Le Blocus

II

Le lendemain, de bonne heure, après ledéjeuner, je repris mon bâton pour retourner à Phalsbourg. Zeffenet Baruch voulaient me retenir, mais je leur dis :

– Vous ne pensez pas à la mère, quim’attend. Elle n’a plus une minute de repos, elle monte, elledescend, elle regarde à la fenêtre. Non, il faut que je parte.Maintenant que nous sommes tranquilles, Sorlé ne doit pas resterdans l’inquiétude.

Zeffen alors ne dit plus rien et remplit mespoches de pommes et de noix, pour son frère Sâfel. Je les embrassaitous de nouveau, les petits et les grands ; puis Baruch mereconduisit jusqu’au bas des jardins à l’endroit où les chemins dela Schlittenbach et de Lutzelbourg se séparent.

Toutes les troupes étaient parties, il nerestait plus que les traînards et les malades. Mais on voyaitencore la file de charrettes arrêtées dans le lointain, au haut dela côte, et des bandes de journaliers en train de creuser desfosses au revers de la route.

L’idée seule de repasser là me troublait. Jeserrai donc la main de Baruch à cet embranchement, en luipromettant de revenir avec la grand’mère, pour la circoncision, etje pris ensuite le sentier de la vallée, qui longe la Zorn àtravers bois.

Ce sentier était plein de feuilles mortes, etdurant deux heures je marchai sur le talus, rêvant tantôt àl’auberge du Soleil, à Zimmer, au maréchal Victor, – queje revoyais avec sa haute taille, ses épaules carrées, sa têtegrise, et son habit couvert de broderies. Tantôt je me représentaisla chambre de Zeffen, le petit enfant et la mère ; puis laguerre que nous risquions d’avoir, cette masse d’ennemis quis’avançaient de tous les côtés.

Je m’arrêtais quelquefois au milieu de cesvallées, qui s’engrènent à perte de vue, toutes couvertes desapins, de chênes et de hêtres, et je me disais :

« Qui sait ? les Prussiens, lesAutrichiens et les Russes passeront peut-être bientôtici ! »

Mais ce qui me réjouissait, c’était depenser :

« Moïse, tes deux garçons Itzig et Frômelsont en Amérique, loin des coups de canon ; ils sont là-bas,leur ballot sur l’épaule, ils vont de village en village et necourent aucun danger. Et ta fille Zeffen peut aussi dormirtranquille ; Baruch a deux beaux enfants, et tous les ans ilen aura, jusqu’à la fin de la guerre. Il vendra du cuir pour fairedes sacs et des souliers à ceux qui partent, mais, lui, resteradans sa maison. »

Je riais en songeant que j’étais trop vieuxpour devenir conscrit, que j’avais la barbe grise, et que lesrecruteurs n’auraient aucun de nous. Oui, je riais, en voyant quej’avais agi très sagement en toutes choses, et que le Seigneuravait en quelque sorte balayé mon sentier.

C’est une grande satisfaction, Fritz, de voirque tout va bien pour notre compte.

Au milieu de ces pensées, j’arrivaitranquillement à Lutzelbourg, et j’entrai chez Brestel, à l’aubergede la Cigogne, prendre une tasse de café noir.

Là se trouvaient Bernard, le marchand desavon, que tu n’as pas connu, – c’était un petit homme chauvejusqu’à la nuque, avec de grosses loupes sur la tête, – etDonadieu, le garde forestier du Harberg. Ils avaient posé, l’un sahotte et l’autre son fusil contre le mur, et vidaient une bouteillede vin ensemble. Brestel les aidait.

– Hé ! c’est Moïse, s’écria Bernard.D’où diable viens-tu, Moïse, de si bonne heure ?

Les chrétiens, en ce temps, avaient l’habitudede tutoyer tous les juifs, même les vieillards. Je lui répondis quej’arrivais de Saverne, par la vallée.

– Ah ! tu viens de voir les blessés,dit le garde. Que penses-tu de cela, Moïse.

– Je les ai vus, lui répondis-jetristement, je les ai vus hier soir, c’est terrible !

– Oui, tout le monde est là-hautmaintenant, dit-il, parce que la vieille Grédel des Quatre-Vents adécouvert sur une charrette son neveu Joseph Bertha, le petithorloger boiteux, qui travaillait encore l’année dernière chez lepère Goulden ; ceux de Dagsberg, de la Houpe, de Garbourgcroient qu’ils vont aussi déterrer leurs frères, leurs fils ouleurs cousins dans le tas !

Il levait les épaules d’un air de pitié.

– Ces choses sont tristes, dit Brestel,mais elles devaient arriver. Depuis deux ans, le commerce ne vaplus ; j’ai là derrière, dans ma cour, pour trois mille livresde planches et de madriers. Autrefois cela me durait six semainesou deux mois, aujourd’hui tout pourrit sur place ; on n’enveut plus sur la Sarre, on n’en veut plus en Alsace, on ne demandeplus rien, et l’on n’achète plus rien. L’auberge est dans le mêmeétat. Les gens n’ont plus le sou, chacun reste chez soi, biencontent d’avoir des pommes de terre à manger, et de l’eau fraîche àboire. En attendant, mon vin et ma bière aigrissent à la cave et secouvrent de fleurs. Et tout cela n’empêche pas les traitesd’arriver : il faut payer ou recevoir la visite del’huissier.

– Hé ! s’écria Bernard, c’est lamême chose pour tout. Mais qu’est-ce que cela peut faire àl’Empereur, qu’on vende ou qu’on ne vende pas des planches ou dusavon, pourvu que les contributions rentrent et que les conscritsarrivent ?

Donadieu vit alors que son camarade avait prisun verre de vin de trop, il se leva, remit son fusil enbandoulière, et sortit en criant :

– Bonjour, la compagnie, bonjour !Nous recauserons de cela plus tard.

Quelques instants après, ayant payé ma tassede café, je suivis son exemple.

J’avais les mêmes idées que Brestel etBernard ; je voyais que mon commerce de fer et de vieux habitsn’allait plus, et, tout en remontant la côte des Baraques, jepensais : « Tâche de trouver autre chose, Moïse. Tout estarrêté. On ne peut pourtant pas consommer son propre bien jusqu’audernier liard. Il faut se retourner… il faut trouver un article quimarche toujours… mais lequel marche toujours ? Tous lescommerces vont un temps et puis s’arrêtent. »

Et, rêvant à cela, j’avais traversé lesBaraques du Bois-de-Chênes. J’arrivais déjà sur le plateau d’oùl’on découvre les glacis, la ligne des remparts et les bastions,quand un coup de canon m’avertit que le maréchal sortait de laplace. En même temps je vis à gauche, tout au loin, du côté deMittelbronn, la file des sabres qui glissaient comme des éclairsentre les peupliers de la grande route. Les arbres étaientdépouillés de leurs feuilles, on découvrait aussi la voiture et sespostillons, qui couraient comme le vent au milieu des plumets etdes colbacks.

Les coups de canon se suivaient de seconde enseconde, les montagnes rendaient coup pour coup jusqu’au fond deleurs vallées ; et moi, songeant que j’avais vu cet homme laveille, j’en étais saisi, je croyais avoir fait un rêve.

Enfin, vers dix heures, je passais le pont dela Porte-de-France. Le dernier coup de canon tonnait sur le bastionde la poudrière ; les gens, hommes, femmes, enfants,descendaient des remparts en se réjouissant comme pour unefête ; ils ne savaient rien, ils ne pensaient à rien, les crisde Vive l’Empereur ! s’élevaient dans toutes lesrues.

Je traversais la foule, bien contentd’apporter une bonne nouvelle à ma femme, et je murmuraisd’avance : « Le petit va bien, Sorlé ! » quand,au coin de la halle, je la vis sur notre porte. Aussitôt je levaimon bâton en riant, comme pour lui dire : « Baruch estsauvé… nous pouvons rire ! »

Elle m’avait déjà compris, et rentra tout desuite ; mais dans l’escalier je la rattrapai, et je lui dis enl’embrassant :

– C’est un solide gaillard, va !Quel enfant… tout rond et tout rose ! Et Zeffen va très bien.Baruch m’a dit de t’embrasser pour lui. Où donc estSâfel ?

– Il est sous la halle, en train devendre.

– Ah ! bon.

Nous entrâmes dans notre chambre. Je m’assiset je me remis à célébrer l’enfant de Zeffen. Sorlé m’écoutait dansle ravissement, en me regardant avec ses grands yeux noirs etm’essuyant le front, car j’avais marché vite et je ne respiraisplus.

Et notre Sâfel tout à coup arriva. Je n’avaispas eu le temps de tourner la tête, qu’il était déjà sur mesgenoux, les mains dans mes poches. Cet enfant savait que sa sœurZeffen ne l’oubliait jamais, et Sorlé voulut aussi mordre dans unepomme.

Enfin, Fritz, vois-tu, quand je pense à ceschoses tout me revient, je t’en raconterais tellement que cela nefinirait jamais.

C’était un vendredi, veille du sabbat ;la schabbès-Goïé[2] devaitvenir dans l’après-midi. Pendant que nous étions encore seulsensemble à dîner et que je racontais, pour la cinq ou sixième fois,comme Zimmer m’avait reconnu, comme il m’avait introduit dans laprésence du duc de Bellune, ma femme me dit que le maréchal avaitfait le tour de nos remparts, à cheval, avec son état-major ;qu’il avait regardé les avancées, les bastions, les glacis, etqu’il avait dit, en descendant par la rue du Collège, que la placetiendrait dix-huit jours, et qu’on devait l’armer tout desuite.

Aussitôt l’idée me revint qu’il m’avaitdemandé si nous voulions nous défendre, et je m’écriai :

– Cet homme est sûr que les ennemisviendront. Puisqu’il fait mettre des canons sur les remparts, c’estqu’il sait déjà qu’on aura besoin de s’en servir. Ce n’est pasnaturel d’ordonner des préparatifs qui ne doivent servir à rien.Qu’est-ce que nous deviendrons sans commerce ? Les paysans nepourront plus entrer ni sortir, que deviendrons-nous ?

C’est alors que Sorlé montra qu’elle avait del’esprit, car elle me dit :

– Ces choses, Moïse, je les ai déjàpensées ; le fer, les vieux souliers et le reste ne se vendentqu’aux paysans. Il faudrait entreprendre un commerce en ville, pourtout le monde : un commerce où les bourgeois, les soldats etles ouvriers soient forcés de nous acheter. Voilà ce qu’il fautfaire.

Je la regardais tout surpris. Sâfel, le coudesur la table, écoutait aussi.

– C’est très bien, Sorlé, luirépondis-je, mais quel est le commerce où les soldats, lesbourgeois, tout le monde soit forcé de nous acheter… quel est cecommerce ?

– Écoute, dit-elle, si l’on ferme lesportes et si les paysans ne peuvent plus entrer, on n’apporteraplus d’œufs, ni de beurre, ni de poisson, ni de rien sur le marché.Il faudra vivre de viandes salées et de légumes secs, de farine etde tout ce qui se conserve. Ceux qui auront acheté de cela pourrontle revendre ce qu’ils voudront : ils deviendrontriches !

Et, comme j’écoutais, je fusémerveillé :

– Ah ! Sorlé ! Sorlé !m’écriai-je, depuis trente ans tu as fait mon bonheur. Oui, tu m’ascomblé de toutes les satisfactions, et j’ai dit cent fois :« La bonne femme est un diamant d’une eau pure et sanstache ! La bonne femme est un riche trésor pour sonmari ! » Je l’ai répété cent fois ! Mais en ce jour,je vois encore mieux ce que tu vaux, et je t’en estime encoredavantage.

Plus j’y pensais, plus je reconnaissais lasagesse de ce conseil. À la fin, je dis :

– Sorlé, la viande, la farine, et tout cequi se conserve est remisé dans les magasins de la place, etlongtemps ces provisions ne peuvent manquer aux soldats, parce queles chefs y ont pourvu. Mais ce qui peut manquer, c’estl’eau-de-vie qu’il faut aux hommes pour se massacrer ets’exterminer dans la guerre, et c’est de l’eau-de-vie que nousachèterons. Nous en aurons en abondance dans notre cave, nous lavendrons, et personne n’en trouvera que chez nous. Voilà ce que jepense.

– C’est une bonne pensée, Moïse,fit-elle ; tes raisons sont bonnes, je les approuve.

– Je vais donc écrire, lui dis-je, etnous mettrons tout notre argent en esprit-de-vin. Nous y mettronsde l’eau nous-mêmes, en proportion de ce que chacun voudra payer.De cette façon, le port coûtera moins que si nous faisions venir del’eau-de-vie, car on n’aura pas besoin de payer le transport del’eau, puisque nous en avons ici.

– C’est bien, Moïse, dit-elle.

Et nous fûmes d’accord.

Comme je disais à Sâfel :

– Tu ne parleras point au dehors de ceschoses !

Elle répondit pour lui :

– Tu n’as pas besoin, Moïse, de lui fairecette recommandation ; Sâfel sait bien que ces paroles sontentre nous, et que notre bien en dépend.

Et l’enfant m’en a longtemps voulu d’avoirdit : « Tu ne parleras point de cela ! » ilétait déjà plein de bon sens et se disait :

« Mon père me prend donc pour unimbécile ! »

Cette pensée l’humiliait. Plus tard, après desannées, il me l’a dit, et j’ai reconnu que j’avais eu tort.

Chacun a sa sagesse. Celle des enfants ne doitpas être humiliée, mais relevée au contraire par leurs parents.

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