Le Blocus

LE CAPITAINE ROCHART

 

RÉCIT MILITAIRE

C’est au temps où les Prussiens entraient enChampagne, le 20 septembre 1792, me dit le capitaine Rochart, queje partis de Saint-Quirin avec le vieux Pierron, ségare auBlanc-Ru, et cent cinquante autres garçons de notre pays. Pierronavait été, quinze ou vingt ans avant, sergent au régiment deRoyal-Normandie ; il marchait à notre tête sur une vieillebique, et criait :

– À bas le despotisme !… vaincre oumourir !…

Nous lui répondions en chantant :

– Vive le son du canon !…

Au haut de la côte de Hesse, avant dedescendre à Sarrebourg, notre troupe fit halte et nomma Pierroncommandant. Nous n’étions encore que cent cinquante ! mais letocsin sonnait partout, et de village en village d’autrespatriotes, des garçons et des pères de famille, venaient nousrejoindre. À chaque endroit on changeait les fourches et les bâtonscontre des fusils ; les femmes elles-mêmes nous enapportaient ; de sorte que le sixième jour, à Bar-le-Duc,derrière Nancy, nous étions déjà plus de mille, et presque tousbien armés.

C’est à Bar-le-Duc qu’on nous appela le1er bataillon des chasseurs Francs-Montagnards. Nousreçûmes aussi des chapeaux à cornes, des souliers, des gilets etdes guêtres. Les environs fourmillaient de volontaires ; il enarrivait de tous les côtés, en blouse, en veste, en carmagnole, ensabots, avec des pioches, des fourches, des bâtons. Les unss’appelaient bataillon des Amis de la patrie, bataillon des Amis dela liberté, bataillon des Phocéens, de Popincourt, de l’Union, desVengeurs, etc. – On aurait cru que la liberté ne pouvait jamaispérir.

Les trois quarts de ces gens ne savaient pasencore emboîter le pas ; et malgré la pluie qui leur collaitles habits sur le dos, malgré la boue qui les couvrait jusquepar-dessus la tête, ils ne finissaient pas de crier :

– En route !… À l’ennemi !…

Des lignes de Prussiens défilaient enville ; la bataille de Valmy venait d’être gagnée.

À mesure qu’on arrivait de l’intérieur, desofficiers vous passaient en revue et vous inscrivaient commevolontaires. Tous ceux que les nouveaux bataillons avaient nomméscommandants restaient commandants, les capitaines restaientcapitaines ; ceux qui n’étaient rien se contentaient d’êtrevolontaires et de marcher pour la patrie.

Cet enthousiasme ne reviendra plus ! Onne verra plus des vieillards, des pères de famille, des hommes detoutes les provinces se choisir des chefs de vingt ans, parcequ’ils les croyaient plus capables qu’eux ; aujourd’hui chacunse choisirait lui-même, ou bien il choisirait ceux qui pourraientle faire avancer.

Enfin voilà comment je fus engagé dans le1er bataillon des chasseurs Francs-Montagnards, qu’ondirigea tout de suite sur l’armée du Rhin, et qui prit part à labataille de Lendsbourg en 1792, sous Custine ; au déblocus deLandau, sous Hoche, en 1793 ; au blocus de Mayence, en1794 ; au passage du Rhin, à la reprise de Dusseldorf, en1795 ; aux combats de Renchen et de Rastadt, à la bataille deNéresheim, et finalement à la retraite de Moreau en 1796, après ladéfaite de Jourdan par l’archiduc Charles.

Le bataillon soutenait la retraite jusqu’aucombat de Biberach ; il était à l’arrière-garde.

On pense bien que nous avions appris lamanœuvre, depuis quatre ans. Le 1er bataillon dechasseurs-francs avait été refondu plusieurs fois. J’étais alorssergent-major ; je fus nommé sous-lieutenant, en repassant leRhin à Huningue, le 26 octobre de cette année.

Notre pauvre vieux commandant avait été tuédans le dernier combat ; c’est Jean Roche, ancien charpentierà Voyer, qui le remplaça.

À mesure que les troupes rentraient, ellesprenaient garnison en Alsace ; une partie seulement resta surla rive droite, pour défendre le fort de Kehl. Le bataillon futenvoyé d’abord à Schlestadt, ensuite à Neuf-Brisach.

Nous avions presque toujours été en campagne.Nous connaissions déjà les fournisseurs et les voleurs quifrappaient des réquisitions en vins, en graines, en fourrages, surles ennemis soi-disant pour les armées, et qui mettaient presquetout dans leurs poches ; mais nous ne connaissions pas lestroubles de l’intérieur : nous ne savions pas que plus desoixante mille émigrés et prêtres réfractaires étaient rentrés enFrance, qu’ils couraient le pays pour exciter les vengeances,qu’ils assassinaient les acquéreurs de biens nationaux dans l’Ouestet dans le Midi, qu’ils rachetaient les châteaux pour rien, enrépandant la terreur, qu’ils arrêtaient les diligences sur lesgrandes routes, que les prêtres rétablissaient leurs diocèses,qu’ils prêchaient ouvertement la révolte, et que ces aristocratess’appelaient les Jacobins blancs !

La fureur fut dans l’armée. On voulait marchersur Paris pour rétablir l’ordre ; mais le général Moreau nebougeait pas : il connaissait déjà la trahison de Pichegru,son ancien chef, et se tenait tranquille, Hoche préparait sadescente en Angleterre. Un seul général – Bonaparte –parlait ; il écrivait de l’Italie :

« Tremblez, traîtres, de l’Adige à laSeine il n’y a qu’un pas, et le prix de vos iniquités est au boutde nos baïonnettes. »

Ce général nouveau, pendant notre dernièrecampagne et notre retraite, était entré en Italie, en remportantvictoire sur victoire, à Montenotte, à Millesimo, à Dego, àMondovi ; il avait passé le pont de Lodi et battu deux arméesd’Autrichiens et de Piémontais. – Personne d’entre nous ne leconnaissait ; on disait seulement que c’était un ancien ami deRobespierre ; mais il faisait des proclamations en appelantses soldats les premiers soldats du monde, et cela nous mettait demauvaise humeur.

Nous avions repoussé deux invasions, nousavions conquis la Belgique et la Hollande, nous avions pacifié laVendée, nous étions restés maîtres de la rive gauche du Rhin,depuis la mer jusqu’à Bâle, c’était pourtant aussi quelquechose.

Mais les victoires de Bonapartecontinuaient ; il recommençait ses grands coups à Lonato, àCastiglione, à Bassano. Dans ce temps chacun tenait pour songénéral ; nous regardions Hoche, Jourdan, Kléber, Moreau,comme les premiers généraux de la République, et nous pensions qu’àforce de se hasarder, Bonaparte finirait par une grandedébâcle.

Plusieurs de nos anciens, le capitaine Benoît,le chef de brigade Cohin et nous tous, en voyant aux bulletins del’armée d’Italie tous ces milliers d’ennemis restés sur le champ debataille, nous pensions qu’il en mettait quatre fois plus que soncompte. Et quand nous lisions ces proclamations, où les femmes etles filles devaient accourir à la rencontre des vainqueursd’Italie, qui n’auraient qu’à dire : « J’étais de l’arméeconquérante d’Italie ! » pour avoir leur admiration, nousétions indignés.

Le chef de brigade Cohin s’écriaitsouvent :

– Je voudrais bien voir Moreau manœuvreravec trente mille d’entre nous, contre trente mille des autres,commandés par Bonaparte !

Il riait et clignait de l’œil.

Malgré cela, quand Bonaparte entra dans leTyrol, en repoussant l’archiduc Charles, et que nous reçûmesl’ordre de repasser le Rhin pour voler à son secours, toute l’arméeétait contente. Mais nous avions à peine culbuté les Autrichiens àDiersheim, et Hoche venait à peine de les battre à Heddersdorf, surnotre gauche, qu’on apprit la signature des préliminaires deLéobon. Bonaparte s’était dépêché de faire la paix : ilvoulait avoir toute la gloire pour lui seul !

Tout le monde répétait que nous étionssacrifiés, qu’il ne fallait pas accepter les préliminaires, quec’était contre l’honneur de l’armée du Rhin ; mais la nationcélébrait la paix avec enthousiasme : il fallut rentrer enFrance.

La fureur de nos soldats contre ceux d’Italieétait si grande que dans toutes les garnisons où par malheur ils setrouvaient ensemble, on avait des dix et douze duels par jour. En1799, à Metz, ils commençaient même à se fusiller d’une caserne àl’autre, quand on se dépêcha d’évacuer ceux du Rhin sur la Suisse,et ceux qui restaient d’Italie sur la Hollande.

J’ai toujours pensé depuis, que nous n’étionsdéjà plus les volontaires de la République, mais les soldats de nosgénéraux. La guerre, au bout de six ans, commençait à devenir unmétier ; on ne pensait plus : « Je me bats pour lesDroits de l’Homme ! » mais : « je me bats pourla victoire ». Et plus tard on s’est battu pour le plaisir dese battre !

La guerre avait enrichi les générauxd’Italie ; les premiers qu’on vit revenir de là-bas avaient del’or jusque sur les bottes. Les nôtres, avec leurs gros habitsbleus, leurs vieux chapeaux usés par la pluie, regardaient cesmirliflores en serrant les lèvres sans rien dire, ils lesméprisaient ! mais cela ne dura pas longtemps : l’amourdes titres et des dotations prit bientôt le dessus.

La trahison de Pichegru, l’expéditiond’Égypte, la mort de Hoche, les fautes de Schérer, en Italie, ladéfaite de Stockbach, l’évacuation des Grisons, et par-dessus toutla lâcheté du Directoire exécutif, élevèrent Bonaparte bien plusque ses victoires sur les Mameluks. On criait :

– Sans lui tout est perdu !

Nous n’avions pourtant pas eu besoin de luipour sauver deux fois la République, et nous venions même encore dela sauver, en écrasant les Autrichiens et les Russes àZurich ; mais il arriva dans un moment où les royalistesrelevaient la tête, où toute la nation était lasse du Directoire,où les fournisseurs et tous les gueux, après avoir fait leur magot,redemandaient de l’ordre, de la religion, comme on disait, pourmettre leurs rapines à l’abri.

Tout le long de la route on sonnait lescloches sur le passage de ce général qui venait d’abandonner sonarmée, on allumait des feux de joie : c’était un bon exemplepour les autres !

La 73e était alors en garnison àLyon, où je le vis passer ; il était noir comme un corbeau,petit et maigre ; il avait de longs cheveux bruns qui luitombaient jusqu’aux sourcils, les yeux enfoncés, les joues longues,le nez fin, le menton avancé. Une grosse cravate lui serrait lecou ; son habit était à revers, la culotte collante et legilet blanc. Les présidents, les juges, le maire lui faisaient descompliments ; il écoutait d’un air pensif et répondait quatremots.

Si le Directoire avait eu du cœur, il l’auraitfait arrêter et juger. Nous n’aurions eu ni Marengo, ni Austerlitz,ni Iéna, ni Wagram ; mais nous n’aurions pas eu non plus lesdésastres d’Espagne, la retraite de Russie, Leipzig et Waterloo…,sans parler du démembrement de notre territoire, et de la honteineffaçable des deux invasions !

À Paris, tout le monde vint se jeter à satête. Au bout de quelques jours, après avoir bien regardé, bienécouté, et bien choisi ceux qui voulaient un maître, pour partagerle gâteau, il fit son coup du 18 brumaire, en criant :

– Dans quel état j’ai laissé la France etdans quel état je la retrouve ! Je vous avais laissé la paix,et je retrouve la guerre ! Je vous avais laissé des conquêtes,et l’ennemi presse votre frontière ! J’ai laissé les millionsd’Italie et je retrouve partout des lois spoliatrices et lamisère !… Où sont-ils, les cent mille braves que j’ai laisséscouverts de lauriers ? Ils sont morts !

On aurait dit qu’il était tout, qu’il avaittout fait et que les milliers d’hommes tombés pour la patrie avantlui ne comptaient plus. Enfin il mit la République dans le sac, etconfisqua du même coup toutes nos libertés. S’il avait dû lesconquérir comme nous sur les aristocrates, sur les Prussiens, lesAutrichiens, les Anglais, les Espagnols et les Russes, ça n’auraitpas été si facile.

Quelque temps après, la machine infernaleéclata ; les derniers patriotes partirent pour Cayenne, sansjugement ; Moreau, qui n’avait pas eu le cœur de lui résister,vint nous commander encore une fois. Bonaparte le connaissaitalors, il savait que c’était une machine à gagner les batailles, etrien de plus.

Pendant que le Premier Consul passait leSaint-Bernard et remportait la victoire de Marengo, nous culbutionsles Autrichiens à Engen, à Stokach, à Moeskirch, à Biberach, àMemmingen ; nous passions le Danube, nous remportions lesvictoires de Hochstedt, de Néresheim, de Landshut, de Feldkirch, deNuremberg, et la bataille décisive de Hohenlinden. – C’étaittrop !

À la rentrée, quand ceux de l’Italiecriaient : Vainqueurs de Marengo ! nousrépondions Vainqueurs de Hohenlinden ! et les duelsrecommençaient.

On envoya vingt-deux mille hommes de l’arméedu Rhin à Saint-Domingue ; la police découvrit en même tempsque Moreau conspirait avec Georges Cadoudal et Pichegru ;Bonaparte lui ordonna d’aller vivre en Amérique, et dans le mêmetemps il se faisait nommer Empereur.

Maintenant, si tu me demandes comment tant depaysans, tant d’ouvriers, de bourgeois, partis en masse pourdéfendre la liberté, – des gens qui tous auraient versé la dernièregoutte de leur sang pour la République, – ont fini par accepterl’Empire, par livrer des batailles d’extermination contre ceux quine nous demandaient que la paix, par ne plus songer qu’auxhonneurs, aux dignités, aux richesses, par vouloir mettre sous ladomination d’un soldat la moitié du genre humain, par oubliertellement les Droits de l’Homme, qu’en arrivant sur les bords de laBaltique, après Iéna, toute la division Oudinot cria le sabre enl’air : Vive l’Empereur d’Occident ! Si tu medemandes comment ces choses ont pu se passer, je te répondrai quetout cela vient de l’amour extraordinaire des Français pour lagloire !

Bonaparte avait renversé la République, sanslaquelle il ne serait jamais devenu qu’un simple capitained’artillerie ; il avait rétabli la noblesse, le clergé, lesmajorats ; il avait déporté sans jugement les meilleurspatriotes ; enfin il détruisait la Révolution parmorceaux ! Mais comme il gagnait toujours, comme les clochesdes églises ne finissaient pas de sonner et les canons des placesfortes de tonner pour nos victoires, la nation trouvait tout trèsbien.

Nous-mêmes, les vieux de l’armée du Rhin, envoyant le chemin que nous avions fait contre nos propres idées,nous restions confondus. Il fallait se tâter pour savoir qu’onétait les mêmes hommes.

Oui, en 1806,1807, sur l’Elbe, sur la Vistuleou le Danube, quand nous lisions dans le Moniteur :« Nos peuples… Nos bonnes villes…, etc. ! » et quenous pensions : « Celui qui dit : « Nous, parla grâce de Dieu ! » c’est le même qui, dans le temps,écrivait d’Italie : « Tremblez, traîtres, le prix de vosiniquités est au bout de nos baïonnettes !… » on seregardait en silence ; les milliers d’hommes tombés pour laliberté, sur la Meuse, sur la Sarre, le Rhin, le Danube, enBelgique, en Hollande, aux Pyrénées, dans les Alpes ; Hoche,Kléber, Marceau, Joubert, Moreau, Lecourbe, les uns morts, lesautres en exil, les autres à la demi-solde, vous repassaient devantles yeux, et cela vous donnait froid.

Ensuite l’un ou l’autre criait :

– Bah ! c’était écrit.

Ou bien un finaud disait :

– Il n’y a que les imbéciles qui nechangent pas.

Et puis on se taisait ! – Ilpleuvait ; il neigeait ; il fallait visiter lespostes ; on n’avait qu’une heure pour s’étendre dans sonmanteau au feu du bivouac, et repartir au petit jour. On ne pensaitplus à rien ! Que veux-tu ? l’Empereur s’était chargé depenser pour tout le monde ; de cette manière, rien ne legênait, ni nous non plus.

Tant que les choses allèrent bien, tant qu’onremporta des victoires, père, mère, femme, enfants, tout futoublié ! Lui, par exemple, n’oubliait pas les siens ;c’était un bon frère, un bon oncle. Nous autres, à peine de loin enloin criions-nous : « Il faudra pourtant que j’écrive auvillage ! » la vue de l’Empereur, avec son dos rond, sonpetit chapeau, sa redingote grise, assis dans sa haute selle etgalopant sur un front de bataille, remplaçait la famille. Onouvrait la bouche jusqu’aux oreilles, pour crier : Vivel’Empereur ! Vive l’Empereur ! Il n’y faisait plusmême attention, cela lui semblait tout naturel.

La pluie, la boue, la neige, les blessures,les camarades qui tombaient à vos côtés comme des mouches, rien nepouvait refroidir notre enthousiasme ; et cela montre une foisde plus l’attachement du soldat pour les généraux heureux. Qu’il enarrive un autre aussi grand, ce sera malheureusement la mêmechose.

Le soulèvement de l’Espagne, les victoires deWellington n’avaient pu nous abattre, ni même la terrible retraitede Russie ! En Espagne, l’Empereur n’y était pas ; enRussie, l’hiver avait combattu contre nous !…

Après Kulm seulement, après Gross-Beeren, laKatzbach, Dennewitz et surtout Leipzig – où je me rappelle avoirentendu de vieux officiers crier en tombant : Vive laFrance ! au lieu de : Vivel’Empereur ! après ces terribles défaites, quand ilfallut battre en retraite avec les Cosaques, les Prussiens, lesAutrichiens, les Suédois, les Saxons sur le dos, se faire jour àtravers quarante mille Bavarois ; quand les paysans, arméscomme nous en 92 pour l’indépendance de leur pays, nous suivaient àla piste et nous exterminaient sans pitié, alors seulement lamémoire nous revint !

Pour mon compte, je me rappellerai toujours cequi m’arriva, le 2 novembre 1813, devant Mayence. J’étais de gardeà la tête du pont du Rhin, avec les débris de ma compagnie ;je surveillais le défilé, déjà commencé depuis la veille. Ilpleuvait ; les charrettes de blessés, les canons, lesfourgons, les détachements de cavalerie et d’infanteries’engouffraient sur le pont par masses.

C’était une rude corvée de mettre un peud’ordre au milieu de la débâcle, d’autant plus que l’ennemi nousserrait de près, et que sa canonnade se rapprochait d’heure enheure du côté de Salmünster.

J’avais vu bien d’autres désastres depuisvingt et un ans, mais jamais aussi près du sol sacré ! Lapossibilité d’une invasion me frappait pour la première fois. Lafaim et la fatigue commençaient à me donner aussi ce tremblementque les vieux soldats connaissent, et que tout le courage du mondene peut dominer.

J’étais donc là depuis trois heures àrepousser les uns, à faire avancer les autres ; la nuitvenait, quand, au milieu du tumulte, j’entends crier :

– Rochart !… Hé !Rochart !

Je me retourne, et qu’est-ce que je vois àtrente ou quarante pas de moi, au milieu de la foule ? Unofficier supérieur, à cheval sur une grande bique décharnée, lemanteau serré sur les épaulettes et la main sur son chapeau àcornes, d’où la pluie coulait comme d’une gouttière.

C’était Bonnet, le fils du tisserand de laFrimbole. Nous étions partis ensemble en 92, avec Pierron ; ilétait devenu général ! Je ne l’avais pas revu depuis desannées, mais je le reconnus tout de suite à sa grande figuremaigre.

– Hé ! c’est toi ! cria-t-il envoyant que je le reconnaissais, tu es donc aussi réchappé, monpauvre vieux !

Puis, étendant le bras vers le Rhin :

– Te rappelles-tu que nous avons passé cepont en l’an II de la République ?

À peine avait-il dit cela que, malgré le vent,la pluie, le roulement des fourgons, je crus entendre laMarseillaise s’élever jusqu’au ciel, je revis nosvolontaires s’avancer au pas de charge dans la fumée ;j’entendis battre le tambour, et le vieux Pierron, à cheval aumilieu de la colonne, crier, le sabre en l’air, en seretournant :

– En avant, garçons ! Vive laRépublique !

Lendsbourg, Froechwiller, Mayence, Dusseldorf,Rastadt, Neresheim, Diersheim, Heddersdorf, Zurich, Biberach,Hochstedt, Lanshut, Feldkirch, Hohenlinden : toutes cesglorieuses victoires de la liberté me passèrent devant les yeuxcomme un éclair. Mon sang ne fit qu’un tour. Je me crus redevenujeune, et levant l’épée d’un geste enthousiaste, j’allaiscrier : « Si je m’en souviens, général ! » MaisBonnet était déjà loin, la foule l’entraînait. Je l’aperçus aumilieu de la masse, sur le pont, la main toujours sur son grandtricorne, et les reins pliés ; il s’éloignait comme porté parles autres, et se perdit bientôt dans la nuit, au-dessus des vieuxplumets, des casques, des colbacks, des shakos, qui s’écoulaientlentement vers la rive gauche.

Alors, regardant défiler devant moi, sous lapluie grise et froide, cette cohue déguenillée, minable, usée parles fatigues, par les privations, par la maladie, cavaliers,artilleurs, fantassins, pêle-mêle comme un troupeau, je me sentisbrisé !

Et songeant que l’ennemi nous suivait ;songeant que, pour donner des trônes aux Bonaparte, nous avionsdépensé tout le sang de la France, et qu’il n’en restait plusmaintenant pour la défendre ! songeant que toutes nosvictoires allaient aboutir à l’invasion de la patrie, j’enviai lesort des camarades tombés devant Leipzig.

Il était près de minuit quand on releva notredétachement. Nous étions trempés jusqu’aux os. On nous fittraverser la ville, après nous avoir distribué du pain, et nousreçûmes l’ordre de marcher sur Hiezeim, village à une lieue del’autre côté de Mayence.

Nos hommes n’en pouvaient plus ; nousn’arrivâmes dans ce village qu’à trois heures du matin.

C’est là que nous pûmes nous reposer un peudes fatigues de la campagne. Depuis six semaines je ne m’étais pascouché dans un lit ; figure-toi l’état del’équipement !

Malgré cela, nous commencions à nous refaireet la gaieté nous était revenue avec les distributions, lorsque,dans la nuit du 31 décembre 1813 au 1er janvier 1814,les alliés passèrent sur la rive gauche. Tout était fini… La Franceétait envahie de Bâle à Dusseldorf !

Je ne te raconterai pas le reste ; quandj’y pense, mon cœur se déchire : – Il fallut reculer cheznous, – sur notre terre – devant un ennemi dix fois supérieur ennombre ; il fallut quitter, sans même les défendre, ces bellesprovinces du Rhin que la République avait conquises, et quiseraient aujourd’hui aussi françaises que l’Alsace, si l’Empire neles avait pas perdues.

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