Le Blocus

XII

C’est dans la nuit de 5 au 6 janvier, le jourde la fête des Rois, vers une heure du matin, que lesennemis arrivèrent sur la côte de Saverne.

Il faisait un froid terrible, les vitres sousnos persiennes étaient toutes blanches de givre. Sur le coup d’uneheure je m’éveille : on battait le rappel à la caserned’infanterie. Tu ne te feras jamais l’idée de ce bruit dans lesilence, quand tout dort.

– Entends-tu, Moïse ? me dit Sorlétout bas.

– Oui j’entends, lui répondis-je, sanspresque respirer. Au bout d’une minute, quelques fenêtress’ouvraient déjà dans notre rue, d’autres gens écoutaientaussi ; puis on entendit courir, et tout à coupcrier :

– Aux armes ! aux armes !

Les cheveux vous en dressaient sur la tête. Jevenais de me lever et j’allumais la lampe, quand deux coupsfrappèrent à notre porte :

– Entrez, dit Sorlé tremblante.

Le sergent ouvrit. Il était en tenue demarche, les guêtres aux jambes, sa longue capote grise relevée surles côtés, le fusil sur l’épaule, le sabre et la giberne audos.

– Père Moïse, me dit-il, recouchez-voustranquillement : c’est le rappel du bataillon à la caserne,cela ne vous regarde pas.

Et tout de suite nous comprîmes qu’il avaitraison, car les tambours ne remontaient pas la rue deux à deux,comme pour réunir la garde nationale.

– Merci, sergent, lui dis-je.

– Dormez bien, fit-il en descendantl’escalier.

La porte de l’allée en bas se referma. Alorsles enfants, éveillés, pleuraient. Zeffen arriva, son petit Esdrassur le bras, toute pâle, en criant :

– Mon Dieu ! qu’est-ce qui sepasse ?

– Ce n’est rien, Zeffen, lui dit Sorlé,ce n’est rien, mon enfant, on bat le rappel pour les soldats.

Dans le même instant le bataillon descendaitla grande rue. Nous l’entendîmes défiler jusque sur la placed’Armes, et même plus loin, vers la porte d’Allemagne.

Les fenêtres se refermèrent, Zeffen rentradans sa chambre et je me recouchai.

Mais comment dormir après une secoussepareille ? Des milliers d’idées me traversaientl’esprit : je me représentais l’arrivée des Russes par cettenuit froide sur la côte, nos soldats qui marchaient à leurrencontre, ou qui garnissaient les remparts. Tous les blindages,les blockhaus, les batteries à l’intérieur des bastions merevenaient, et songeant que ces grands travaux avaient été faitscontre les bombes et les obus, je m’écriais en moi-même :

« Avant que les autres aient démoli tousces ouvrages, nos maisons seront écrasées et nous serons exterminésjusqu’au dernier. »

Depuis environ une demi-heure je me désolaisde la sorte, songeant à tous les malheurs qui nous menaçaient,lorsqu’au loin, en dehors de la ville, du côté des Quatre-Vents,une espèce de roulement sourd, qui s’élevait et s’abaissait commele bourdonnement d’une eau qui coule, se fit entendre. Celaredoublait de seconde en seconde. Je m’étais dressé sur le coudepour écouter, et je reconnus aussitôt une bataille bien autrementterrible que celle de Mittelbronn, car le roulement ne finissaitpas, et même il semblait grandir.

– Comme on se bat, Sorlé, comme on sebat ! m’écriai-je en me représentant la fureur de ces gens,qui se massacraient les uns les autres au milieu de la nuit, sansse connaître. Écoute un peu, Sorlé, écoute…, si cela ne fait pasfrémir !

– Oui, dit-elle, pourvu que notre sergentne soit pas blessé, pourvu qu’il en réchappe !

– Que l’Éternel veille sur lui,répondis-je en sautant du lit et faisant de la lumière.

Je ne me possédais plus, je m’habillais commeun homme qui voudrait se sauver ; et puis j’écoutais ceroulement épouvantable, que chaque coup de vent éloignait ourapprochait de la ville.

Une fois habillé, j’ouvris une fenêtre pourtâcher de voir. La rue était toute noire ; mais vers lesremparts, au-dessus de la ligne sombre du bastion de l’Arsenal,s’étendait comme une ligne rouge.

La fumée de la poudre est rouge, à cause descoups de fusil qui traversent et l’éclairent. On aurait dit ungrand incendie. Toutes les fenêtres de la rue étaientouvertes ; on ne se voyait pas, seulement j’entendais notrevoisin l’armurier dire à sa femme :

– Ça chauffe là-bas ! C’est lecommencement de la danse, Annette ; mais il y manque encore lagrosse caisse ; ça viendra !

La femme ne disait rien, et jepensais :

« Est-il possible de plaisanter sur deschoses pareilles ! C’est contre nature. »

Le froid était si vif, qu’après cinq ou sixminutes je refermai notre fenêtre.

Sorlé se leva et fit du feu dans le poêle.

Toute la ville était en mouvement ; lesgens criaient, les chiens aboyaient. Sâfel, que tous ces bruitsavaient réveillé, vint s’habiller dans la chambre chaude. Jeregardais avec un grand attendrissement ce pauvre petit, les yeuxencore endormis ; et songeant qu’on allait tirer sur nous,qu’il faudrait se cacher dans les caves, et que nous risquions tousd’être tués pour des choses qui ne nous regardaient pas, et surlesquelles on n’avait pas demandé notre avis, j’en étais indigné.Mais ce qui me désolait le plus, c’était d’entendre Zeffen dire ensanglotant qu’il aurait mieux valu pour elle et ses enfants derester avec Baruch à Saverne, et de mourir tous ensemble.

Alors les paroles du prophète merevenaient :

« Ta piété n’a-t-elle pas été toute tonespérance, et l’intégrité de tes vues ton attente ?L’innocence va-t-elle périr ? Les hommes droits seront-ilsexterminés ? Non, ceux qui labourent l’iniquité, ceux quisèment l’injustice, les moissonnent ! Ils périssent par lesouffle de Dieu ; mais toi, son serviteur, il te garantira dela mort, tu n’entreras au sépulcre que rassasié de jours comme unmonceau de gerbes s’entassent en sa saison. »

Ainsi je raffermissais mon cœur, écoutantcette grande rumeur de la foule qui s’épouvante, qui court et veutsauver ses biens.

Vers sept heures, on publia que les casematesétaient ouvertes, que chacun pouvait y porter son matelas, et qu’ondevait tenir des cuves pleines d’eau, prêtes dans toutes lesmaisons, et laisser les puits ouverts, en cas d’incendie.

Songe, Fritz, aux idées que vous donnaient cespublications.

Plusieurs voisines, Lisbeth Dubourg, BévelRuppert, les filles Camus et d’autres montèrent chez nous,criant :

– Nous sommes tous perdus !

Les maris étaient allés voir à droite et àgauche, et ces femmes se pendaient au cou de Zeffen et de Sorlé,répétant :

– Ah ! mon Dieu ! monDieu ! quel malheur !

J’aurais voulu les voir au diable, car, aulieu de nous consoler, elles ne faisaient qu’augmenter notrepeur ; mais, dans ces moments, les femmes se réunissent etcrient toutes ensemble, on ne peut rien leur dire de raisonnable,elles aiment ces grands cris et ces gémissements.

Sur le coup de huit heures, l’armurier Baillyvint chercher sa femme ; il arrivait des remparts, et medit :

– Les Russes sont descendus en masses desQuatre-Vents jusqu’à la bascule ; ils remplissent toute laplaine : des Cosaques, des Baskirs, de la canaille !Pourquoi ne tire-t-on pas dessus, des remparts ? Le gouverneurtrahit !

Je lui demandais :

– Où sont nos soldats ?

– En retraite ! s’écria-t-il. Lesblessés rentrent depuis deux heures, et nous restons là, les brascroisés !

Sa figure osseuse frémissait de colère. Ilemmena sa femme ; ensuite d’autres arrivèrent encore,criant :

– L’ennemi s’avance jusqu’au bas desjardins, sur les glacis !

Ces choses m’étonnaient :

Les femmes étaient descendues pour aller crierailleurs, et dans ce moment un grand bruit de voiture s’entendaitdu côté du rempart. Je regardai par la fenêtre ; un fourgonarrivait de l’arsenal, des canonniers bourgeois : le vieuxGoulden, Holender, Jacob Cloutier, Barrière galopaientautour ; le capitaine Jovis courait devant. Ils s’arrêtèrent ànotre porte, et le capitaine cria :

– Qu’on prévienne le marchand de fer…qu’il descende !

Le boulanger Chanoine, brigadier de ladeuxième batterie, montait déjà ; j’ouvris la porte, endemandant dans l’escalier :

– Qu’est-ce qu’on me veut ?

– Descends, Moïse, me répondit Chanoine.Et je descendis.

Le capitaine Jovis, un grand sec, le frontcouvert de sueur malgré le froid, me demanda :

– Vous êtes Moïse, le marchand defer ?

– Oui monsieur.

– Ouvrez-nous votre magasin. Votre ferest en réquisition pour le service de la place.

Il fallut donc conduire ce monde dans ma cour,sous le hangar. Le capitaine, ayant regardé, vit les taques enfonte qu’on avait l’habitude en ce temps-là de murer au fond desâtres. Chacune pesait trente à quarante livres, et j’en vendaisbeaucoup dans les environs de la ville. Les vieux clous, lesboulons rouillés, la ferraille de toute sorte, ne manquaient pasnon plus.

– Voici notre affaire, dit-il ;qu’on brise ces taques et qu’on enlève la ferraille,vivement !

Les autres aussitôt, avec nos deux merlins, semirent à tout casser. Quelques-uns chargeaient les morceaux defonte dans un panier, qu’ils couraient vider au fourgon.

Le capitaine regardait sa montre etcriait :

– Qu’on se dépêche ! Nous avonsjuste dix minutes !

Et moi, je pensais :

« Ils n’ont pas besoin de crédit, ilsprennent ce qui leur convient, c’est plus commode. »

Toutes mes taques et ma ferraille furent misesen morceaux ; cela faisait plus de quinze cents livres defer.

Comme on ressortait pour courir aux remparts,Chanoine me dit en riant :

– De la fameuse mitraille, Moïse !Tu peux apprêter tes gros sous, nous viendrons les prendredemain.

Le fourgon repartait alors à travers la foule,qui courait derrière ; je suivais aussi.

Plus on approchait des remparts, plus lafusillade redoublait. Au tournant de la maison de cure, deuxsentinelles arrêtèrent le monde, mais on me laissa passer, à causede mon fer qu’on allait tirer.

Jamais tu ne pourras te représenter cettemasse de gens, le bruit autour du bastion, la fumée qui passaitau-dessus, le commandement des officiers d’infanterie qu’onentendait monter des glacis, les canonniers, la mèche allumée, lescaissons de gargousses et les tas de boulets derrière ! Non,depuis trente ans, je n’ai pas oublié ces hommes avec leursleviers, qui reculent les pièces, pour les charger jusqu’à lagueule, ces feux de file au fond des remparts, ces volées de ballesqui sifflent dans l’air, ce commandement des chefs depièces :

– Chargez !… Refoulez !…Amorcez !…

Quelles masses sur ces affûts hauts de septpieds, où les canonniers étaient forcés de se dresser et d’allongerle bras pour mettre le feu ! Et quelle fuméeépouvantable !

Les hommes inventent des machines pareillespour leur propre extermination, et croiraient faire beaucoup d’ensacrifier le quart pour soulager leurs semblables, pour lesinstruire dans l’enfance et leur donner un peu de pain dans lavieillesse. Ah ! ceux qui crient contre la guerre et quidemandent des changements n’ont pas tort.

J’étais dans le coin, à gauche du bastion oùdescend l’escalier de la poterne, derrière le collège, entre troisou quatre paniers d’osier pleins de terre glaise et hauts comme descheminées. J’aurais dû rester là bien tranquille, et profiter d’unbon moment pour m’en aller ; mais l’idée me prit de voir cequi se passait au-dessous des remparts, et, pendant qu’on chargeaitles pièces, je grimpai jusqu’au niveau du glacis, et je me couchaià plat ventre entre deux énormes paniers, où les balles nepouvaient entrer que par le plus grand hasard.

Si des centaines d’autres, tués dans lesbastions, avaient fait comme moi, combien vivraient encore etseraient d’honnêtes pères de famille dans leurs villages !

Enfin, de cet endroit, en levant le nez, mavue s’étendait sur toute la plaine blanche. Je voyais au-dessous lecordon du rempart, et de l’autre côté du fossé, la ligne de nostirailleurs derrière les palanques : ils ne faisaient quedéchirer la cartouche, amorcer, charger et tirer. C’est là qu’onreconnaissait la beauté de l’exercice ; ils n’étaient que deuxcompagnies, et les feux de file se suivaient comme un roulementsans fin.

Plus loin, la route s’étendait tout droit auxQuatre-Vents. La ferme Ozillo, le cimetière, la poste aux chevauxet la ferme de Georges Mouton à droite, l’auberge de laRoulette et la grande allée des peupliers à gauche, tout étaitplein de Cosaques et d’autres gueux semblables, qui s’avançaientventre à terre jusque dans les jardins, pour reconnaître lesenvirons de la place. C’est ce que je pense, car de courir pourrien et de risquer d’attraper une balle, ce n’est pas naturel.

Ces gens, sur de petits chevaux, avec degrands manteaux gris, des bottes molles, des espèces de bonnets enpeau de renard, à la mode des paysans de Bade, la barbe longue, lalance sur la cuisse, un grand pistolet dans la ceinture,tourbillonnaient comme des oiseaux.

On n’avait pas encore tiré le canon sur eux,parce qu’ils se tenaient éparpillés et que cela ne valait pas leboulet ; mais leurs trompettes sonnaient le ralliement du côtéde la Roulette, et ils commençaient à se réunir derrièreles bâtisses de l’auberge.

Une trentaine de nos vétérans, en retard dansl’allée du cimetière, battaient lentement en retraite. Ilsfaisaient quelques pas, en se dépêchant de recharger ; puisils se retournaient, épaulaient et tiraient, en recommençantaussitôt à marcher dans les haies et les broussailles qu’on n’avaitpas eu le temps de raser de ce côté.

Notre sergent était dans le nombre ; jel’avais reconnu tout de suite, et je frémissais pour lui.

Chaque fois que ces vétérans avaient fait feu,les Cosaques, à cinq ou six, arrivaient comme le vent, la lancebaissée ; mais eux ne s’effrayaient pas, ils s’appuyaientcontre un arbre et croisaient la baïonnette. D’autres vétéransarrivaient plus loin, et, quand ils étaient plusieurs, les unsrechargeaient pendant que leurs camarades paraient les coups. Àpeine avaient-ils serré la cartouche, que les Cosaques se sauvaientà droite et à gauche, la lance en l’air. Quelques-uns seretournaient une seconde et lâchaient leur grand pistolet enarrière, comme de véritables bandits. Ensuite les nôtres seremettaient en marche vers la ville.

Ces vieux soldats, le gros shako carrémentplanté sur la tête, la grande capote tombant jusqu’au bas dumollet, le sabre et la giberne au dos, l’air calme au milieu de cesespèces de sauvages, rechargeant, parant et ripostant aussitranquillement qu’ils fumaient leur pipe au corps de garde, étaientquelque chose d’admirable. Et même, après les avoir vus deux outrois fois sortir du tourbillon, on finissait par croire quec’était facile.

Notre sergent commandait ces hommes. Jecompris alors pourquoi les chefs l’aimaient tant et lui donnaienttoujours raison contre les bourgeois : on n’en trouvait pasbeaucoup de pareils. J’aurais bien voulu lui crier :

« Dépêchons-nous, sergent,dépêchons-nous ! »

Mais ils ne se pressaient pas, ni lui ni lesautres.

Comme ils arrivaient au bas des glacis, tout àcoup une grande masse de Cosaques, voyant qu’ils allaient leuréchapper, accoururent au galop sur deux files, pour leur couper laretraite. C’était le moment dangereux, et tout de suite ils seréunirent en carré.

Moi, je me sentais froid dans le dos, comme sij’avais été parmi eux. Les tirailleurs, en arrière des prolonges,ne tiraient plus, sans doute par la crainte de toucher leurscamarades ; nos canonniers, sur le bastion, se penchaient pourvoir, et cette file de Cosaques s’allongeait toujours au tournantde la bascule.

Ils étaient plus de sept à huit cents. On lesentendait crier « Hourra ! hourra !hourra ! » comme des corbeaux. Plusieurs officiers enmanteau vert et petite toque galopaient sur les côtés de leurslignes, en levant le sabre. Notre pauvre sergent et ses trentehommes me paraissaient perdus ; je m’écriais déjà :

– Quel chagrin le petit Sâfel et Sorlévont avoir !

Mais alors, comme les Cosaques se déployaienten demi-cercle à gauche de l’avancée, j’entendis nos chefs de piècecrier :

– Feu !

Je tournai la tête : le vieux Gouldenabaissait la mèche, la fusée brillait, et dans la même seconde lebastion, avec ses grands paniers de terre glaise, frissonnaitjusque sur les rochers du rempart.

Je regardai vers la route : on ne voyaitque des hommes et des chevaux à terre. En même temps le second couppartit, et je puis dire que j’ai vu la mitraille passer comme uncoup de faux dans cette masse de cavalerie : tout se couchaitet culbutait ! Ceux qui vivaient une seconde avant n’étaientplus rien. On en voyait quelques-uns essayer de se relever, lereste se sauvait.

Les feux de file recommençaient ; et noscanonniers, sans attendre que la fumée fût remontée, rechargèrentsi vite, que les deux coups repartirent encore une foisensemble.

Cette quantité de vieux clous, de boulons, defonte cassée, en s’écartant à trois cents mètres près du petitpont, fit un tel carnage, que quelques jours après les Russesdemandèrent un armistice pour enterrer les morts. On en trouvaquatre cents répandus dans les fossés de la route.

Voilà ce que j’ai vu moi-même.

Et si tu veux connaître la place où l’on aenterré ces sauvages, tu n’as qu’à remonter l’allée du cimetière.De l’autre côté, sur la droite, dans le verger de M. AdamOttendorf, tu verras une croix de pierre au milieu de lahaie ; c’est là qu’on les a tous mis dans une grande fosse,avec leurs chevaux.

Chacun peut se figurer la joie de noscanonniers en voyant ce massacre, ils levaient les écouvillons etcriaient :

– Vive l’Empereur !

Les soldats leur répondaient des cheminscouverts, et tous ces cris montaient jusqu’au ciel.

Notre sergent, avec ses trente hommes, lefusil sur l’épaule, gagnait tranquillement les glacis. On sedépêcha de leur ouvrir la barrière ; puis les deux compagniesdescendirent ensemble dans les fossés et remontèrent lapoterne.

Je les attendais en haut.

Quand notre sergent parut, je le pris par lebras en criant :

– Ah ! sergent, que je suis heureuxde vous voir hors de danger !

J’aurais voulu l’embrasser. Il riait et meserrait la main.

– Vous avez donc vu l’engagement, pèreMoïse ? me dit-il en clignant des yeux d’un air malin. Nousleur avons montré de quel bois la 5e sechauffe !

– Oh ! oui… oui ! vous m’avezfait trembler.

– Bah ! dit-il, vous en verrez biend’autres ; c’est une petite affaire.

Les deux compagnies se reformaient alorscontre le mur du chemin de ronde, et toute la villecriait :

– Vive l’Empereur !

On descendit la rue des Remparts au milieu dela foule. J’étais près de notre sergent.

Dans le moment où le détachement tournaitnotre coin, Sorlé, Zeffen et Sâfel, aux fenêtres, se mirent àcrier :

– Vivent les vétérans ! Vive la5e !

Le sergent les aperçut et leur fit un petitsigne de tête, pendant que j’entrais en lui disant :

– Sergent, n’oubliez pas votre verre dekirschenwasser !

– Soyez tranquille, père Moïse,répondit-il.

Le détachement alla rompre les rangs sur laplace d’Armes, comme à l’ordinaire, et je montai chez nous quatre àquatre. À peine en haut dans notre chambre, Zeffen, Sorlé et Sâfelm’embrassaient comme si j’étais revenu de la guerre ; le petitDavid s’attachait à ma jambe, et tous me demandaient desnouvelles.

Il fallut leur raconter l’attaque, lamitraille, la déroute des Cosaques. Mais la table était servie, jen’avais pas encore déjeuné, et je leur dis :

– Asseyons-nous. Tout à l’heure voussaurez le reste. Laissez-moi reprendre haleine.

Au même instant le sergent entrait tout joyeuxet posait sa crosse à terre. Nous allions à sa rencontre, quandnous vîmes une touffe de poils roux au bout de sa baïonnette, cequi nous fit frémir.

– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce quevous avez là ? lui dit Zeffen en se couvrant la figure.

Il ne savait rien, et regarda toutsurpris.

– Ça, dit-il, c’est la barbe d’un Cosaqueque j’ai touché en passant… ce n’est pas grand-chose.

Et tout de suite il sortit poser le fusil danssa chambre ; mais nous frémissions tous, et Zeffen ne pouvaitpas se remettre. Quand le sergent revint, elle était encore assisedans le fauteuil, les deux mains sur la figure.

– Ah ! madame Zeffen, dit-il d’unair désolé, vous allez m’avoir en horreur maintenant !

Je pensais aussi qu’il ferait peur à Zeffen,mais toutes les femmes aiment ces gens qui risquent leur vie à tortet à travers ; j’ai vu cela cent fois ! et Zeffen,souriant, lui répondit :

– Non, sergent, non, ces Cosaquesdevaient rester chez eux, ils font notre malheur !… Vous nousdéfendez !… nous vous aimons tous bien.

Je l’engageai tellement à déjeuner avec nous,qu’il finit par ouvrir une fenêtre, en criant à des soldats quipassaient, de prévenir à la cantine que le sergent Trubert neviendrait pas déjeuner.

Ensuite, le calme étant rétabli, tout le mondes’assit à table. Sorlé descendit chercher une bouteille de bon vinet nous déjeunâmes.

Nous prîmes aussi le café, et c’est Zeffen quivoulut le verser elle-même à notre sergent. Il était dans la joieet disait :

– Madame Zeffen, vous mecomblez !

Elle riait. Nous n’avions jamais été plusheureux.

Au kirschenwasser, le sergent se mit à nousraconter l’attaque de la nuit : la manière dont lesWurtembergeois s’étaient postés à la Roulette, comme ilavait fallu les dénicher en enfonçant les deux grandes portescochères, l’arrivée des Cosaques au petit jour, et le déploiementdes deux compagnies en tirailleurs.

Il racontait ces choses si bien, qu’on auraitcru les voir. Mais vers onze heures, comme je prenais la bouteillepour lui verser encore un petit verre, il s’essuya les moustaches,et me dit en se levant :

– Non, père Moïse ! ce n’est pastout de se goberger comme des chanoines ; demain ou après, lesobus vont venir, il est temps d’aller blinder le grenier.

Ces paroles nous rendirent tous graves.

– Voyons, dit-il, j’ai rencontré dansvotre cour de grandes bûches qui n’ont pas été sciées, et trois ouquatre grosses poutres contre le mur. Est-ce que nous sommes deforce à les monter nous deux ? Essayons !

Aussitôt il voulut ôter sa capote ; mais,comme les poutres étaient très lourdes, je lui dis d’attendre, etje courus chercher les deux frères Carabin : Nicolas, qu’onappelait le Lévrier, et Mathis, le scieur de long. Ilsarrivèrent à l’instant, et ces deux hommes, habitués aux grosouvrages, montèrent le bois. Ils avaient apporté leurs scies etleurs haches ; le sergent leur fit scier les poutres, pour lescroiser dans le haut, en forme de guérite. Il travaillait lui-mêmecomme un vrai charpentier. Sorlé, Zeffen et moi nous regardions.Comme cela durait depuis longtemps, ma femme et ma filledescendirent préparer le souper, et je descendis avec elleschercher une lanterne, pour éclairer les travailleurs.

Je remontais tranquillement sans penser àrien, quand tout à coup un bruit terrible, une espèce de ronflementépouvantable rasa le toit et me fit presque tomber la lanterne dela main.

Les deux Carabin se regardaient tout pâles, etle sergent dit :

– C’est un boulet !

À la même seconde, le grand bruit du canon auloin s’entendait dans la nuit.

Alors je sentis un terrible mouvement dans monventre, et je pensai :

– Puisqu’il vient de passer un boulet, ilpeut en passer deux, trois, quatre !…

Je n’avais plus de force.

Les deux Carabin pensaient sans doute la mêmechose, car ils prirent tout de suite leurs vestes accrochées aupignon pour s’en aller.

– Attendez donc ! disait le sergent,ce n’est rien !… Continuons… L’ouvrage avance… dans une heuretout sera fini.

Mais l’aîné des Carabin s’écria :

– Faites ce que vous voudrez ! Moi,je ne reste pas ici… Je suis père de famille !

Et comme il parlait, un second boulet, pluseffrayant que le premier, se mit à ronfler sur le toit, et cinq ousix secondes après on entendit le coup.

Une chose étonnante, c’est que les Russestiraient de la lisière du Bois-de-Chênes, à plus d’une bonnedemi-heure, et qu’on voyait l’éclair rouge passer devant nos deuxlucarnes, et même sous les tuiles.

Le sergent voulut encore nous retenirdisant :

– Jamais un boulet ne passe où le premiera passé ; nous sommes dans un bon endroit, puisqu’il a rasé letoit. Allons… à l’œuvre !

C’était plus fort que nous !…

Je posai la lanterne sur le plancher, et jedescendis, les cuisses comme cassées par le milieu ; j’auraisvoulu m’asseoir à chaque marche.

Dehors on criait déjà comme le matin, et d’unemanière plus épouvantable. Les cheminées tombaient ; beaucoupde femmes couraient aux casemates, mais je n’y faisais pasattention, à cause de ma propre frayeur.

Les deux Carabin étaient partis, plus pâlesque des morts.

Toute cette nuit je fus malade. Sorlé etZeffen n’étaient pas non plus tranquilles. Le sergent continua seulde poser les bûches et de les affermir. Vers minuit, il descenditet me dit :

– Père Moïse, le toit est blindé, maisvos deux hommes sont des poltrons, ils m’ont laissé seul.

Je le remerciai, en lui disant que nous étionstous malades, et que, pour moi, je n’avais jamais rien senti depareil. Il riait :

– Je sais ce que c’est, faisait-il, lesconscrits ont toujours cela quand ils entendent ronfler le premierboulet ; mais ça passe vite… il ne faut qu’un peud’habitude.

Ensuite il alla se coucher, et tout le monde àla maison dormit, excepté moi.

Cette nuit-là, les Russes, à partir de dixheures, ne tirèrent plus ; ils avaient seulement essayé une oudeux pièces volantes, pour nous prévenir de ce qu’ils nousréservaient.

Tout cela, Fritz, n’était que le commencementdu blocus ; tu vas voir maintenant les misères qu’il nous afallu supporter durant trois mois.

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