

Je partis bien content de rentrer à la maison.Quelques minutes après, j’arrivais chez nous. Sorlé vit tout desuite que j’étais gai, car, en la rencontrant sur la porte de notrepetite cuisine, je l’embrassai tout joyeux.

– Ça va bien, Sorlé, lui dis-je, tout vatrès bien.

– Oui, fit-elle, je vois que tout vabien !

Elle riait, et nous entrâmes dans la chambre,où Zeffen déshabillait David. Le pauvre petit, en chemise, vintaussitôt me tendre la joue. Chaque fois que je dînais en ville,j’avais l’habitude de lui rapporter du dessert, et, malgré ses yeuxendormis, il trouva bien vite la place de mes poches.

Voilà, Fritz, le bonheur desgrands-pères : c’est de reconnaître l’esprit et le bon sens deleurs petits-enfants.

Le petit Esdras lui-même, que Sorlé berçait,comprenait déjà qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire ; il me tendait ses petites mains et semblaitme dire :

« J’aime aussi lesbiscuits ! »

Nous en étions tous dans la joie.

Enfin, m’étant assis, je racontai ma journée,célébrant l’éloquence de Burguet et la satisfaction du pauvredéserteur. Toute la famille m’écoutait avec attendrissement. Sâfel,assis sur mes genoux, me disait à l’oreille :

– Nous avons vendu pour trois centsfrancs d’eau-de-vie.

Cette nouvelle me fit grand plaisir :quand on dépense, il faut gagner.

Vers dix heures, Zeffen nous ayant souhaitéune bonne nuit, je descendis fermer la porte et mettre la clefdessous pour le sergent, s’il rentrait tard.

Pendant que nous allions nous coucher, Sorléme répéta ce que Sâfel m’avait déjà dit, ajoutant que nous serionsà notre aise après le blocus, et que l’Éternel nous avait secourusdans ces grandes misères.

Nous étions contents et sans aucune défiancede l’avenir.

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