Le Blocus

XVII

 

Depuis cette histoire de landwehr, le sergentnous faisait peur, mais il ne s’en apercevait pas, et venaitrégulièrement prendre son petit verre de kirschenwasser.Quelquefois, le soir, il levait la bouteille en face de notre lampeet s’écriait :

– Ça baisse, père Moïse, çabaisse !… Bientôt il va falloir se mettre à la demi-ration, etpuis au quart, ainsi de suite. C’est égal, pourvu qu’il en resteune goutte, rien que l’odeur dans six mois, Trubert seracontent.

Il riait, et je m’indignais enpensant :

« Tu peux bien te contenter d’unegoutte ! Qu’est-ce qui vous manque, à vous autres ? Lesmagasins de la place sont à l’épreuve de la bombe, les grands foursde la manutention chauffent tous les jours, la boucherie fournit àchaque soldat sa ration de viande fraîche, tandis que les honnêtesbourgeois sont heureux d’avoir encore des pommes de terre et de laviande salée. »

Voilà ce que je me disais de mauvaise humeur,en lui faisant tout de même bonne mine, à cause de sa méchancetéterrible.

Et c’était la vérité, Fritz ; nos enfantseux-mêmes n’avaient plus d’autre nourriture que de la soupe auxpommes de terre, et du bœuf salé, d’où viennent une foule demaladies dangereuses.

La garnison ne manquait de rien ; malgrécela, le gouverneur faisait publier à chaque instant qu’il fallaittout déclarer, qu’on allait recommencer les visites, et que ceuxqu’on prendrait en faute seraient jugés d’après la rigueur des loismilitaires. Ces gens voulaient tout avoir pour eux, mais on ne lesécoutait pas, chacun cachait ce qu’il pouvait.

Bienheureux, en ce temps, celui qui gardaitune vache au fond de sa cave, avec quelques provisions de foin etde paille : le lait et le beurre étaient hors de prix.Bienheureux celui qui possédait quelques poules : un œuf fraisvalait à la fin de février quinze sous, et l’on ne pouvait pas enavoir. Le prix de la viande fraîche augmentait pour ainsi dired’heure en heure, et l’on ne demandait pas si c’était du bœuf ou ducheval.

Le conseil de défense avait renvoyé lespauvres de la ville avant le blocus, mais il restait encorebeaucoup d’indigents. Un grand nombre se glissaient la nuit dansles fossés par une poterne ; ils allaient déterrer quelquesracines sous la neige et couper les orties dans les bastions, pourfaire des épinards. Les sentinelles tiraient dessus ; mais quene risque-t-on pas pour manger ? Il vaut encore mieux recevoirune balle que de souffrir la faim.

Rien que de rencontrer ces êtres minables, cesfemmes qui se traînaient le long des murs, ces enfants chétifs, onsentait venir la famine, et l’on s’écriait en soi-même :

« Si l’Empereur n’arrive pas nousdélivrer, nous serons dans un mois comme ces malheureux ! Àquoi nous servira l’argent, lorsqu’un radis vaudra centlivres ? »

Alors, Fritz, on ne riait plus en voyant lespauvres petits manger de bon appétit autour de la table ; onse regardait l’un l’autre jusqu’au fond de l’âme, et ce coup d’œilsuffisait pour se comprendre.

C’est dans ces occasions que l’esprit et lebon cœur d’une brave femme se montrent. Jamais Sorlé ne m’avaitparlé de nos provisions ; je connaissais sa prudence, et jepensais bien que nous devions avoir des vivres cachés quelque part,sans en être pourtant tout à fait sûr. Aussi, le soir, en nousasseyant autour de notre maigre souper, la crainte de voir nosenfants manquer du nécessaire me faisait direquelquefois :

– Mangez !… Régalez-vous !… moije n’ai pas faim. Il me faudrait une omelette ou du poulet. Lespommes de terre ne me conviennent pas !

Je riais, mais Sorlé voyait bien ce que jepensais.

– Allons, Moïse, me dit-elle un jour,mange hardiment. Nous n’en sommes pas où tu crois ; et sipareille chose arrivait, eh bien ! sois tranquille, ontrouverait encore moyen de se tirer d’embarras. Tant que les autresauront de quoi vivre, nous ne périrons pas non plus.

Elle me rendit courage, et je me régalai debon cœur, car ma confiance reposait en elle.

Le même soir, lorsque Zeffen et les enfantsfurent couchés, Sorlé prit la lampe et me conduisit à sacachette.

Nous avions trois caves sous la maison, trèspetites et très basses ; un lattis les séparait. Contre ledernier de ces lattis, ma femme avait jeté des bottes de paillejusqu’en haut ; mais après avoir ôté la paille, nous pûmesentrer et je vis au fond deux sacs de pommes de terre, un sac defarine, et sur la petite tonne d’huile un bon morceau de bœufsalé.

Nous restâmes là plus d’une heure à regarder,à compter, à réfléchir. Ces provisions pouvaient nous mener unmois, et celles de la grande cave sous la rue, que nous avionsdéclarées au commissaire des vivres, une quinzaine de jours ;de sorte que Sorlé me dit en remontant :

– Tu vois qu’avec de l’économie nousavons ce qu’il nous faut pour six semaines. Maintenant la grandedisette commence, et si dans six semaines l’Empereur n’arrive pas,la place sera rendue. En attendant, il faut se contenter de pommesde terre et de viande salée.

Elle avait raison, mais chaque jour je voyaiscombien cette nourriture nuisait à nos enfants ; ilsmaigrissaient à vue d’œil, surtout le petit David ; ses grandsyeux brillants, ses joues creuses, son air de plus en plus abattume serraient le cœur.

Je le prenais, je le caressais ; je luidisais à l’oreille qu’après l’hiver nous irions à Saverne, et queson père le mènerait promener en voiture. Il me regardait toutrêveur, et puis il penchait la tête sur mon épaule, le bras autourde mon cou, sans répondre. – À la fin, il ne voulait plusmanger.

Zeffen aussi perdait courage ; souventelle sanglotait et me prenait son enfant, en disant qu’elle voulaitpartir, qu’elle voulait voir Baruch.

Tu ne connais pas ces chagrins, Fritz, leschagrins d’un père pour ses enfants ; ce sont les plus cruelsde tous ! Aucun enfant ne peut se figurer combien ses parentsl’aiment, et ce qu’ils souffrent de le voir malheureux.

Mais que faire au milieu de si grandesmisères ? Bien d’autres familles en France étaient encore plusà plaindre que nous.

Pendant que tout cela se passait, il faut tereprésenter toujours les patrouilles, toujours les obus le soir,toujours les réquisitions et les publications, toujours le rappelaux deux casernes et devant la mairie, les cris : « Aufeu ! » dans la nuit, le roulement des pompes, l’arrivéedes parlementaires, les bruits qui se répandent en ville que nosarmées sont en retraite, et qu’on va nous brûler de fond encomble !

Moins on sait de choses, plus les gens eninventent.

Il vaudrait mieux dire la vérité simplement.Alors chacun prendrait courage, car, dans tous les temps, j’ai vuque la vérité, même dans les plus grand malheurs, n’était jamaisaussi terrible que ces inventions. – Si les républicains se sont sibien défendus, c’est qu’ils savaient tout, c’est qu’on ne leurcachait rien, et que chacun prenait les affaires de la patrie pourson propre compte.

Mais quand on cache leurs propres affaires auxgens, comment auraient-ils confiance ? Un honnête homme n’arien à cacher, et je dis qu’il en est de même d’un gouvernementhonnête.

Enfin le mauvais temps, le froid, la disette,les bruits de toute sorte augmentaient notre misère. Les hommesqu’on avait toujours vus fermes, comme Burguet, devenaienttristes ; tout ce qu’ils pouvaient vous dire,c’était :

– Nous verrons… Il fautattendre !…

La désertion recommençait, et l’onfusillait !

Notre commerce d’eau-de-vie allaittoujours ; j’avais déjà dédoublé sept pipes d’esprit, toutesmes dettes étaient payées, il me restait mon magasin de la Halle,plein de marchandises, et dix-huit mille livres à la cave ;mais qu’est-ce que l’argent, quand on tremble pour la vie de ceuxqu’on aime ?

Le 6 mars, vers neuf heures du soir, nousvenions de souper, comme à l’ordinaire, et le sergent, en fumant sapipe, les jambes croisées près de la fenêtre, nous avait regardéssans rien dire.

C’était l’heure où le bombardementcommençait : on entendait les premiers coups de canon,derrière le fond de Fiquet ; un coup de canon de l’avancéevenait de leur répondre ; cela nous avait en quelque sorteréveillés, car nous étions tout pensifs.

– Père Moïse, me dit le sergent, lesenfants sont pâles !

– Je le sais bien, sergent, luirépondis-je avec une grande tristesse.

Il ne dit plus rien ; et comme Zeffenvenait de sortir pour pleurer, il prit le petit David sur sesgenoux et le regarda longtemps. Sorlé tenait le petit Esdrasendormi dans ses bras, Sâfel levait la nappe et roulait lesserviettes pour les mettre dans l’armoire.

– Oui, dit le sergent, il faut y prendregarde, père Moïse ; nous causerons de ça plus tard.

Je le regardai tout surpris ; il vida sapipe au bord du poêle, et sortit en me faisant signe de le suivre.Zeffen rentrait, je lui pris la chandelle dans la main. Le sergentme conduisit dans sa petite chambre au fond de l’allée, il ferma laporte, et s’assit au pied de son lit, en me disant :

– Père Moïse, ne vous effrayez pas… maisle typhus vient d’éclater encore une fois en ville ; cinqsoldats sont entrés ce matin à l’hôpital, le commandant de placeMoulin est pris… On parle aussi d’une femme et de troisenfants…

Il me regardait ; je me sentais toutfroid !

– Oui, fit-il, cette maladie-là, je laconnais depuis longtemps ; nous l’avons eue en Pologne, enRussie, après la retraite, en Allemagne. Elle vient surtout de lamauvaise nourriture.

Alors je ne pus m’empêcher de crier ensanglotant :

– Hé ! mon Dieu ! quevoulez-vous que j’y fasse ?… Si je pouvais donner ma vie pourmes enfants, tout serait bien. Mais que voulez-vous que j’yfasse ?

– Demain, père Moïse, je vous apporteraimon bon de viande, dit le sergent, et vous ferez du bouillon pourles enfants. Mme Sorlé pourra toucher le bon à la Halle, ou, sivous aimez mieux, j’irai moi-même. Vous aurez tous mes bons deviande fraîche jusqu’à la fin du blocus, père Moïse.

En entendant cela, je fus tellement touché,que j’allai lui prendre la main, en criant :

– Sergent, vous êtes un brave homme.Pardonnez-moi, j’avais une mauvaise pensée contre vous ?

– Quelle pensée ? dit-il en fronçantles sourcils.

– À cause du landwehr de laTuilerie !…

– Ah ! bon… c’est différent… çam’est bien égal ! fit-il. Si vous saviez tous leskaiserlicks que j’ai mis en bas depuis vingt ans, vous enauriez encore d’autres, de mauvaises pensées sur mon compte. Maisil ne s’agit pas de ça ; vous acceptez, père Moïse ?

– Et vous, sergent, lui dis-je, qu’est-ceque vous mangerez ?

– Ne vous inquiétez pas de moi, lesergent Trubert n’a jamais manqué de rien !

Comme je voulais le remercier, ils’écria :

– Bon… c’est entendu ! Je ne puispas vous rendre du brochet, de l’oie grasse, mais une bonne soupeen temps de blocus vaut aussi quelque chose.

Il me serrait la main en riant. Moi, j’étaisbouleversé, j’avais les yeux pleins de larmes.

– Allons, bonne nuit ! fit-il en mereconduisant à la porte, tout ira bien. Dites à Mme Sorlé que toutira bien.

Je sortis en bénissant cet homme, et jeracontai tout à Sorlé, qui fut encore plus attendrie que moi. Nousne pouvions pas refuser : c’était pour les enfants ! etdepuis huit jours on ne trouvait plus que de la viande de chevalchez les bouchers.

Le lendemain donc nous eûmes de la viandefraîche, pour faire du bouillon à ces pauvres petits. Mais laterrible maladie était déjà chez nous, Fritz. Tiens, quand j’ypense après tant d’années, cela me retourne encore le cœur.Pourtant je ne puis pas me faire de reproches : avant d’allertoucher le bon, j’avais consulté notre vieux rebbe sur laqualité de cette viande selon la loi, et il m’avaitrépondu :

– La première loi est de sauverIsraël ; or, comment Israël peut-il être sauvé, si ses enfantspérissent ?

Mais, par la suite des temps, cette autre loim’est revenue :

« L’âme de toute chair est dans le sang,c’est pourquoi j’ai dit aux enfants d’Israël : Vous nemangerez le sang d’aucune chair, car l’âme de toute chair est sonsang. Quiconque en mangera sera retranché, et quiconque mangera dequelque bête malade sera souillé. »

Dans ma grande désolation, les paroles del’Éternel me sont revenues, et j’ai pleuré.

Toutes les bêtes qu’on avait mises dans lesfossés de la place étaient malades depuis six semaines ; ellesvivaient dans la boue, sous la neige et les vents, entre lesbastions de l’arsenal et de la manutention. Les soldats, quipresque tous étaient des fils de paysans, devaient pourtant savoirqu’elles ne pouvaient pas vivre au grand air, par un froidpareil ; c’était facile de leur construire un abri. Mais quandles chefs se chargent de tout, les autres ne pensent plus àrien ; ils oublient même le métier de leur village ! etsi malheureusement ceux qui commandent ne donnent pas d’ordres,rien ne se fait.

Voilà pourquoi ces animaux n’avaient plus nichair ni graisse, voilà pourquoi ce n’étaient plus que descarcasses tremblantes de misère et de fièvre, et pourquoi leurchair souffrante, devenue malsaine, était souillée d’après la loide Dieu.

Bien des soldats en moururent. Le mauvais ventdes cadavres étendus par centaines autour de la Tuilerie, de laferme Ozillo et dans les jardins, en passant sur la ville, futaussi cause de la maladie.

La justice de l’Éternel se montre entout ; quand les vivants ne remplissent pas leurs devoirsenvers les morts, ils périssent !

Je m’étais souvenu de ces choses trop tard,c’est pourquoi je n’y pense qu’avec douleur.

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