Le Blocus

VI

Maintenant, Fritz, je vais te raconter unechose qui m’a souvent fait penser que l’Éternel se mêle de nosaffaires, et qu’il conduit tout pour le mieux. Dans les premiersmoments, on trouve cela terrible, on s’écrie :

– Seigneur, ayez pitié de nous !

Et plus tard on s’étonne de voir que tout abien marché.

Tu sais que le secrétaire de la mairieFrichard m’en voulait. C’était un petit vieux, sec, jaune, laperruque rousse, les oreilles plates et les joues creuses. Ce gueuxne cherchait qu’à me nuire, et bientôt il en trouva l’occasion.

Plus le blocus approchait, plus les genscherchaient à vendre, et le lendemain même des bonnes nouvelles quej’avais reçues d’Amérique, un vendredi, jour de marché, tantd’Alsaciens et de Lorrains arrivèrent avec leurs grandes hottes etleurs grands paniers d’œufs frais, de beurre, de fromage, devolailles, etc., que la place en était encombrée.

Tout ce monde voulait avoir de l’argent, pourle cacher dans sa cave ou sous un arbre du bois voisin, car tusauras qu’en ce temps de grandes sommes ont été perdues : destrésors qu’on retrouve d’année en année, au pied d’un chêne ou d’unhêtre, et qui viennent de la peur qu’on avait des Allemands et desRusses, en songeant qu’ils allaient tout piller et ravager, commenous avions fait chez eux. Les gens sont morts, ou bien ils n’ontplus trouvé la place de leur argent, voilà pourquoi tout est restédans la terre.

Enfin, ce jour-là, 11 décembre, il faisaittrès froid, la gelée vous entrait jusqu’à la moelle des os, mais ilne tombait pas encore de neige. Je descendis de grand matin engrelottant, ma camisole de laine bien boutonnée et le bonnet deloutre sur la nuque.

La petite et la grande place fourmillaientdéjà de monde criant et se disputant sur les prix. Je n’eus que letemps d’ouvrir ma boutique et de pendre ma grosse balance à lavoûte ; des quantités de paysans stationnaient sur la porte,demandant les uns des clous, les autres du fer à forger, etquelques-uns apportant leur propre ferraille, dans l’espoir de lavendre.

On savait que, si les ennemis arrivaient, iln’y aurait plus moyen d’entrer en ville, et c’est pourquoi toutecette foule venait, les uns vendre et les autres acheter.

J’ouvris donc et je me mis à peser. Onentendait dehors passer les rondes ; les postes étaient déjàdoublés partout, les ponts-levis en bon état et les barrières del’avancée ferrées à neuf. On n’avait pas encore déclaré l’état desiège, mais nous étions comme l’oiseau sur la branche : lesdernières nouvelles de Mayence, de Sarrebruck et de Strasbourgannonçaient l’arrivée des alliés sur l’autre rive duRhin !

Moi, je ne songeais qu’à mes eaux-de-vie, ettout en vendant, en pesant, en touchant l’argent, cette idée ne mequittait pas ; elle était en quelque sorte plantée entre mesdeux sourcils.

Cela durait depuis environ une heure, quandtout à coup Burguet parut à ma porte, sous la petite voûte,derrière la masse de paysans pressés, et me dit :

– Moïse, venez une minute, j’ai quelquechose à vous dire.

Je sors.

– Entrons dans votre allée, medit-il.

J’étais tout étonné, car il avait l’air grave.Les paysans, derrière, criaient :

– Nous n’avons pas de temps à perdre,dépêche-toi, Moïse !

Mais je n’écoutais rien. Dans l’allée, Burguetme dit :

– J’arrive de la mairie, où l’on s’occupede rédiger un rapport au préfet sur l’esprit de notre population,et je viens d’apprendre par hasard qu’on vous envoie le sergentTrubert à loger.

Ce fut un véritable coup pour moi ; jem’écriai :

– Je n’en veux pas… je n’en veuxpas ! Depuis quinze jours, j’ai logé six hommes, ce n’est pasmon tour.

Il me répondit :

– Calmez-vous et ne criez pas, vous neferiez qu’empirer votre affaire.

Je répétais :

– Jamais… jamais ce sergent n’entrerachez moi, c’est une abomination !… Un homme comme moi,tranquille, qui n’a jamais fait de mal à personne, qui ne demandeque la paix !…

Et comme je criais, Sorlé, son panier sous lebras pour aller au marché, descendit en demandant ce que c’était.Alors Burguet lui dit :

– Écoutez, madame Sorlé, soyez plusraisonnable que votre mari. Je comprends son indignation, etpourtant, quand une chose est inévitable, il faut courber la tête.Frichard vous en veut, il est secrétaire de la mairie, il distribueles billets de logement d’après une liste. Eh bien, il vous envoiele sergent Trubert, un homme violent, mauvais, j’en conviens, maisqui veut être logé comme les autres. À tout ce que j’ai dit envotre faveur, Frichard répondait toujours : « Moïse estriche… Il a fait échapper ses garçons de la conscription… il doitpayer pour eux. » Le maire, le gouverneur, tout le monde luidonnait raison. Ainsi, voyez !… Je vous parle en ami ;plus vous résisterez, plus le sergent vous fera d’avanies, plusFrichard rira ; vous n’aurez point de recours… Soyezraisonnables !

Ma colère, en apprenant que je devais cesmisères à Frichard, fut encore plus grande ; je voulus crier,mais ma femme me posa la main sur le bras en disant :

– Laisse-moi parler, Moïse. M. Burguet araison, je le remercie beaucoup de nous avoir prévenus. Frichardnous en veut… c’est bon !… tout sera sur son compte, et nousréglerons plus tard. Maintenant, quand le sergent doit-ilvenir ?

– À midi, répondit Burguet.

– C’est bien, dit ma femme, il a droit aulogement, au feu et à la chandelle ; nous ne pouvons pas allercontre, mais Frichard payera tout cela.

Elle était pâle, et je l’écoutais, voyant bienqu’elle avait raison.

– Calme-toi, Moïse, me dit-elle ensuite,et ne crie pas ; laisse-moi faire.

– Enfin, voilà ce que j’avais à vousdire, fit Burguet, c’est un tour abominable de Frichard. Je verraipar la suite s’il est possible de vous débarrasser du sergent. Àcette heure, je retourne à mon poste.

Sorlé venait de partir pour le marché. Burguetme serra la main, et, comme les paysans redoublaient leurs cris, jefus bien forcé de retourner à ma balance.

La colère me possédait. Je vendis en ce jourpour plus de deux cents francs de fer, mais mon indignation contreFrichard, et la peur que j’avais du sergent ne me laissaient jouirde rien ; j’aurais vendu dix fois plus, que cela ne m’auraitpas calmé.

« Ah ! le brigand ! medisais-je en moi-même, il ne me laisse pas de repos, je n’auraiplus de tranquillité dans cette ville. »

Sur le coup de midi, comme le marché finissaitet que les gens s’en allaient par la porte de France, je refermaima boutique et je montai chez nous en pensant :

« Je ne serai plus rien dans ma propremaison, ce Trubert va se faire maître chez nous. Il nous traiterade haut en bas, comme des Allemands ou des Espagnols. »

J’étais désolé. Mais, au milieu de cettedésolation, sur l’escalier, je sentis tout à coup une bonne odeurde cuisine, et je me redressai tout surpris, car c’était une odeurde poisson et de rôti, comme les jours de fête.

J’allais ouvrir la porte, quand Sorlé parut enme disant :

– Entre dans ton cabinet, fais-toi labarbe et mets une chemise propre.

En même temps, je vis qu’elle s’était aussihabillée comme pour un jour de sabbat, avec ses boucles d’oreilles,sa jupe verte et son fichu de soie rouge.

– Mais pourquoi donc, Sorlé, faut-ilfaire ma barbe ? m’écriai-je.

– Va… va… dépêche-toi, nous n’avons pasde temps à perdre, répondit-elle.

Cette femme avait tant de bon sens, elle nousavait tant de fois tiré de méchantes affaires par son esprit, queje ne dis plus rien, et que j’allai me faire la barbe et mettre unechemise blanche dans ma chambre à coucher.

Comme je mettais ma chemise, j’entendis lepetit Sâfel crier :

– C’est lui, memmé, levoilà !

Puis des pas montèrent l’escalier, etquelqu’un se mit à dire d’un ton rude et brusque :

– Holà !… vous autres, hé !

Je pensai : « C’est lesergent, » et j’écoutai.

– Hé ! voici notre sergent !s’écria Sâfel d’un air de triomphe.

– Ah ! tant mieux, répondit ma femmed’une voix agréable. Entrez, Monsieur le sergent, entrez. Nous vousattendions. Je savais que nous aurions l’honneur d’avoir unsergent ; ça nous faisait un bien grand plaisir, parce quenous n’avons jamais eu que de simples soldats. Donnez-vous la peined’entrer, Monsieur le sergent.

C’est ainsi qu’elle parlait d’un air decontentement, et je pensais :

« Ô Sorlé, Sorlé ! femme d’esprit,femme de bon sens ! Maintenant tout est clair, je vois tafinesse… Tu veux adoucir ce mauvais gueux ! Ah ! quellefemme tu as, Moïse ! réjouis-toi, réjouis-toi. »

Je me dépêchai de m’habiller, riant enmoi-même ; et j’entendis l’autre, cette bête de sergent,dire :

– Oui, oui, c’est bon !… Mais il nes’agit pas de ça ! Voyons ma chambre, mon lit, On ne me payepas avec de belles paroles, moi ; le sergent Trubert estconnu.

– Tout de suite, Monsieur le sergent,tout de suite lui répondit ma femme. Voici votre chambre et votrelit. Voyez, c’est ce que nous avons de mieux.

Alors ils rentraient dans l’allée, etj’entendais Sorlé ouvrir la porte de la belle chambre, où nouslogions Baruch et Zeffen, quand ils venaient à Phalsbourg.

Je m’approchai tout doucement. Le sergentenfonçait le poing dans le lit, pour voir s’il était tendre ;Sorlé et Sâfel, derrière, regardaient en souriant. Il inspectaittous les coins en fronçant les sourcils. Jamais, Fritz, tu n’as vude figure pareille : la moustache grise hérissée, le nezmince, long, recourbé sur la bouche, le teint jaunâtre, avec degrosses rides ; il traînait la crosse de son fusil sur leplancher, sans faire attention à rien, et murmurait je ne saisquoi, de mauvaise humeur :

– Hum !… hum !… Qu’est-ce quec’est que ça, là-bas ?

– C’est la cuvette pour se laver,monsieur le sergent.

– Et ces chaises, est-ce que c’estsolide ?… Est-ce que ça tient ?

Il tapait les chaises brusquement à terre. Onvoyait qu’il aurait voulu trouver quelque chose à redire.

En se retournant, il me vit, et, me regardantde travers :

– Vous êtes le bourgeois ?fit-il.

– Oui, sergent, c’est moi.

– Ah !

Il posa son fusil dans un coin, jeta son sacsur la table et dit :

– Ça suffit !… Qu’on me laisse.

Sâfel venait d’ouvrir la cuisine, la bonneodeur du rôti entrait dans la chambre.

– Monsieur le sergent, dit Sorlé d’un airagréable, pardonnez-moi, j’aurais quelque chose à vousdemander.

– Vous ! fit-il en la regardantpar-dessus l’épaule, quelque chose à me demander ?

– Mais oui. Ce serait de nous faire leplaisir, puisque vous logez maintenant chez nous et que vous serezen quelque sorte de la famille, d’accepter au moins une fois notredîner.

– Ah ! ah ! dit-il en tournantle nez du côté de la cuisine, c’est différent.

Il avait l’air de réfléchir, pour savoir s’ilnous ferait cette grâce. Nous attendions ce qu’il allait répondre,lorsqu’il renifla de nouveau et dit en jetant sa giberne sur lelit :

– Allons… soit !… nous allons voirça !…

Je pensais :

« Canaille, si je pouvais te faire mangerdes pommes de terre !… »

Mais Sorlé paraissait contente et luidisait :

– Par ici, Monsieur le sergent, par ici,s’il vous plaît. En entrant dans la salle à manger, je vis que toutétait préparé comme pour un prince : le plancher balayé, latable mise avec soin, la nappe blanche, et nos couverts d’argentprès des assiettes.

Sorlé fit asseoir le sergent au haut de latable, dans mon fauteuil ; il trouvait cela tout naturel.

Notre servante apporta la grande soupière etleva le couvercle ; l’odeur d’une bonne soupe à la crème serépandit dans la chambre, et le dîner commença.

Fritz, je pourrais te raconter ce dîner endétail ; mais, tu peux me croire, jamais ni toi ni moi n’enavons mangé de meilleur. Nous avions une oie rôtie, un brochetmagnifique, de la choucroute, enfin tout ce qu’on peut souhaiterpour un grand et beau dîner ; et tout était accommodé parSorlé dans la dernière perfection. Nous avions aussi quatrebouteilles de beaujolais chauffées dans des serviettes, comme ilconvient en hiver, et du dessert en abondance.

Eh bien ! croirais-tu que le gueux aitfait une seule fois la mine de trouver cela bon ? Croirais-tuque pendant ce dîner, qui dura jusque vers deux heures, l’idée luisoit venue une seule fois de dire : « Ce brochet estexcellent ! » ou : « Cette oie grasse est bienaccommodée ! » ou bien encore : « Vous avez detrès bon vin ! » ou quelque autre chose qu’on sait faireplaisir à ceux qui nous régalent, et qui récompense une bonnecuisinière de ses peines ?… Eh bien ! non, Fritz, pas uneseule fois ! On aurait dit qu’il avait l’habitude de faire desdîners pareils. Et même, plus ma femme le flattait, plus elle luidonnait de bonnes paroles, plus il se rebiffait, plus il fronçaitle sourcil, plus il nous observait tous d’un air de défiance, commesi nous avions voulu l’empoisonner.

De temps en temps je regardais Sorlé toutindigné ; mais elle riait toujours, elle donnait toujours lesmeilleurs morceaux au sergent, elle remplissait toujours sonverre.

Deux ou trois fois je voulusm’écrier :

« Ah ! Sorlé, comme tu fais bien lacuisine !… Ah ! que cette farce est bonne !… »Mais tout de suite le sergent me regardait en dessous, comme pourdire : « Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce que tuveux me donner des leçons, par hasard ? Est-ce que je ne saispas mieux que toi si c’est bon au mauvais ? »

Et je me taisais. J’aurais voulu le voir àtous les diables ; tous les morceaux qu’il avalait en silencem’indignaient de plus en plus. Malgré cela, l’exemple de Sorlém’encourageait à faire bonne mine, et vers la fin jepensais :

« Maintenant, puisque le dîner est mangé…puisque c’est presque fini… continuons à la grâce de Dieu. Sorlés’est trompée, mais c’est égal, son idée était bonne, excepté pourun gueux pareil ! »

Et c’est moi-même qui dis d’apporter le café.J’allai aussi chercher les bouteilles de kirschenwasser et de vieuxrhum dans l’armoire ; le sergent demanda :

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est du rhum et du kirschenwasser, duvieux kirschenwasser de la Forêt-Noire, lui répondis-je.

– Ah ! fit-il en clignant de l’œil,chacun dit : « J’ai du kirschenwasser de laForêt-Noire ! » C’est facile à dire, mais on ne trompepas le sergent Trubert ; nous allons voir ça !

En prenant le café, il remplit deux fois sonverre de kirschenwasser, et chaque fois il dit :

– Hé ! hé ! reste à savoir sic’est du vrai !…

J’aurais voulu lui jeter la bouteille à latête.

Comme Sorlé allait lui verser un troisièmeverre, il se leva, disant :

– C’est assez… merci ! Les postessont doublés, ce soir je serai de garde à la porte de France.Enfin, le dîner n’était pas mauvais. Si vous m’en donnez de pareilsde temps en temps, nous pourrons nous entendre.

Il ne riait pas, et même il avait encore l’airde se moquer de nous.

– On fera son possible, Monsieur lesergent, répondit Sorlé, pendant qu’il rentrait dans sa chambre etqu’il prenait sa capote pour sortir.

– Nous verrons, fit-il en descendantl’escalier, nous verrons !

Jusqu’alors je n’avais rien dit, mais, quandil fut en bas, je m’écriai :

– Sorlé, jamais, non, jamais on n’a vu degueux pareil, jamais nous ne pourrons nous entendre avec cethomme ; il nous fera tous sauver de la maison.

– Bah ! bah ! Moïse,répondit-elle en riant, je ne pense pas comme toi. J’ai justementl’idée contraire ; nous serons bons amis, tu verras, tuverras !

– Ah ! Dieu t’entende ! luidis-je, mais je n’ai pas confiance.

Elle riait en levant la nappe, et elle medonnait tout de même un peu d’espérance, car cette femme avait unegrande finesse, et je reconnaissais en elle un grand jugement.

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