Le Blocus

XVI

 

Durant quelques jours, il ne se passa riend’extraordinaire ; le gouverneur fit arracher les plantes etles arbustes qui poussaient dans les jointures des remparts, pourarrêter la désertion, et il défendit aux officiers d’être tropbrusques avec les soldats, ce qui produisit un bon effet.

C’était le temps où des centaines de milleAutrichiens, Russes, Bavarois, Wurtembergeois, par escadrons et parrégiments, passaient hors de portée du canon autour de la ville, etmarchaient sur Paris.

Alors se livraient de terribles batailles enChampagne, mais nous n’en savions rien.

Tous les jours les uniformes changeaientautour de la place ; nos vieux soldats, du haut des remparts,reconnaissaient tous les peuples qu’ils avaient combattus depuisvingt ans.

Notre sergent venait me prendre régulièrementaprès l’appel, pour monter sur le bastion de l’arsenal ; on ytrouvait toujours des bourgeois causant entre eux de l’invasion,qui ne finissait pas.

C’était quelque chose d’incroyable ! Ducôté de Saint-Jean, sur la lisière du bois de la Bonne-Fontaine, onvoyait défiler durant des heures, de la cavalerie, de l’infanterie,et puis des convois de poudre ou de boulets, et puis des canons, etpuis encore des files de baïonnettes, des casques, des manteauxrouges, verts, bleus, des lances, des voitures de paysansrecouvertes de toile : tout cela passait, passait comme unfleuve.

Sur ce grand plateau blanc, entouré de forêts,tout se découvrait jusqu’au fond des gorges.

Quelques Cosaques ou dragons se détachaientparfois de la masse, et poussaient un temps de galop jusqu’au pieddes glacis, dans l’allée des Dames, ou près de la petite chapelle.Aussitôt un de nos vieux artilleurs de marine allongeait samoustache grise sur un fusil de rempart, il visait lentement ;tous les assistants se penchaient autour de lui, même les enfants,– qui vous glissaient entre les jambes, sans crainte des balles oudes obus, – et le biscaïen partait !

Souvent j’ai vu le Cosaque ou le uhlan viderla selle, et le cheval rejoindre ventre à terre son escadron, labride sur le cou. Des cris de joie s’élevaient ; on grimpaitsur les talus, on regardait, et le canonnier se frottait les mainsen disant :

– Encore un de moins !

D’autres jours, ces vieux, avec leurs longuescapotes trouées et déchirées, pariaient deux sous entre eux, à quimettrait en bas telle sentinelle ou telle vedette, sur la côte deMittelbronn ou du Bigelberg.

C’était si loin, qu’il fallait avoir de bonsyeux pour reconnaître celui qu’ils se montraient ; mais cesgens habitués à la mer voyaient tout à perte de vue.

– Allons, Paradis, ça va-t-il ?disait l’un.

– Oui, ça va ! Mets tes deux souslà, voici les miens.

Et l’on tirait. La partie continuait comme aujeu de quilles. Dieu sait ce qu’ils exterminaient de monde, pourleurs deux sous. Chaque matin je retrouvais ces canonniers demarine dans ma boutique, vers neuf heures, en train de boire leCosaque, comme ils disaient. La dernière goutte, ils se laversaient dans les mains, pour se fortifier les nerfs, et partaientle dos rond, en criant :

– Hé ! bonjour, père Moïse, lekaiserlick se porte bien !

Je ne crois pas avoir vu passer tant de mondedans ma vie, que dans ces mois de janvier et de février 1814 ;c’était comme les sauterelles d’Égypte ! Comment tant d’êtrespeuvent-ils sortir de la terre ? personne ne peut lecomprendre.

J’en étais désolé, naturellement, et lesautres bourgeois aussi, cela va sans dire ; mais notre sergentriait et clignait de l’œil :

– Voyez, père Moïse, disait-il enétendant la main, des Quatre-Vents au Bigelberg, tout ça… tout cequi passe, tout ce qui a passé et tout ce qui passera, c’est pourengraisser la Champagne et la Lorraine ! L’Empereur estlà-bas, qui les attend dans un bon endroit ; il va tomberdessus ; son coup de foudre d’Austerlitz, d’Iéna ou de Wagramest déjà prêt !… Ça ne peut plus tarder. Ensuite ils fileronten retraite ; mais on les suivra, la baïonnette dans lesreins, et nous sortirons d’ici, nous mettre en travers. Pas un seuln’échappera. Leur compte est réglé. C’est alors, père Moïse, quevous aurez de vieilles défroques à vendre. Hé ! hé !hé ! vous ferez vos choux gras.

Il se réjouissait d’avance ; mais tupenses bien, Fritz, que je ne comptais guère sur ces uniformes quicouraient les champs ; j’aurais mieux aimé les savoir à millelieues de nous.

Enfin voilà l’idée des gens, les uns seréjouissent et les autres se désolent pour la même chose. Laconfiance du sergent était si grande, qu’elle me gagnaitquelquefois et que je pensais comme lui.

Nous descendions ensemble la rue duRempart ; il s’en allait à la cantine, où l’on commençait àdistribuer les vivres de siège, ou bien il montait chez nous,prendre son petit verre de kirschenwasser, et m’expliquer les beauxcoups de l’Empereur, depuis 96 en Italie. Je n’y comprenais rien,mais je faisais semblant de comprendre, ce qui revenait aumême.

Il arrivait aussi des parlementaires, tantôtpar la route de Nancy, tantôt par celles de Saverne ou de Metz. Ilslevaient de loin le petit drapeau blanc, un de leurs trompettessonnait et puis il se retirait ; l’officier de garde àl’avancée allait reconnaître le parlementaire et lui bander lesyeux ; ensuite il traversait la ville sous escorte, pour serendre à l’hôtel du gouverneur. Mais ce que ces gens racontaient oudemandaient ne transpirait pas dans la place ; le conseil dedéfense seul en était instruit.

Nous vivions resserrés dans nos murs comme aumilieu de la mer, et tu ne peux pas croire combien cela vous pèse àla longue, comme on est triste, abattu, de ne pouvoir sortir, mêmesur les glacis. Des vieillards cloués dans leur fauteuil depuis dixans, et qui ne songeaient jamais à se remuer, sont accablés desavoir que les portes restent fermées. Et puis, la curiositéd’apprendre ce qui se passe, de voir des étrangers, de causer desaffaires du pays, voilà des choses dont le besoin est très grand etdont personne ne se doute avant de l’avoir éprouvé comme nous. Lemoindre paysan, le plus borné du Dagsberg, qui serait entré parhasard en ville, aurait été reçu comme un dieu ; tout le mondeaurait couru le voir et l’interroger sur les nouvelles de laFrance.

Ah ! ceux qui soutiennent que la libertépasse avant tout ont bien raison, car d’être enfermé dans uncachot, quand il serait aussi grand que la France, c’estinsupportable. Les hommes sont faits pour aller, venir, parler,écrire, vivre les uns avec les autres, commercer, se raconter lesnouvelles, et lorsque vous leur ôtez cela, le reste n’est plusqu’un dégoût.

Les gouvernements ne veulent pas comprendrecette chose si simple ; ils se croient plus forts en empêchantles gens de vivre à leur aise, et finissent pas ennuyer tout lemonde. La vraie force d’un souverain est toujours en proportion dela liberté qu’il peut nous donner, et non pas de celle qu’il estforcé de nous ôter. Les alliés l’avaient compris pour Napoléon, etde là venait leur confiance.

Le plus triste, c’est que, vers la fin dejanvier, la disette se faisait déjà sentir. On ne pouvait pas direque l’argent devenait rare, puisqu’il n’en sortait pas un centimede la ville, mais tout devenait cher : ce qui valait deux soustrois semaines auparavant en valait vingt ! Cela m’a faitpenser souvent que la rareté de l’argent est une de ces bêtisescomme les gueux en inventent pour tromper les imbéciles. Qu’est-ceque cela nous fait que l’argent soit rare ? On n’est paspauvre avec deux sous, s’ils vous suffisent pour avoir du pain, duvin, de la viande, des habits, etc. ; mais, s’il vous en fautvingt fois plus, alors non seulement vous êtes pauvres, mais toutle pays est pauvre. L’argent ne manque jamais quand tout est à bonmarché ; il est toujours rare quand les choses de la vie sontchères.

Aussi, lorsqu’on est enfermé comme nousl’étions, c’est un grand bonheur de pouvoir vendre plus qu’onn’achète. Mon eau-de-vie était à trois francs le litre, mais enmême temps il nous fallait du pain, de l’huile, des pommes deterre, et tout montait en proportion.

Un matin, la vieille mère Quéru pleurait dansma boutique ; elle n’avait pas mangé depuis deux jours !et pourtant c’était, disait-elle, la moindre des choses ; illui manquait seulement son petit verre, que je lui donnai gratis.Elle me bénit cent fois et s’en alla contente. Bien d’autresauraient eu besoin de petits verres ! J’ai vu des vieux dansle désespoir, parce qu’ils n’avaient plus de quoi priser ; ilsallaient jusqu’à priser de la cendre ; et c’est alors queplusieurs eurent l’idée de fumer les feuilles du grand noyer del’Arsenal, ce qu’ils trouvèrent très bon.

Malheureusement, tout cela n’était que lecommencement de la disette ; plus tard nous devions encoreapprendre à jeûner pour la gloire de Sa Majesté.

Vers la fin de février, le froid étaitrevenu ; chaque soir on tirait sur nous une centaine d’obus,mais on s’habitue à tout, et cela nous paraissait presque naturel.Aussitôt l’obus éclaté, chacun courait éteindre le feu, ce quin’était pas difficile, puisque dans toutes les maisons setrouvaient des cuves pleines d’eau.

Nos canonniers répondaient à l’ennemi ;mais, comme les Russes tiraient avec des pièces volantes, après dixheures, et qu’on ne pouvait viser que sur leur feu, qui changeaittoujours de place, on avait de la peine à les atteindre.

Quelquefois l’ennemi tirait des bouletsincendiaires ; ce sont des boulets percés de trois trous entriangle, et remplis d’un feu très vif, qu’on ne peut éteindrequ’en jetant le boulet au fond de l’eau ; c’est ce qu’onfaisait.

Nous n’avions pas encore eu d’incendie ;mais nos avant-postes s’étaient repliés, et les alliés seresserraient de plus en plus autour de la place. Ils occupaient laferme Ozillo, la Tuilerie de Pernette et les Maisons-Rouges, quenos troupes venaient d’abandonner. Ils s’arrangeaient là-dedanspour passer l’hiver agréablement. C’étaient des Wurtembergeois, desBavarois, des Badois et d’autres landwehr, qui remplaçaient enAlsace les troupes de ligne parties pour l’intérieur.

On voyait très bien leurs sentinelles enlongue capote gris bleu, la casquette plate, le fusil penché surl’épaule, se promener gravement dans l’allée de peupliers qui mèneà la Tuilerie.

De là, ces troupes pouvaient, d’un moment àl’autre, pendant une nuit profonde, entrer dans les fossés et mêmeessayer de forcer une poterne.

Ils étaient en nombre et ne se refusaientrien, ayant trois ou quatre villages autour d’eux pour leur fournirdes vivres, et les grands fours de la Tuilerie pour sechauffer.

Quelquefois un bataillon russe les relevait,mais seulement un ou deux jours, étant forcé de se remettre enroute. Ces Russes se baignaient dans le petit guévoir derrière labâtisse, malgré la glace et la neige qui le remplissaient.

Tous, Russes, Wurtembergeois et Badoisfusillaient nos sentinelles, et l’on s’étonnait que le gouverneurne les eût pas encore écrasés de boulets. Mais un soir le sergentrentra joyeux et me dit à l’oreille, en clignant del’œil :

– Demain, levez-vous de bonne heure, pèreMoïse ; ne dites rien à personne et suivez-moi. Vous verrezquelque chose qui vous fera rire.

– C’est bon, sergent, luirépondis-je.

Il alla tout de suite se coucher, et longtempsavant le jour, vers cinq heures, je l’entendais déjà sauter de sonlit, ce qui m’étonna d’autant plus qu’on ne battait pas lerappel.

Je me levai doucement. Sorlé me demanda toutendormie :

– Qu’est-ce que c’est, Moïse ?

– Dors tranquillement, Sorlé, luirépondis-je ; le sergent m’a prévenu qu’il voulait me fairevoir quelque chose.

Elle ne dit plus rien, et je finis dem’habiller.

Presque au même instant, le sergent frappait àla porte ; je soufflai la chandelle, et nous descendîmes. Ilfaisait nuit noire.

On entendait une faible rumeur du côté de lacaserne ; le sergent partit dans cette direction en medisant :

– Montez sur le bastion, nous allonsattaquer la Tuilerie.

Aussitôt je montai la rue en courant. Commej’arrivais sur les remparts, j’aperçus dans l’ombre du bastion, àdroite, les canonniers à leurs pièces. Ils ne bougeaient pas, ettout se taisait aux environs ; les mèches allumées et plantéesen terre brillaient seules comme des étoiles dans la nuit.

Cinq ou six bourgeois, prévenus comme moi,restaient immobiles à l’entrée de la poterne. Les crisordinaires : « Sentinelles, prenez garde àvous ! » se répondaient autour de la ville, et dehors, ducôté de l’ennemi, les verdâ ! et lessouïda[15] !

Il faisait très froid, un froid sec, malgré lebrouillard.

Bientôt, du côté de la place, à l’intérieur,une quantité d’hommes remontèrent la rue ; s’ils avaientmarqué le pas, l’ennemi les aurait entendus de loin sur lesglacis ; mais ils arrivèrent en tumulte et tournèrent près denous, dans l’escalier de la poterne. Leur passage dura bien dixminutes. Tu peux te figurer si j’étais attentif, et pourtant je nereconnus pas notre sergent, il faisait encore trop sombre.

Les deux compagnies qui venaient de défiler sereformèrent dans les fossés, et tout redevint tranquille.

Je ne sentais plus mes pieds, tant il faisaitfroid ; la curiosité m’empêchait de partir.

Enfin, au bout d’une demi-heure environ, uneligne pâle s’étendit derrière le fond de Fiquet, autour du bois dela Bonne-Fontaine. Le capitaine Rolfo, les bourgeois et moi,appuyés contre la rampe, nous regardions la plaine couverte deneige, où quelques patrouilles allemandes erraient dans lebrouillard, et plus près de nous, au bas des glacis, la sentinellewurtembergeoise, immobile dans l’allée des peupliers qui mène à lagrande échoppe de la Tuilerie.

Tout était encore gris et confus ; maisle soleil d’hiver, blanc comme la neige, s’élevait sur la lignesombre des sapins. Nos soldats, l’arme au pied dans les cheminscouverts, ne bougeaient pas. Les verdâ !et lessouïda ! allaient leur train. Le jour grandissait deseconde en seconde.

Jamais on n’aurait cru qu’un combats’apprêtait, quand la mairie sonna six heures, et que tout à coupnos deux compagnies, sans commandement, sortirent des cheminscouverts, l’arme au bras, et descendirent le glacis en silence.

Elles arrivèrent en moins d’une minute auchemin qui longe les jardins, et défilèrent à gauche, en suivantles haies.

Tu ne peux pas te figurer le tremblement quime prit, en voyant que l’attaque allait commencer. Il ne faisaitpas encore bien clair, mais la sentinelle ennemie vit pourtant laligne des baïonnettes filer derrière les haies, et s’écria d’unefaçon terrible :

– Verdâ !

– En avant ! répondit la voixtonnante du capitaine Vigneron, et les grosses semelles de nossoldats se mirent à rouler sur la terre durcie, comme uneavalanche.

La sentinelle tira, puis courut en remontantl’allée, et criant je ne sais quoi. Une quinzaine de landwehr, quiformaient l’avant-poste sous la vieille échoppe où l’on séchait lesbriques, sortirent aussitôt ; ils n’avaient pas eu le temps dese reconnaître, que tous étaient massacrés sans miséricorde.

On ne pouvait pas bien voir d’aussi loin,par-dessus les haies et les peupliers, mais, après l’enlèvement duposte, le roulement de la fusillade et des cris horriblesarrivèrent jusqu’en ville.

Tous ces malheureux landwehr, qui demeuraientdans la ferme Pernette, – et dont un grand nombre s’étaientdéshabillés comme d’honnêtes pères de famille, pour mieux dormir, –sautaient des fenêtres, en pantalon, en caleçon, en chemise, lagiberne au dos, et se rangeaient derrière la Tuilerie, dans legrand pré de Seltier. Leurs officiers les poussaient etcommandaient au milieu du tumulte.

Ils étaient bien là six ou sept cents, presquenus dans la neige ; et malgré l’étonnement d’une pareillesurprise, ils commençaient un feu roulant bien nourri, quand nosdeux pièces du bastion se mirent de la partie.

Dieu du ciel, quel carnage !

C’est là-bas qu’il fallait voir arriver lesboulets, et les chemises sauter en l’air ! Et le pire pour cesmalheureux, c’est qu’ils étaient forcés de serrer les rangs, parcequ’après avoir tout bousculé dans la Tuilerie, les nôtres ensortaient pour attaquer à la baïonnette.

Quelle position ! Figure-toi cela, Fritz,pour d’honnêtes bourgeois, des marchands, des banquiers, desbrasseurs, des maîtres d’hôtel, des gens paisibles qui nesouhaitaient que le calme et la tranquillité.

J’ai toujours pensé depuis que le système dela landwehr est très mauvais, et qu’il vaut beaucoup mieux payerune bonne armée de volontaires attachés au pays, et sachant bienque l’argent, les pensions et les décorations leur viennent de lanation et non du gouvernement : des jeunes gens dévoués à lapatrie comme ceux de 92, et remplis d’enthousiasme, parce qu’on lesrespecte et qu’on les honore selon leur sacrifice. Oui, voilà cequ’il faut, et non pas des gens qui songent à leur femme et à leursenfants.

Nos boulets hachaient ces malheureux pères defamille par douzaines ! Pour comble d’abomination, deux autrescompagnies, que le conseil de défense avait fait sortir despoternes de la manutention et de la porte d’Allemagne dans le plusgrand secret, et qui s’avançaient l’une sur la route de Saverne,l’autre dans le chemin du Petit-Saint-Jean, commençaient à lesdépasser, et se refermaient derrière eux, en leur tirant dans ledos.

Il faut reconnaître que ces vieux soldats del’Empire avaient un esprit de ruse diabolique ! Qui se seraitjamais figuré des coups pareils ?

En voyant cela, le restant des landwehr sedébanda dans la grande plaine blanche, comme un tourbillon demoineaux. Ceux qui n’avaient pas eu le temps de mettre leurssouliers ne sentaient pas les pierres, ni les ronces, ni les épinesdu fond de Fiquet ; ils couraient comme des cerfs, et les plusgros galopaient aussi vite que les autres.

Nos soldats les suivaient en tirailleurs, etne s’arrêtaient une seconde que pour les ajuster et les fusiller.Toute la côte en face, jusqu’au vieux hêtre, au milieu de laprairie communale des Quatre-Vents, était couverte de leurscorps.

Leur colonel, sans doute un bourgmestre,galopait devant eux à cheval ; sa chemise s’enflait derrièrelui !

Si les Badois cantonnés dans le villagen’étaient pas sortis à leur secours, on les aurait tous exterminés.Mais deux bataillons de Badois s’étant déployés sur la droite desQuatre-Vents, nos trompettes sonnèrent le rappel, et les quatrecompagnies se réunirent au milieu de l’allée des Dames, pour lesattendre.

Les Badois alors firent halte, et les derniersWurtembergeois passèrent derrière eux, bien contents d’êtreréchappés d’une aussi terrible débâcle. Ceux-là pouvaientdire :

« Je connais la guerre… J’en ai vu dedures ! »

Il était sept heures ; toute la villecouvrait les remparts.

Bientôt une épaisse fumée s’éleva sur laTuilerie et les bâtisses environnantes ; quelques sapeursétaient sortis avec des fagots, et venaient d’y mettre le feu. Toutcela partit en étincelles ; il ne resta qu’une grande placenoire et des décombres derrière les peupliers.

Nos quatre compagnies, voyant que les Badoisne voulaient pas les attaquer, revinrent tranquillement, latrompette en tête.

Moi, depuis longtemps, j’étais descendu sur laplace, près de la porte d’Allemagne, pour assister à la rentrée denos troupes. C’est encore un de ces spectacles que je n’oublieraijamais : – le poste sous les armes, les vétérans pendus auxchaînes du pont-levis qui s’abaisse, les hommes, les femmes, lesenfants qui se poussent dans la rue ; et dehors, dans lesremparts, les trompettes qui éclatent, les échos des bastions et dela demi-lune qui répondent au loin ; les blessés, pâles,déchirés, couverts de sang, qui rentrent les premiers, affaisséssur l’épaule de leurs camarades ; le lieutenant Schnindret,dans un fauteuil de la Tuilerie, la figure couverte de sueur, avecsa balle dans le ventre, qui crie, la langue épaisse et la mainétendue : Vive l’Empereur ! les soldats quijettent le commandant wurtembergeois de sa civière, pour y mettreun des nôtres ; les tambours sous la porte, battant la marche,pendant que les troupes, l’arme à volonté, des pains et d’autresprovisions de toute sorte enfilés dans les baïonnettes, rentrentfièrement, au milieu des cris de : Vive le 6eléger ! – Voilà ce que les anciens peuvent seuls sevanter d’avoir vu.

Ah ! Fritz, les hommes ne sont plus lesmêmes. De mon temps, les autres payaient toujours les frais de laguerre ; l’empereur Napoléon avait cela de bon : il neruinait pas la France, mais les ennemis. Aujourd’hui, c’est nousqui payons notre gloire.

Et dans ce temps-là les soldats rapportaientdu butin : des sacs, des épaulettes, des capotes, desceintures d’officiers, des montres, etc., etc. Ils se rappelaientque le général Bonaparte leur avait dit en 1796 : « Vousn’avez pas d’habits, pas de souliers ; la République vous doitbeaucoup, elle ne peut rien vous donner. Je vais vous conduire dansle plus riche pays du monde ; vous y trouverez honneurs,gloire, richesses !… » Enfin je vis tout de suite quenous allions vendre des petits verres en quantité.

Comme le sergent passait, je lui criai deloin :

– Sergent !

Il me vit dans la foule, les bras étendus, ettout joyeux, il me donna la main en criant :

– Ça va bien, père Moïse, ça vabien !

Tout le monde riait.

Alors, sans attendre la fin du défilé, jecourus à la halle ouvrir notre boutique.

Le petit Sâfel avait aussi compris que nousferions une bonne journée, car, au milieu de la presse, il étaitvenu me tirer par la basque de ma capote, en me criant :

– J’ai la clef de la halle… jel’ai !… Dépêchons-nous ! Tâchons d’arriver avantFrichard !…

Ce que c’est pourtant que l’esprit natureld’un enfant, cela se montre tout de suite ; c’est un véritabledon du Seigneur.

Nous courûmes donc au magasin. J’ouvris monétalage, où Sâfel resta seul quelques minutes, pendant que j’allaiscasser une croûte à la maison, et prendre une bonne somme en grossous et petite monnaie pour trafiquer.

Sorlé et Zeffen étaient dans leur comptoir, entrain de verser des petits verres. Tout allait bien, commed’habitude. Mais, un quart d’heure après, lorsqu’on eut rompu lesrangs et remis les fusils en place à la caserne, la presse devintsi grande au magasin de la halle pour me vendre habits, sacs,montres, pistolets, manteaux, épaulettes, etc., que, sans l’aide deSâfel, jamais je n’aurais pu m’en tirer.

J’avais en quelque sorte tout pour rien. Cesgens-là ne s’inquiétaient pas du lendemain ; leur seule idéeétait de bien vivre au jour le jour, d’avoir du tabac, del’eau-de-vie, et les autres agréments qui ne manquent jamais dansune ville de garnison.

Ce jour-là, dans six heures de temps, jeremontai mon magasin, en habits, capotes, pantalons, et bottessolides de vrai cuir d’Allemagne première qualité, et j’achetai desobjets de toute sorte. – pour près de quinze cents livres, – quej’ai revendus plus tard six ou sept fois plus cher qu’ils nem’avaient coûté. Tous ces landwehr étaient des bourgeois aisés etmême riches, habillés d’une façon cossue.

Les soldats me vendirent aussi beaucoup demontres, dont le vieil horloger Goulden n’avait pas voulu, parcequ’on les avait prises sur les morts.

Mais ce qui me fit plus de plaisir que tout lereste, c’est que Frichard étant malade depuis trois ou quatrejours, il ne put venir ouvrir sa boutique. Je ris encore quand j’ypense. Le gueux en attrapa cette jaunisse verte, qui ne l’a plusquitté jusqu’à sa mort.

Sâfel alla, vers midi, chercher notre dînerdans une corbeille ; nous mangeâmes sous l’échoppe, pour nepas lâcher la pratique, et jusqu’à la nuit close nous ne pûmessortir une minute. À peine une bande venait-elle de s’en aller,qu’il en arrivait deux et souvent trois autres à la fois.

Je tombais de fatigue, et Sâfel aussi ;l’amour du commerce nous soutenait seul.

Ce que je me rappelle encore d’agréable, c’estqu’en retournant chez nous, quelques instants avant sept heures,nous vîmes de loin l’autre boutique remplie de monde. Ma femme etma fille ne pouvaient fermer le comptoir ; elles avaientaugmenté les prix et les soldats n’y prenaient même pas garde, ilstrouvaient cela tout simple ; de sorte que non seulementl’argent de France que je venais de leur donner, mais encore lesflorins des Wurtembergeois rentraient dans ma poche.

Deux commerces qui s’aident l’un l’autre sontune excellente chose, Fritz ; réfléchis à cela. Sans meseaux-de-vie, je n’aurais pas eu l’argent nécessaire pour achetertant d’effets ; et sans la halle, où j’achetais comptant lebutin, les soldats n’auraient pas eu de quoi boire moneau-de-vie.

On voit clairement ici que l’Éternel favoriseles hommes d’ordre et de paix, pourvu qu’ils sachent profiter desbonnes occasions.

Enfin, comme nous n’en pouvions plus, ilfallut pourtant fermer, malgré les réclamations des soldats, etrenvoyer le commerce au lendemain.

Sur les neuf heures, après le souper, nousétions tous réunis autour de la vieille lampe, à compter nos grossous. J’en faisais des rouleaux de trois francs, et sur la chaiseprès de moi, le tas montait déjà presque au niveau de la table. Lepetit Sâfel mettait les pièces blanches dans la sébille. Cette vuenous réjouissait, et Sorlé disait :

– Nous avons vendu le double des autresjours. Plus on augmente les prix, mieux cela marche.

J’allais répondre qu’il faut pourtant de lamodération en tout, – car les femmes, même les meilleures, neconnaissent pas cela, – lorsque le sergent entra prendre son petitverre. Il était en bonnet de police, et portait en travers de sacapote une sorte de sac de cuir roux, qui lui pendait sur lahanche.

– Hé ! hé ! fit-il à la vue desrouleaux. Diable !… diable !… vous devez être content dela journée, père Moïse ?

– Oui, pas mal, sergent, lui répondis-jetout joyeux.

– Je crois bien, fit-il en s’asseyant etgoûtant le petit verre de kirschenwasser que Zeffen venait de luiverser, je crois bien, encore une ou deux sorties, et vous passerezcolonel dans le régiment de la boutique. Tant mieux, ça me faitplaisir.

Puis, tout riant :

– Hé ! père Moïse, voyez donc ce quej’ai là ; s’écria-t-il ; ces gueux de kaiserlicks ne serefusent rien.

En même temps, il ouvrit son sac, et commençapar en tirer une paire de mouffles fourrées de peau de renard,ensuite de bonnes chaussettes de laine, et un grand couteau àmanche de corne et lames d’acier très fin. Il ouvrait les lames etdisait :

– On trouve de tout là-dedans, uneserpette, une scie, de petits couteaux et des grands, jusqu’à deslimes pour les clous.

– C’est pour les ongles, sergent, luidis-je.

– Ah ! ça ne m’étonnerait pas,fit-il ; ce gros landwehr était propre comme un écu neuf. Ildevait se limer les ongles. Mais attendez !

Ma femme et mes enfants, penchés autour denous, regardaient avec de grands yeux. Lui, fourrant la main dansune sorte de portefeuille sur le côté du sac, en tira une jolieminiature, entourée d’un cercle d’or en forme de montre, mais plusgrand.

– Regardez… Qu’est-ce que ça peutvaloir ?

Je regardai, puis Sorlé, puis Zeffen et Sâfel.Nous étions tous émerveillés d’un si beau travail, et mêmeattendris parce que la miniature représentait une jeune femmeblonde et deux beaux enfants, frais comme des boutons de rose.

– Eh bien, que pensez-vous de ça ?demanda le sergent ?

– C’est très beau, dit Sorlé.

– Oui, mais qu’est-ce que celavaut ?

Je repris la miniature, et je répondis, aprèsl’avoir examinée :

– Pour un autre que vous, sergent, jedirais que cela vaut cinquante francs, mais l’or seul vaut plus, etje l’estime bien à cent francs ; nous pourrons le peser.

– Et le portrait, père Moïse ?

– Le portrait n’a pas de valeur pour moi,je vous le rendrai ; ces choses-là ne se vendent pas dans cepays, elles n’ont de prix que pour la famille.

– Bon, dit-il, nous en recauserons plustard.

Il remit la miniature dans le sac, et medemanda :

– Savez-vous lire l’allemand ?

– Très bien.

– Ah ! bon. Je suis curieux desavoir ce que ce kaiserlick avait à écrire. Regardez… c’est unelettre ! Il attendait bien sûr leur vaguemestre pour l’envoyeren Allemagne. Mais nous sommes arrivés trop tôt. Qu’est-ce qu’ilraconte ?

Il me remit donc une lettre adressée à MmeRoedig, à Stuttgart, Bergstrasse, n° 6. Cette lettre, Fritz, lavoici, Sorlé l’a conservée ; elle t’en dira plus sur lalandwehr, que je ne pourrais t’en raconter.

« Biegelberg, le 25 février 1814.

» Chère Aurélia,

» Ta bonne lettre du 29 janvier estarrivée trop tard à Coblentz ; le régiment venait de se mettreen route pour l’Alsace.

» Nous avons eu bien des misères… de lapluie… de la neige. Le régiment est arrivé d’abord à Bitche, un desforts les plus terribles qu’il soit possible de voir, bâti sur desrochers jusque dans le ciel. Nous devions aider à le bloquer ;mais un nouvel ordre nous a fait aller plus loin, au fort deLutzelstein, dans la montagne, où nous sommes restés deux jours auvillage de Pétersbach, pour sommer cette petite place de se rendre.Quelques vétérans qui la gardent nous ayant répondu par des coupsde canon, le colonel ne jugea pas nécessaire de livrerl’assaut ; et grâce à Dieu, nous reçûmes l’ordre d’allerbloquer une autre forteresse, entourée de bons villages qui nousfournissent des vivres en abondance : c’est Phalsbourg, à deuxlieues de Zabern. Nous remplaçons ici le régiment autrichien deVogelgesang, parti pour la Lorraine.

» Ta bonne lettre m’a suivi partout, etmaintenant elle me comble de bonheur. Embrasse la petite Sabina etnotre cher petit Heinrich pour moi cent fois, et reçois aussi mesembrassements, chère femme adorée !

» Ah ! quand serons-nous encore unefois réunis dans notre petite pharmacie ? Quand reverrai-jemes fioles bien étiquetées autour de moi sur leurs rayons, avec latête d’Esculape et celle d’Hippocrate au-dessus de la porte ?Quand pourrai-je reprendre mon pilon, et mêler mes drogues d’aprèsles formules du Codex ? Quand aurai-je la joie de m’asseoirencore dans mon bon fauteuil, en face d’un bon feu, dans notrearrière-boutique, et d’entendre le petit cheval de bois deHeinrich, – qui m’impatientait tant ! – de l’entendre roulersur le plancher ? Et toi, chère femme adorée, quandcrieras-tu : C’est mon Heinrich ! – en me voyant revenircouronné des palmes de la victoire ?… »

– Ces Allemands, interrompit le sergent,sont bêtes comme des ânes. On leur en donnera des palmes de lavictoire. Quelle bête de lettre !

Mais Sorlé et Zeffen m’écoutaient lire, leslarmes aux yeux. Elles tenaient nos enfants entre leurs bras ;et moi, songeant que Baruch aurait pu se trouver dans la mêmeposition que ce pauvre homme, j’en étais tout ému.

Maintenant, Fritz, écoute la fin :

« Nous sommes ici dans une vieilletuilerie à portée de canon du fort. Chaque soir on tire quelquesobus sur la ville, par ordre du général russe Berdiaiw, dansl’espoir de décider ces gens à nous ouvrir les portes. Cela ne peuttarder longtemps : les vivres leur manquent ! Alors nousserons logés commodément chez les bourgeois, jusqu’à la fin decette campagne glorieuse ; et ce sera bientôt, car les arméesrégulières ont toutes passé sans résistance, et journellement lanouvelle de grandes victoires en Champagne nous arrive :Bonaparte est en pleine retraite ; les feld-maréchaux Blücheret Schwartzenberg se réunissent, et n’ont plus que cinq ou sixjournées de marche pour arriver à Paris… »

– Comment… comment !… Qu’est-cequ’il dit ? Qu’est-ce qu’il raconte, bégaya le sergent, en sepenchant presque sur le papier. Recommencez-moi ça !

Je le regardai ; il était tout blanc, sesjoues tremblaient de colère.

– Il dit que les généraux Blücher etSchwartzenberg arrivent près de Paris.

– Près de Paris… eux !…Canaille !… fit-il en bredouillant.

Puis tout à coup il se mit à rire en dessousd’un air mauvais, et dit :

– Ah ! tu voulais prendrePhalsbourg, toi !… Tu voulais retourner dans ton pays dechoucroute, avec les palmes de la victoire… Hé ! hé !hé ! je te les ai données, les palmes de lavictoire !…

En même temps, il faisait le mouvement depiquer à la baïonnette :

– Une… deusse… hop !

Rien que de le regarder, nous frissonnionstous.

– Oui, père Moïse, c’est comme ça, fit-ilen vidant son verre à petites gorgées, j’ai cloué cette espèced’apothicaire contre la porte de la Tuilerie. Il faisait une drôlede mine… les yeux lui sortaient de la tête. Son Aurélia pourral’attendre longtemps ! Mais allez toujours !… Seulement,madame Sorlé, je vous préviens que c’est tout mensonge, il ne fautpas croire un mot de ce qu’il dit ; l’Empereur leur fera voirle tour, soyez tranquilles !

Je n’avais plus envie de continuer ; jeme sentais froid sous la langue, et je finis vite, en passant lestrois quarts, qui ne disaient rien de nouveau, que des complimentspour les amis et connaissances.

Le sergent lui-même en avait assez, et sortitaussitôt après en nous disant :

– Bonne nuit !… Jetez ça aufeu !

Alors je mis cette lettre de côté, et nousnous regardâmes tous quelques instants. J’ouvris la porte, lesergent était dans sa chambre au bout de l’allée, et je dis toutbas :

– Quelle chose horrible !… Nonseulement un homme pareil tue un père de famille comme une mouche,mais encore il en rit après.

– Oui, répondit Sorlé, et le plus triste,c’est qu’il n’est pas méchant ; il aime trop l’Empereur, voilàtout !

Ce que racontait la lettre nous donnait aussiterriblement à réfléchir ; et cette nuit-là, malgré notre boncoup de commerce, je m’éveillai plus d’une fois, songeant à cetteguerre épouvantable, et me demandant ce que deviendrait le pays, siNapoléon ne restait pas le maître. Mais ces choses étaientau-dessus de mes connaissances, et je ne savais quoi merépondre.

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