Le Blocus

IX

Le lendemain, au petit jour, quand je poussailes volets de notre chambre, tout était blanc de neige : lesvieux ormes de la place, la grande rue, les toits de la mairie, dela halle et de l’église. Quelques voisins, le ferblantier Recco, leboulanger Spick, la vieille matelassière Durand ouvraient leursportes et regardaient comme éblouis, en criant :

– Hé ! voilà l’hiver !

On a beau voir cela tous les ans, c’est unenouvelle existence. On respire mieux dehors, et, dans les maisons,en est content de s’asseoir au coin de l’âtre, et de fumer sa pipeen regardant le feu rouge qui pétille. Oui, j’ai toujours senticela depuis soixante-quinze ans, et je le sens encore.

À peine avais-je poussé les volets, que Sâfelsautait de son lit comme un écureuil et venait s’aplatir le nezcontre une vitre, ses grands cheveux ébouriffés et les jambesnues.

– Oh ! la neige, disait-il, laneige ! Maintenant on va glisser sur le guévoir.

Sorlé, dans la chambre à côté, se dépêchait demettre ses jupons et d’accourir. Nous regardâmes tous quelquesinstants ; ensuite j’allai faire le feu, Sorlé passa dans lacuisine, Sâfel s’habilla vite, et tout rentra dans le courantordinaire.

Malgré la neige qui tombait, il faisait trèsfroid. Rien que de voir le feu prendre d’un coup, et de l’entendregaloper dans le poêle, on comprenait qu’il gelait à pierrefendre.

Tout en mangeant notre soupe, je dis àSorlé :

– Le pauvre sergent a dû passer une nuitterrible. Son petit verre de kirsch lui ferait jolimentplaisir.

– Oui, dit-elle, tu fais bien d’ypenser.

Elle ouvrit l’armoire et remplit de kirsch monpetit flacon de voyage.

Tu sais, Fritz, que nous n’aimons pas à entrerdans les auberges, quand nous sommes en route pour nos affaires.Chacun de nous emporte sa petite bouteille et sa croûte depain ; c’est meilleur et plus conforme à la loi del’Éternel.

Sorlé remplit donc mon flacon, et je le misdans ma poche, sous la houppelande, pour aller au corps de garde.Sâfel voulait me suivre, mais sa mère lui dit de rester, et jedescendis seul, bien content de pouvoir faire un plaisir à notresergent.

Il était environ sept heures, la quantité deneige qui tombait des toits à chaque coup de vent vous aveuglait.Mais en longeant les murs, le nez dans ma houppelande bien serréesur les épaules, j’arrivai tout de même à la porte d’Allemagne, etj’allais descendre les trois marches du corps de garde, sous lavoûte à gauche, quand le sergent lui-même ouvrit la lourde porte ets’écria :

– C’est vous, père Moïse ! Quediable venez-vous faire ici par ce froid de loup ?

Le corps de garde était plein debrouillard ; on voyait à peine au fond les hommes étendus surle lit de camp, et cinq ou six vétérans auprès du poêle, rougecomme une braise.

Je ne fis que regarder.

– Voici, dis-je au sergent, en luiprésentant ma petite bouteille, c’est votre goutte de kirsch que jevous apporte, car il a fait bien froid cette nuit, et vous devez enavoir besoin.

– Vous avez donc pensé à moi, pèreMoïse ! s’écria-t-il en me prenant par le bras et me regardantcomme attendri.

– Oui, sergent.

– Eh bien ! ça me fait plaisir.

Alors, il leva le coude et but un bon coup.Dans le même instant, on criait au loin : Quivive ? Et le poste de l’avancée courait ouvrir labarrière.

– C’est bon, fit le sergent en tapant surle bouchon et me rendant la bouteille ; reprenez ça, pèreMoïse, et merci !

Ensuite il tourna la tête du côté de lademi-lune et dit :

– Du nouveau ! qu’est-ce quec’est ?

Nous regardions tous les deux, quand unmaréchal des logis de hussards, un vieux sec et tout gris, avec desquantités de chevrons sur le bras, arriva ventre à terre.

Toute ma vie j’aurai cet homme devant lesyeux : son cheval qui fume, sa sabretache qui vole, son sabrequi sonne contre la botte, son colback et son dolman couverts degrésil ; sa figure longue, osseuse et ridée, le nez en pointe,le menton allongé, les yeux jaunes. Je le verrai toujours arrivercomme le vent, et puis sous la voûte, en face de nous, retenir soncheval qui se dresse, et nous crier d’une voix detrompette :

– L’hôtel du gouverneur,sergent ?

– La première maison à droite, maréchaldes logis. Quoi de nouveau ?

– L’ennemi est en Alsace !

Ceux qui n’ont pas vu des hommes pareils, deshommes habitués aux longues guerres et durs comme du fer, ceux-làne pourront jamais se les représenter. Et puis, il faut avoirentendu ce cri :

– L’ennemi est en Alsace !

Cela vous faisait frémir.

Les vétérans étaient sortis ; le sergentdisait en voyant le hussard attacher son cheval à la porte dugouverneur :

– Eh bien ! père Moïse, nous allonsnous regarder le blanc des yeux !

Il riait, tous les autres paraissaientcontents.

Moi, je repartis bien vite, la tête penchée,et me répétant dans l’épouvante les paroles du prophète :

« Il viendra courrier sur courrier etmessager sur messager, pour annoncer au roi que ses gués sontsurpris, que ses marais sont brûlés par le feu, et que ses hommesde guerre se retirent ; car les hommes vaillants ont cessé decombattre, ils se sont tenus dans les forteresses, leur force amanqué, et les barrières ont été rompues. Levez l’étendard sur laterre, sonnez de la trompette parmi les nations, préparez lesnations contre lui, appliquez contre lui les royaumes, ordonnezcontre lui des capitaines !… et la terre sera ébranlée, etelle sera en travail, parce que tout ce que l’Éternel a résolu seraexécuté, pour réduire le pays en désolation, tellement qu’il n’yait personne qui y habite ! »

Je voyais s’approcher ma ruine, mon espoirétait perdu.

– Mon Dieu, Moïse, s’écria ma femme en mevoyant revenir, qu’as-tu donc ? Ta figure est toutebouleversée, il se passe quelque chose de terrible !

– Oui, Sorlé, lui dis-je en m’asseyant,le temps des grandes misères est arrivé, dont le prophète adit : « Le roi du midi le heurtera de ses cornes, et leroi d’aquilon s’élèvera contre lui comme une tempête ; ilentrera dans ses terres, il les inondera, et il passeraoutre ! »

Je disais cela levant les mains au ciel. Lepetit Sâfel se serrait entre mes genoux, Sorlé me regardait, nesachant que répondre. Et je leur racontai que les Autrichiensétaient en Alsace, que les Bavarois, les Suédois, les Prussiens etles Russes arrivaient par centaines de mille, qu’un hussard étaitvenu nous annoncer ces grands malheurs, que nos esprits-de-vinétaient perdus, et que la ruine s’élevait sur nos têtes.

Alors je répandis quelques larmes, et Sorlé niSâfel ne pouvaient me consoler.

C’était la huitième heure du jour. Un grandtumulte commençait en ville ; on entendait rouler le tambouret faire les publications, on aurait cru que les ennemis arrivaientdéjà !

Mais une chose qui me revient surtout, carnous avions ouvert une fenêtre pour entendre, c’est que legouverneur prévenait les habitants de vider tout de suite leursgranges et leurs greniers à foin, et que, dans le moment où nousécoutions, une grande voiture d’Alsace, attelée de deux chevaux, –Baruch assis près du timon, Zeffen derrière, sur une botte depaille, son petit enfant dans les bras et l’autre enfant prèsd’elle, – déboucha tout à coup dans la rue.

Ils se sauvaient chez nous !

Cette vue me bouleversa, et, levant les mains,je m’écriai :

– Seigneur, maintenant écarte de moitoute faiblesse ! Tu le vois, j’ai besoin de vivre encore pources petits-enfants. Sois donc ma force, ne me laisse pointabattre !

Et tout de suite je descendis les recevoir.Sorlé et Sâfel me suivaient. C’est moi-même qui pris ma fille dansmes mains, et qui la levai pour la poser à terre, tandis que Sorléprenait les enfants et que Baruch criait :

– Nous arrivons à la dernièreheure ! On poussait la barrière quand nous sommes entrés.Beaucoup d’autres des Quatre-Vents et de Saverne resterontdehors.

Je lui répondis :

– Dieu soit loué Baruch ! Et voustous, mes chers enfants, soyez les bienvenus. Je n’ai pasgrand-chose, je ne suis pas abondant en biens, mais tout ce quej’ai, vous l’avez… tout est à vous… Venez !…

Et nous montâmes, Zeffen, Sorlé et moi,portant les enfants, tandis que Baruch restait encore en bas pourdécharger ce qu’ils avaient apporté, puis il vint à son tour.

En ce moment les rues se remplissaient depaille et de foin qu’on jetait des greniers. Le vent s’était calmé,la neige ne tombait plus. Peu de temps après, les cris et lespublications cessèrent.

Sorlé s’était dépêchée de servir quelquesrestants de notre souper, avec une bouteille de vin, et Baruch,tout en mangeant, nous racontait que l’épouvante était en Alsace,que les Autrichiens avaient tourné Bâle, qu’ils s’avançaient àmarches forcées sur Schlestadt, Neuf-Brisach et Strasbourg, aprèsavoir entouré Huningue.

– Tout se sauve, disait-il ; oncourt vers la montagne, on emporte sur sa charrette ce qu’on a deplus précieux, on pousse les troupeaux dans les bois. Le bruit serépand déjà qu’on a vu des bandes de Cosaques à Mutzig, mais cen’est guère possible, puisque l’armée du maréchal Victor est dansle Haut-Rhin, et que des dragons passent tous les jours pour lerejoindre ; comment auraient-ils pu traverser ses lignes sanslivrer bataille ?

Voilà ce qu’il disait. Nous l’écoutions avecune grande attention, lorsque le sergent arriva. Il venait de finirson service, et restait debout sur la porte, nous regardant toutétonné.

Alors je pris Zeffen par la main, et jedis :

– Sergent, voici ma fille, voici mongendre, et voici mes petits-enfants, dont je vous ai parléquelquefois. Ils vous connaissent, car dans mes lettres, je leur airaconté combien nous vous aimions. Le sergent regardait Zeffen.

– Père Moïse, répondit-il, vous avez unefille très belle, et votre gendre me paraît un brave homme.

Ensuite il prit dans les bras de Zeffen lepetit Esdras, et le leva en lui faisant une grimace ; etl’enfant riait, de sorte que tout le monde était content. L’autrepetit ouvrait de grands yeux.

– Mes enfants viennent pour rester avecmoi, dis-je au sergent ; vous leur pardonnerez de faire un peude bruit dans la maison, n’est-ce pas ?

– Comment, père Moïse, s’écria-t-il, jeleur pardonnerai tout ! N’ayez pas de soucis, ne sommes-nouspas de vieux amis ?

Et tout de suite, malgré ce que nous pûmesdire, il choisit une autre chambre donnant sur la cour.

– Il faut que toute la nichée soitensemble, disait-il. Moi, je suis l’ami de la famille, le vieuxsergent qui ne veut troubler personne, pourvu qu’on soit content dele voir.

Je fus tellement attendri, que je me levai luiprendre les deux mains.

– Le jour où vous êtes entré dans mamaison est un jour béni, lui dis-je les larmes aux yeux ; quel’Éternel en soit remercié !

Il s’écriait en riant :

– Allons donc, père Moïse, allonsdonc ! ce que je fais n’est-il pas tout naturel ?Pourquoi vous en étonner ?

Aussitôt il sortit prendre ses effets et lesporta dans sa nouvelle chambre ; puis il descendit, ne voulantpas nous gêner davantage.

Comme on se trompe pourtant ! Ce sergent,que Frichard nous avait envoyé pour notre désolation, au bout dequinze jours était un des nôtres ; il aurait tout fait pournous être agréable, et, malgré le nombre des années qui se sontécoulées depuis, je ne puis songer à ce brave homme sansattendrissement.

Quand nous fûmes seuls, Baruch nous prévintqu’il ne pourrait pas rester à Phalsbourg, qu’il était venu nousamener sa famille, avec toutes les provisions qu’il avait putrouver dans le premier moment de trouble ; mais qu’au milieude dangers pareils, quand l’ennemi ne pouvait tarder à paraître,son devoir était de garder la maison, et d’empêcher autant quepossible le pillage de leurs marchandises.

Cela nous paraissait raisonnable, et nousattrista tout de même : on se figurait le chagrin de vivreloin les uns des autres, de ne plus recevoir de nouvelles, d’êtretoujours dans l’inquiétude sur le sort de ceux qu’on aime !…Et pourtant chacun s’occupait de ses affaires : Sorlé etZeffen arrangeaient le lit des enfants, Baruch montait lesprovisions qu’il avait apportées, Sâfel jouait avec les deuxpetits, et moi j’allais et je venais, rêvant à nos malheurs.

Enfin, lorsque Zeffen et les enfants furentétablis dans la belle chambre, comme la porte d’Allemagne étaitdéjà fermée et que celle de France devait l’être à deux heures auplus tard, pour laisser sortir les étrangers de la ville, Baruchs’écria :

– Zeffen, voici le moment !

À peine eut-il prononcé ces mots, que lagrande désolation commença : les cris, les embrassades et leslarmes !

Ah ! c’est un grand bonheur d’être aimé,c’est le seul vrai bonheur de la vie, mais quel chagrin de seséparer !… Et comme on s’aimait chez nous !… comme Zeffenet Baruch s’embrassaient !… comme ils se passaient les petitsenfants… comme ils les regardaient… et se remettaient àsangloter !

Que dire dans un instant pareil ? Assisprès de la fenêtre, les mains sur ma figure, je n’avais pas laforce d’élever la voix ; je pensais :

« Mon Dieu, faut-il qu’un seul hommetienne le sort de tous entre ses mains ! Faut-il que par saseule volonté, et pour la satisfaction de son orgueil, tout soitconfondu, bouleversé, séparé ! Mon Dieu, ces misères nefiniront-elles jamais ? N’auras-tu jamais pitié de tes pauvrescréatures ? »

Je ne levais pas les yeux, j’écoutais cesplaintes qui me déchiraient le cœur, et qui se prolongèrentjusqu’au moment où Baruch, voyant Zeffen abattue et sans force, sesauva, criant :

– Il le faut !… il le faut !…Adieu, Zeffen !… adieu, mes enfants !… adieu,tous !…

Personne ne le suivit !

Nous entendîmes rouler la voiture quil’emportait, et, depuis, ce fut la grande tristesse, cettetristesse dont il est dit :

« Nous nous sommes tenus auprès du fleuvede Babylone, et même nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion. –Nous avons suspendu nos harpes aux saules. – Quand ceux qui nousavaient emmenés nous ont demandé de chanter des cantiques, etqu’ils nous ont dit : « Chantez-nous quelques cantiquesde Sion ! » nous avons répondu : « Commentchanterions-nous les cantiques de l’Éternel dans une terreétrangère ? »

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