Le Château dangereux

Chapitre 2Les Archers.

Rosalinde. Ehbien ! voici la forêt des Ardennes.

Touchstone.Hélas ! à présent, que je suis dans les Ardennes, jesuis plus insensé. Quand j’étais à la maison, j’étais dans unendroit meilleur ; mais des voyageurs doivent être toujourscontens.

Rosalinde. Sois-ledonc, bon Touchstone. Vois-tu, qui vient là ?… Un jeune hommeet un vieux, d’un pas solennel.

SHAKSPEARE. Comme il vous plaira. Sc. IV, acteII.

Tandis que les voyageurs causaient ensemble,ils atteignirent un détour du sentier d’où le pays se développaitplus au loin qu’au milieu des terrains brisés qu’ils avaientjusqu’alors parcourus. Une vallée à travers laquelle coulait unpetit ruisseau tributaire présentait tous les traits sauvages, maisnon déplaisans, d’un vallon solitaire et verdoyant, planté çà et làde bouquets d’aunes, de noisetiers et de chênes taillis, quiavaient maintenu leur position dans le creux de la vallée,quoiqu’ils eussent disparu des flancs plus rapides et plus exposésde la montagne. La ferme ou la maison seigneuriale (car, à en jugerpar la grandeur et l’apparence de l’édifice, ce pouvait être l’unou l’autre) était un bâtiment large, mais bas, dont les murailleset les portes étaient assez solides pour résister à toutes lesbandes de voleurs ordinaires. Il n’y avait rien pourtant qui pût ladéfendre contre une force majeure ; car, dans un pays ravagépar la guerre, le fermier était, alors comme aujourd’hui ;obligé de souffrir sa part des grands maux qui accompagnent un telétat de choses ; et sa condition, qui ne fut jamais digned’envie, devenait bien pire encore en ce qu’elle ne présentaitaucune sécurité. À un demi-mille plus loin environ, on voyait unbâtiment gothique de très petite étendue, d’où dépendait unechapelle presque ruinée : le ménestrel prétendait que c’étaitl’abbaye de Sainte-Bride. « Autant que je puis savoir, dit-il,on a toléré l’existence de ce couvent, de même qu’on permet à deuxou trois vieux moines ainsi qu’à autant de nonnes qui y demeurentd’y servir Dieu et quelquefois de donner asile à des voyageursécossais. Ils ont en conséquence contracté des engagemens avec sirJohn de Walton, et accepté pour supérieur un ecclésiastique surlequel il croit pouvoir compter. Mais quand il arrive aux voyageursde laisser échapper quelques secrets, on croit qu’ils finissenttoujours par arriver d’une manière ou d’une autre aux oreilles dugouverneur anglais : c’est pourquoi, à moins que votreseigneurie ne le veuille absolument, je pense que nous ferons biende ne pas aller leur demander l’hospitalité. »

– « Certainement non, si tu peux meprocurer un logement où nous aurons des hôtes plusdiscrets. »

En ce moment deux formes humaines furent vuess’approchant aussi de la ferme, mais dans une direction opposée àcelle de nos deux voyageurs, et parlant si haut, car ilsparaissaient se disputer, que le ménestrel et sa compagne purentdistinguer les voix, quoique la distance fût considérable. Aprèsavoir regardé quelques minutes en plaçant sa main au dessus de sesyeux, Bertram s’écria enfin : « Par Notre-Dame !c’est mon vieil ami Tom Dickson, j’en suis sûr… Pourquoi doncest-il de si mauvaise humeur contre ce jeune garçon qui peut bienêtre, je crois, ce petit bambin éveillé, son fils Charles, qui nefaisait que courir et tresser du jonc, il y a quelque vingtans ? Il est heureux néanmoins que nous trouvions nos amisdehors ; car, j’en réponds, Tom a une bonne pièce de bœuf danssa marmite, avant de s’aller mettre au lit, et il faudrait qu’ileût bien changé pour qu’un vieil ami n’en eût point sa part ;et qui sait, si nous étions arrivés plus tard, à quelle heure ilspourraient avoir jugé convenable de tirer leurs verrous et dedébarder leurs portes si près d’une garnison ennemie ? car, àdonner aux choses leurs véritable nom, c’est ainsi qu’il fautappeler une garnison anglaise dans le château d’un nobleécossais. »

« Imbécile, répliqua la jeune dame, tujuges sir John de Walton comme tu jugerais quelque grossier paysanpour qui l’occasion de faire ce qu’il veut est une tentation et uneexcuse de se montrer cruel et tyran. Mais je puis te donner maparole que, laissant de côté la querelle des royaumes qui, bienentendu, se videra loyalement de part et d’autre sur des champs debataille, tu reconnaîtras que les Anglais et les Écossais, sur cedomaine et dans les limites de l’autorité de sir John de Walton,vivent ensemble comme fait ce troupeau de moutons et de chèvressous un même chien : ennemi que ces animaux fuient encertaines occasions, mais autour duquel néanmoins ils viendraientaussitôt chercher protection si un loup venait à semontrer. »

« Ce n’est pas à votre seigneurie,répliqua Bertram, que je me permettrais d’exposer mon opinion surce point ; mais le jeune chevalier, lorsqu’il est recouvertdes pieds à la tête de son armure, est bien différent du jeunehomme qui se livre au plaisir dans un riche salon au milieu d’uneréunion de belles ; et quand on soupe au coin du feu d’unautre, quand votre hôte de tous les hommes du monde se trouve êtreDouglas-le-Noir, on a raison de tenir ses yeux sur lui pendantqu’on fait son repas… Mais il vaudrait mieux que je cherchasse ànous procurer des vivres et un abri pour ce soir, que de rester icià bâiller et à parler des affaires d’autrui. » À ces mots, ilse mit à crier d’une voix de tonnerre : « Dickson !holà ! hé ! Thomas Dickson ! ne veux-tu pasreconnaître un vieil ami qui est si bien disposé à mettre tonhospitalité à contribution pour son souper et son logement de lanuit ? »

L’Écossais, dont l’attention fut excitée parces cris, regarda d’abord le long de la rivière, puis il leva lesyeux sur les flancs nus de la montagne, et enfin les abaissa surles deux personnes qui en descendaient.

Comme trouvant la soirée trop froide lorsqu’illaissa la partie abritée du vallon pour aller à leur rencontre, lefermier du vallon de Douglas s’enveloppa plus étroitement dans leplaid grisâtre qui, dès une époque très reculée, avait été mis enusage par les bergers du sud de l’Écosse, dont la forme donne unair romanesque aux paysans et aux classes moyennes, et qui, quoiquemoins brillant et moins fastueux de couleurs, est aussi pittoresquedans son arrangement que le manteau plus miliaire, le manteau detartan des montagnards. Quand ils approchèrent l’un de l’autre, ladame put voir que l’ami de son guide était un homme vigoureux etathlétique, lequel avait déja passé le milieu de la vie et montraitdes marques de l’approche mais non des infirmités de l’âge sur unvisage qui avait été exposé à de nombreuses tempêtes. Des yeuxvifs, qui semblaient tout observer, donnaient des signes de lavigilance dont avait acquis l’habitude un homme qui avaitlong-temps vécu dans un pays où il avait toujours eu besoin deregarder autour de lui avec précaution. Ses traits étaient encoregonflés de colère, et le beau jeune homme qui l’accompagnaitparaissait aussi mécontent qu’un fils qui a reçu des preuvessévères de l’indignation paternelle, et qui, à en juger par lasombre expression mêlée à une apparence de honte sur saphysionomie, semblait en même temps dévoré de colère et deremords.

« Ne vous souvenez-vous pas de moi, monvieil ami, demanda Bertram, lorsqu’ils furent assez près pours’entendre ; ou les vingt années qui ont passé sur nos têtesdepuis que nous nous sommes vus ont-elles emporté avec elles, toutsouvenir de Bertram, le ménestrel anglais ? »

« En vérité, répondit l’Écossais, cen’est pas que je n’aie vu assez de vos compatriotes pour mesouvenir de vous, et je n’ai jamais pu entendre quelqu’un d’entreeux siffler seulement,

Là !maintenant le jour se lève,

sans songer à quelque air de votre joyeuseviole[5] ; et cependant faut-il que noussoyons bêtes pour que j’aie oublié jusqu’à la mine de mon vieilami, et que je l’aie à peine reconnu de loin. Mais nous sommes enpeine depuis un certain temps : il y a un millier de voscompatriotes qui tiennent garnison dans le château périlleux deDouglas qu’on aperçoit d’ici, aussi bien que dans d’autres placesde la vallée, et ce n’est qu’un bien triste spectacle pour unvéritable Écossais… ma pauvre maison n’a pas même échappé àl’honneur d’une garnison d’hommes d’armes, outre deux ou troiscoquins d’archers, un ou deux méchans galopins qu’on nomme pages,et gens de cette espèce, qui ne permettront jamais à un homme dedire : Ceci est à moi, même au coin de son propre feu. Neprenez donc pas mauvaise opinion de moi, vieux camarade, si je vousfais accueil un peu plus froid que celui que vous auriez droitd’attendre d’un ami d’autrefois ; car, par Sainte-Bride deDouglas ! il me reste bien peu de chose avec quoi je puissesouhaiter la bienvenue… »

« Souhaitée avec peu, elle sera aussibonne, répliqua Bertram. Mon fils, fais ta révérence au vieil amide ton père. Augustin commence son apprentissage de mon joyeuxmétier, mais il aura besoin de quelque exercice avant de pouvoir ensupporter les fatigues. Si vous pouvez lui faire donner quelquechose à manger, et lui procurer ensuite un lit où il pourra dormiren repos, nous aurons certainement tous les deux ce qu’il nousfaut ; car j’ose dire que, quand vous voyagiez avec mon amiCharles dans ce pays, si ce grand jeune homme est bien maconnaissance Charles, vous n’aviez plus vous-même besoin de rienquand il avait ce qu’il lui fallait. »

« Oh ! que le diable m’emporte si jerecommencerais à présent ! répliqua le fermier écossais ;je ne sais pas de quoi les garçons d’aujourd’hui sont faits… cen’est pas de la même étoffe que leurs pères assurément… ils sontengendrés non de la bruyère qui ne craint ni vent ni pluie, mais dequelque plante délicate d’un pays lointain, qui ne poussera que sivous l’élevez sous un verre : la peste puisse la fairemourir ! Le brave seigneur de Douglas, dont j’ai été lecompagnon d’armes [6] (et je puisle prouver) ne désirait pas, du temps qu’il était page, d’êtrenourri et logé comme il faudrait que le fût aujourd’hui votre amiCharles pour être content. »

« Voyons, dit Bertram, ce n’est pas quemon Augustin soit délicat, mais, pour d’autres raisons, je vousprierai encore de lui donner un lit, et un lit séparé, car il a étédernièrement malade. »

« Oui, je comprends, répliqua Dickson,votre fils a un commencement de cette maladie qui se termine sisouvent par cette mort noire dont vous mourez vous autres Anglais.Nous avons beaucoup entendu parler des ravages qu’elle a exercésdans le sud. Vient-elle par ici ? »

Bertram répondit affirmativement par un signede tête.

« Eh bien, la maison de mon père,continua le fermier, a plus d’une chambre ; et votre fils enaura une des mieux aérées et des plus commodes. Quant au souper,vous mangerez votre part de celui qu’on a préparé pour voscompatriotes ; quoique je voudrais plutôt avoir leur chambreque leur compagnie ; mais, puisqu’il faut que j’en nourrisseune vingtaine, ils ne s’opposeront pas à la requête d’un aussihabile ménestrel que toi, demandant l’hospitalité pour une nuit. Jesuis honteux de dire qu’il faut que je fasse ce qu’ils veulent dansma propre maison. Ventrebleu ! si mon brave seigneur était enpossession de ses biens, j’ai encore assez de cœur et de force pourles chasser tous de chez moi comme… comme… »

« Pour parler franchement, ajoutaBertram, comme cette bande d’Anglais vagabonds venus de Redesdaleque je vous ai vu expulser de votre maison, telle qu’une portée depetits chiens aveugles, si bien qu’aucun d’entre eux ne retourna latête pour voir qui leur faisait cette politesse, avant qu’ils nefussent à mi-chemin de Cairntable. »

« Oui, répliqua l’Écossais en seredressant et en grandissant d’au moins six pouces ; alorsj’avais une maison à moi, un motif et un bras pour ladéfendre ; maintenant je suis… Qu’importe qui je sois !le plus noble seigneur d’Écosse est aussi à plaindre quemoi. »

« Vraiment, mon ami, reprit Bertram, vousconsidérez maintenant la chose sous le juste point de vue. Je nedis pas qu’en ce monde l’homme le plus sage, le plus riche ou leplus fort a le droit de tyranniser ses voisins, parce qu’il est leplus faible, le plus ignorant, le plus pauvre ; mais encore,s’il s’engage dans une pareille dispute, il faut qu’il se soumetteau cours des choses : or, dans une bataille, ce sera toujoursla richesse, la force, la science, qui triompheront. »

« Avec votre permission cependant,répondit Dickson, le parti le plus faible, s’il réunit tous sesefforts et tous ses moyens, peut à la longue exercer contrel’auteur de ses maux une vengeance qui le dédommagera du moins desa soumission temporaire ; et il agit bien simplement commehomme, bien sottement comme Écossais, soit qu’il endure cesinjustices avec l’insensibilité d’un idiot, soit qu’il cherche às’en venger avant que le temps marqué par le ciel soit arrivé… Maissi je vous parle ainsi, je vous empêcherai comme j’en ai déjaempêché plusieurs de vos compatriotes, d’accepter une bouchée depain et un logement pour la nuit dans une maison où vous pourriezne vous éveiller au matin que pour vider avec du sang une querellenationale. »

« Ne craignez rien, répliqua Bertram, ily a longtemps que nous nous connaissons, et je ne redoute pas plusde rencontrer de la haine dans votre maison que vous ne pensez àm’y voir venir dans l’intention d’aggraver encore les maux dontvous vous plaignez. »

« Soit ! c’est pourquoi vous êtes,mon vieil ami, le bienvenu dans ma demeure, tout comme quand leshôtes que j’y recevais jadis n’y entraient que sur mon invitation…Quant à vous, mon jeune ami monsieur Augustin, nous prendronsautant soin de vous que si vous arriviez avec un front serein etdes joues roses, comme il convient mieux aux doctes de la gaiescience.

« Mais pourquoi, si je puis vous fairecette question, dit Bertram, étiez-vous donc tout à l’heure sifâché contre mon jeune ami Charles ?

Le jeune homme répondit avant que son père eûtle temps de parler, « Mon père, mon cher monsieur, peutcolorer la chose comme bon lui semblera, toujours est-il que latête des gens fins et sages faiblit beaucoup dans ces temps detroubles. Il a vu deux ou trois loups se jeter sur trois de nosplus beaux moutons, et, parce que j’ai crié pour donner l’alarme àla garnison anglaise, il s’est mis en colère contre moi, mais dansune colère a m’assassiner, parce que j’ai arraché ces pauvresbêtes, aux dents qui allaient les dévorer. »

« Voici une étrange histoire sur votrecompte, mon vieil ami, dit Bertram. Êtes-vous donc de connivenceavec les loups pour qu’ils vous volent votretroupeau ? »

« Allons, parlons d’autre chose, si vousm’aimez vraiment, répondit le cultivateur. Cependant Charles auraitpu dans son récit se rapprocher un peu davantage de la vérité s’ilavait voulu ; mais parlons d’autre chose. »

Le ménestrel s’apercevant que l’Écossais étaitvexé et embarrassé d’une pareille anecdote, n’insista pointdavantage.

Au moment où ils passaient le seuil de lamaison de Thomas Dickson, ils entendirent deux soldats anglais quicausaient à l’intérieur. « En repos, Anthony, disait une voix,en repos ! pour l’amour du sens commun, sinon des manièrescommunes et des usages ; Robin Hood lui-même ne se mettaitjamais à table avant que le rôti fût prêt. »

« Prêt ! répliqua une autre grossevoix ; c’est un rôti d’un méchant bout de viande, et encore cecoquin de Dickson ne nous aurait-il servi que petite part de saméchante viande, si le digne sir John de Walton n’eût donné l’ordreexprès aux soldats qui occupent les avant-postes d’apporter à leurscamarades les provisions qui ne leur sont pas nécessaires pour leurpropre subsistance. »

« Silence, Anthony, silence, gare àtoi ! répliqua le compagnon ; car si jamais j’ai entenduvenir notre hôte, je l’entends à présent : cesse donc degrogner, puisque notre capitaine, comme nous le savons tous, adéfendu, sous des peines sévères, toute querelle entre ses hommeset les gens du pays.

« À coup sûr, répliqua Anthony, je n’airien fait qui puisse en occasionner une ; mais je voudraisêtre également certain des bonnes intentions de ce sombre ThomasDickson à l’égard des soldats anglais, car je vais rarement mecoucher dans cette maudite maison sans m’attendre à avoir la boucheaussi large ouverte qu’une huître altérée avant de me réveiller aulendemain. Le voilà qui vient cependant, ajouta Anthony en baissantde ton, et j’espère être excommunié s’il n’amène pas avec lui cetanimal furieux, son fils Charles, avec deux autres étrangers dontla faim sera assez grande, j’en répondrais, pour avaler tout lesouper, s’ils ne nous font pas d’autre mal. »

« Fi, fi donc Anthony ! murmura lecamarade ; jamais archer meilleur que toi ne porta l’uniformevert, et cependant tu affectes d’avoir peur de deux voyageursfatigués, et tu t’alarmes de l’invasion que leur appétit pourrafaire sur le repas du soir. Nous sommes quatre ou cinq de nousici ; nous avons nos arcs et nos flèches[7] ànotre portée, et nous ne craignons pas que notre souper nous soitravi ou que notre part nous soit disputée par une douzained’Écossais établis ou vagabonds. Comment dites-vous ?ajouta-t-il en se tournant vers Dickson, que nous dites-vous donc,quartier-maître ? Vous savez bien que, d’après des ordresprécis qui nous ont été donnés, nous devons nous enquérir du genred’occupations des hôtes que vous pouvez recevoir outre nous, quin’habitons pas votre maison de notre plein gré ; vous êtesaussi prêt pour le souper, je parie, que le souper l’est pour vous,et je vous retarderai seulement vous et mon ami Anthony, quicommence terriblement à s’impatienter, jusqu’à ce que vousrépondiez aux deux ou trois questions d’usage. »

« Bande-l’arc[8], réponditDickson, tu es un honnête garçon ; et quoiqu’il soit un peudur d’avoir à conter l’histoire de ses amis, parce qu’ils viennentpar hasard passer une nuit ou deux dans votre maison ;cependant je me soumettrai aux circonstances, et je ne ferai pasune inutile opposition. Vous noterez donc sur votre journal quevoici, que, le quatorzième jour avant le dimanche des Rameaux,Thomas Dickson a amené dans sa maison d’Hazelside, où vous tenezgarnison par ordre du gouverneur anglais sir John de Walton, deuxétrangers auxquels ledit Thomas Dickson a promis desrafraîchissemens et un lit jusqu’au lendemain, s’il n’y a là riend’illégitime. »

« Mais que sont-ils cesétrangers ? » demanda Anthony un peu vivement.

« Il ferait beau voir, murmura ThomasDickson, qu’un honnête homme fût forcé de répondre à toutes lesquestions de tout méchant vaurien !… » Mais il changea deton et continua. « Le plus âgé de mes hôtes se nomme Bertram,ancien ménestrel anglais, qui a mission particulière de se rendreau château de Douglas, et qui communiquera les nouvelles dont ilest porteur à sir John de Walton lui-même. Je l’ai connu pendantvingt ans, et je n’ai jamais rien entendu dire sur soncompte ; sinon que c’était un digne et brave homme. Le plusjeune étranger est son fils, à peine rétabli de la maladie anglaisequi a fait rage des pieds et des mains dans le West-Moreland etdans le Cumberland. »

« Dis-moi, demanda Bande-l’arc, ce mêmeBertram n’était-il pas depuis une année environ au service dequelque noble dame de votre pays ? »

« Je l’ai entendu dire, » répliquaDickson.

« En ce cas, nous courrons, je pense, peude risque, répartit Bande-l’arc, en permettant à ce vieillard et àson fils, de continuer leur route vers le château. »

« Vous êtes mon aîné en âge et enadresse, répliqua Anthony ; mais je puis vous rappeler que cen’est pas tout-à-fait notre devoir que de laisser un jeune homme,qui a été si récemment attaqué d’une maladie contagieuse, pénétrerdans une garnison de mille hommes de tout rang ; et je doutesi notre commandant n’aimerait pas mieux apprendre queDouglas-le-Noir, avec cent diables aussi noirs que lui, puisquetelle est sa couleur, a pris possession de l’avant-posted’Hazelside à coups de sabre et de hache d’armes, que de savoirqu’une personne infectée de cette maladie infernale est entréepaisiblement et par la porte grande ouverte du château. »

« Il y a quelque chose dans ce que tu dislà, Anthony, répliqua son camarade ; et considérant que notregouverneur, puisqu’il s’est chargé de la maudite besogne dedéfendre un château qui est regardé comme beaucoup plus périlleuxqu’aucun autre d’Écosse, est devenu un des hommes les plus jalouxet les plus circonspects qui soient au monde, nous ferionsmieux ; je crois, de l’informer du fait et de prendre sesordres pour savoir ce qu’il nous faut faire de ce jeunegarçon. »

« Me voilà content, dit l’archer ;et, d’abord, ce me semble, je voudrais un peu, afin de montrer quenous savons comment se pratiquent les choses en pareil cas,adresser certaines questions au jeune homme… combien de temps aduré sa maladie, par quels médecins il a été soigné, depuis quandil est guéri, et comment sa guérison peut être certifiée ?etc.

« C’est vrai, confrère, dit Bande-l’arc.Tu entends, ménestrel, nous voudrions demander certaines choses àton fils… Qu’est-il donc devenu ?… il était ici tout àl’heure ! »

« Avec votre permission, messieurs,répondit Bertram, il n’a fait que passer dans cette pièce. MaîtreThomas Dickson, à ma prière, aussi bien que par respect et parégard pour la santé de vos honneurs, lui a fait promptementtraverser cette pièce, pensant que sa propre chambre à coucherétait l’endroit qui convenait le mieux à un jeune homme relevantd’une grave maladie et après une journée de grandefatigue. »

« Eh bien ! répliqua le vieilarcher, quoiqu’il soit peu ordinaire de voir des hommes qui, commenous, ne vivent que pour bander leurs arcs et lancer leurs flèches,se mêler d’interrogatoires et d’instructions criminelles,cependant, vu la gravité des circonstances, il faut que nousadressions certaines demandes à votre fils avant de lui permettrede se rendre au château de Douglas où l’appelle, dites-vous, unemission. »

« C’est plutôt moi, noble archer, dit leménestrel, plutôt moi que ce jeune homme, qui suis chargé d’unemission. »

« En ce cas, répondit Bande-l’arc, nouspouvons suffisamment faire notre devoir en vous envoyant, vous, àla pointe du jour au château, et en faisant rester votre fils aulit, car c’est, je crois, la place qui lui convient le mieuxjusqu’à ce que sir John de Walton nous donne ordre de le laisserpasser outre ou de le retenir. »

« Et nous pouvons aussi bien, ditAnthony, puisque nous devons avoir la compagnie de cet homme àsouper, lui faire connaître les règles de la garnison qui estmomentanément établie dans cette ferme. » En parlant ainsi, iltira de sa poche de cuir un morceau de parchemin, et dit« Ménestrel, sais-tu lire ? »

« C’est le point essentiel de maprofession, » répondit le ménestrel.

« Peu m’importe à moi cependant, répliqual’archer ; mais lis donc à haute voix ce règlement ; car,attendu que je ne comprends pas ces caractères à la simple vue, jene perds jamais l’occasion de me les faire lire aussi souvent quepossible, afin de m’en fixer le sens dans la mémoire. Songe doncqu’il te faut lire chaque ligne mot à mot, sans y changer une seulelettre ; car ce serait au péril de tes jours, sir ménestrel,que tu ne lirais pas en homme loyal. »

« Je vous en donne ma parole deménestrel, » dit Bertram. Et il se mit à lire avec une extrêmelenteur, car il désirait trouver le temps de réfléchir à ce qu’illui fallait faire pour n’être point séparé de sa maîtresse,séparation qui devait probablement lui causer beaucoup d’inquiétudeet de peine. Il commença donc ainsi : « Avant-postesd’Hazelside, habitation du fermier Thomas Dickson. »Bien ! Thomas mais, est-ce que ta maison s’appelleainsi ? »

« C’est l’ancien nom de l’habitation,répondit l’Écossais, car elle est entourée d’un bouquet de hazels,autrement dit de noisetiers. »

« Retenez votre babillarde de langue,ménestrel, dit Anthony et continuez, pour peu que vous en fassiezcas, ainsi que de vos oreilles dont vous paraissez disposé à moinsfaire usage. »

« La garnison placée chez lui, continuale ménestrel lisant, consiste en une lance avec sonéquipage… » Ah ! c’est donc une lance en d’autres termes,un chevalier armé qui commande cette garnison ? »

« Ceci ne te regarde pas, » ditl’archer.

« Si vraiment, répliqua leménestrel ; nous avons droit d’être interrogés par le plushaut en grade des soldats ici présens. »

« Je le montrerai, coquin, dit l’archeren se levant, que je suis assez lance pour que tu veuilles bien merépondre, et je te casserai la tête si tu ajoutes un seuilmot. »

« Prends garde, frère Anthony, dit soncamarade, nous devons traiter les voyageurs avec politesse, etsortant, avec ta permission, les voyageurs qui viennent de notrepays natal. »

« C’est ce qui vous est recommandéici, » ajoute le ménestrel, et il reprit sa lecture.

« La garde dudit poste d’Hazelsidearrêtera et interrogera tous les voyageurs qui passeront par lesusdit endroit leur permettant de continuer leur route vers laville ou vers le château de Douglas, toujours les traitant aveccivilité, mais les détenant et leur faisant rebrousser chemin, sile moindre soupçon s’élève sur leur compte ; du reste seconduisant en toutes choses avec politesse et courtoisie à l’égarddes gens du pays et des personnes qui y voyagent… » Vousvoyez, excellent et très brave archer, ajouta le commentateurBertram, que la courtoisie et la politesse sont surtoutrecommandées votre seigneurie pour la conduite que vous devez tenirenvers les habitans et les voyageurs qui, comme nous, se trouventêtre soumis aux règles qui vous sont tracées. »

« Ce n’est, pas en cette heure du jour,dit l’archer, que je me laisserai dire comme je dois me conduiredans l’accomplissement de mes devoirs. Je vous conseille donc, sirménestrel, d’être franc et sincère dans vos réponses à nosquestions, et vous n’aurez pas lieu, de vous plaindre denous. »

« J’espère, en tout cas, reprit leménestrel, que vous aurez de l’indulgence pour mon fils qui n’estencore qu’un pauvre garçon timide, et peu habitué à jouer un rôledans l’équipage qui habite le grand navire du monde. »

« Eh bien ! continua le plus poli etle plus âgé des deux archers, si ton fils est novice dans cettenavigation terrestre, je te réponds que toi, mon ami, à en jugerpar ton air et ton langage, tu es assez habile pour bien diriger tabarque. Pour te rassurer, quoiqu’il faille que tu répondes, toi,aux questions de notre gouverneur ou député-gouverneur, afin qu’ilpuisse voir que tes intentions ne sont pas mauvaises, je croisqu’il est possible de permettre à ton fils de rester dans lecouvent ici près, où, soit dit en passant, les nonnes sont aussivieilles que les moines, et ont presque d’aussi longues barbes, desorte que tu peux être certain de la moralité de ton fils, jusqu’àce que tu aies terminé tes affaires au château de Douglas, et quetu sois prêt à te remettre eu route. »

« Si une telle permission peut êtreobtenue, dit le ménestrel, je préférerai laisser mon fils àl’abbaye, et aller moi-même, en premier lieu, prendre les ordres devotre officier commandant. »

« À coup sûr, répondit l’archer, c’est làle parti le plus sage et le meilleur ; et avec une pièce oudeux d’argent, tu peux t’assurer la protection del’abbé. »

« Tu dis bien, répliqua leménestrel ; j’ai connu la vie, j’ai connu pendant quelquestrente ans les usages, les issues, les sentiers, les détours dudésert que nous habitons ; et quand on ne peut y dirigerheureusement sa course en habile marin, après avoir fait un pareilapprentissage, il est difficile qu’on s’instruise jamais, dût-onavoir tout un siècle pour cela. »

« Puisque tu es un marin si expérimenté,répliqua l’archer Anthony, tu as, j’en réponds, contracté dans tesvoyages l’habitude de boire ce qu’on appelle le coup du matin, coupque d’ordinaire ceux qui sont conduits par d’autres là où ilsmanquent eux-mêmes d’expérience, paient à ceux qui se chargent deleur servir de guides en pareille occasion. »

« Je vous comprends, sire archer,répondit le ménestrel, et quoique l’argent ou le pourboire[9], comme disent les Flamands, soit unemarchandise assez rare dans la bourse d’un homme de ma profession,néanmoins, suivant mes faibles moyens, tu n’auras point à teplaindre que tes yeux ou ceux de tes camarades aient été endommagéspar un brouillard d’Écosse, tant que nous pourrons trouver unepièce d’argent anglaise pour payer la bonne liqueur qui les doitéclaircir. »

« À merveille ! dit l’archer ;maintenant nous nous entendons, et si durant la route il s’élevaitquelques difficultés, l’assistance d’Anthony ne te manquerait paspour en sortir triomphant. Mais tu ferais bien d’avertir dès cesoir ton fils de la visite que nous irons demain rendre à l’abbé,car tu dois bien penser que nous ne pouvons ni n’osons retarderd’une minute notre départ pour le couvent, après que le ciel acommencé à rougir vers l’Orient ; et entre autres infirmités,les jeunes gens sont souvent portés à la paresse et à l’amour deleurs aises. »

« Tu reconnaîtras que tu ne dois paspenser ainsi, répliqua le ménestrel ; car l’alouetteelle-même, quand elle est éveillée par les premiers rayons du jourdorant les sombres nuages, ne s’élance pas plus légèrement vers leciel, que mon Augustin ne répondra demain au brillant avis que luidonnera l’aurore. Et maintenant que nous sommes parvenus à nousentendre, il ne me reste plus qu’à vous prier de mesurer un peu vosparoles tant que mon fils sera dans votre compagnie… c’est ungarçon innocent et timide dans la conversation. »

« Oh ! oh ! joyeux ménestrel,dit le vieil archer, tu nous donnes là un exemple trop grossier deSatan se refusant à pécher. Si tu as exercé ta profession pendantvingt années, comme tu le prétends, ton fils, en ne te quittant pasdepuis son enfance, doit être devenu capable d’ouvrir un asile pourenseigner aux diables eux-mêmes la pratique des sept péchésvéniels, dont personne ne connaît la théorie, si les poursuivans dela gaie science l’ignorent. »

« Vraiment camarade, tu parles bien,répliqua Bertram ; et je reconnais que, nous autresménestrels, nous sommes beaucoup trop blâmables sur ce chapitre.Néanmoins, en bonne conscience, ce n’est pas une faute dont je soisparticulièrement coupable : au contraire, je pense que l’hommequi voudrait qu’on honorât ses cheveux lorsque l’âge les a parsemésd’argent, devrait retenir sa gaîté lorsqu’il est en présence dejeunes gens, pour montrer combien il respecte l’innocence. Je vaisdonc aller, avec votre permission, dire un mot à Augustin, pour quedemain nous puissions être sur pied de bonne heure. »

« Va, mon ami, dit le soldat anglais, etreviens d’autant plus vite que notre souper attend que tu sois prêtà le partager avec nous. »

« C’est une chose pour laquelle, je te lepromets, répliqua Bertram, je ne suis pas disposé à occasioner lemoindre délai. »

« Suis-moi donc, dit Thomas Dickson, etje vais te montrer où ton jeune oiseau a son nid. »

L’hôte monta, en conséquence, un escalier debois, et frappa à une porte qu’il indiqua ainsi être celle du jeuneétranger.

« Votre père, continua-t-il ;lorsque a porte s’ouvrit, voudrait vous parler, maîtreAugustin. »

« Excusez-moi, mon cher hôte, réponditAugustin, mais la vérité est que cette chambre est directement audessus de votre salle à manger, que les planches du parquet ne sontpas jointes aussi bien que possible, et qu’il m’a bien fallu jouerle triste rôle d’écouteur, de sorte que je n’ai pas laissé échapperun seul mot de tout ce qu’on a dit relativement à mon séjourprojeté dans le couvent, à notre voyage de demain au matin, et àl’heure un peu incommode à laquelle il me faudra secouer maparesse, et, suivant ta propre expression, descendre duperchoir. »

« Et comment trouves-tu, ajouta Dickson,le projet qu’on a conçu de te laisser avec l’abbé du petit troupeaude Sainte-Bride ? »

« Ma foi, pas mauvais, répondit le jeunehomme, si l’abbé est un homme aussi respectable que le demande saprofession, et non un de ces ecclésiastiques rodomonts qui tirentl’épée et se conduisent comme des soldats enrégimentés dans cestemps de troubles. »

« Parbleu ! mon jeune maître,répliqua Dickson, si vous consentez à lui laisser mettre la mainassez avant dans votre bourse, il ne vous cherchera pas la moindrequerelle. »

« Je le laisserai donc s’arranger avecmon père, » dit Augustin, qui ne lui refusera rien, tant queses demandes seront raisonnables. »

« En ce cas, répartit l’Écossais, vouspouvez être sûr que notre abbé vous traitera bien… ainsi donc, toutle monde est content. »

« C’est bien, mon fils, dit Bertram quise mêla alors à la conversation ; et pour que tu sois prêt debonne heure à faire ton petit voyage, je vais tout de suite priernotre hôte de t’envoyer quelque nourriture ; et, après tonsouper, tu devrais t’aller mettre au lit pour chasser la fatigued’aujourd’hui, puisque demain nous en réserve encore. »

« Quant aux engagemens que vous avez prisenvers ces honnêtes archers, reprit Augustin, j’espère que vousserez à même de payer tout ce qui pourra faire plaisir à nosguides, s’ils sont disposés à être polis et fidèles. »

« Dieu te bénisse, mon enfant !répliqua Bertram, tu sais déja quel serait le moyen d’attirer à toitous les archers anglais qui ont été à Crécy et à Poitiers. Necraignez pas qu’ils songent à décocher leurs flèches bardées deplumes d’oie grise, quand vous leur chantez un réveillon semblableà celui qui retentissait tout à l’heure dans le nid de soie despauvres petits chardonnerets d’or que vous m’avez mis dans lamain. »

« Comptez donc que je serai prêt, dit leprétendu jeune homme, quand vous jugerez bon de partir demain. Jepeux, j’imagine, entendre d’ici les cloches de la chapelle deSainte-Bride, et je ne crains pas, malgré ma paresse, de vous faireattendre, vous et votre compagnie. »

« Bonne nuit, et que Dieu te bénisse, monenfant, répéta le ménestrel ; rappelle-toi que ton père reposenon loin de toi, et qu’à la moindre alarme, il ne manquera pointd’accourir près de son fils. Cependant, je crois qu’il n’est pasnécessaire que je t’avertisse de te recommander au grand être quiest notre père et notre ami à tous. »

Le pèlerin remercia son père supposé de labénédiction qu’il venait de recevoir, et les deux amis seretirèrent sans ajouter un seul mot, abandonnant la jeune dame àces frayeurs exagérées qui, vu la nouveauté de sa situation et latimidité ordinaire de son sexe, vinrent naturellementl’assaillir.

Un galop de cheval retentit bientôt près del’habitation d’Hazelside, et le cavalier fut accueilli par lagarnison avec des marques de respect. Bertram parvint à comprendre,d’après la conversation des deux soldats, que le nouvel arrivéétait Aymer de Valence, le chevalier qui commandait le petitdétachement stationné en cet endroit. C’était à l’équipage de salance, pour nous servir de l’expression technique, qu’appartenaientles archers avec qui nous avons déja fait connaissance, un hommed’armes ou deux, un nombre proportionné de pages et devarlets : bref, c’était à ses ordres que devait obéir lagarnison établie chez Thomas Dickson, outre qu’il occupait le postede député-gouverneur du château de Douglas.

Pour prévenir tout soupçon relativement àlui-même et à sa compagne, aussi bien que pour empêcher qu’on allâttroubler son repos, le ménestrel jugea convenable de se présenter àl’inspection de ce chevalier, la grande autorité de ce petitendroit. Il le trouva faisant son souper des restes du bœuf rôtiavec aussi peu de scrupule qu’en avaient montré les archerseux-mêmes.

Ce jeune chevalier fit donc subir à Bertram uninterrogatoire, tandis qu’un vieux soldat tâchait de coucher parécrit les renseignemens que la personne interrogée jugeait à proposde donner dans ses réponses. Il l’interrogea sur les détails de sonvoyage, sur ceux, de l’affaire qui l’amenait au château de Douglas,et sur la route qu’il prendrait quand cette affaire seraitterminée : bref, il fut examiné beaucoup plus minutieusementqu’il ne l’avait encore été par les archers, et qu’il ne lui étaitsans doute agréable de l’être ; car il était au moinsembarrassé de la connaissance d’un secret, sinon de plusieurs. Noncependant que ce nouvel examinateur fût sombre dans son air, ousévère dans ses questions ; car, pour les manières, il étaitdoux, aimable et modeste comme une fille ; il avait exactementcette courtoisie que notre père Chaucer donne au jeune élève dechevalerie dont il esquisse le portrait dans son pèlerinage àCantorbéry. Mais malgré toute sa douceur, le jeune Aymer de Valencemettait beaucoup de finesse et d’habileté dans ses demandes ;et ce fut avec une bien vive satisfaction que Bertram vit le jeunechevalier ne pas insister pour voir son prétendu fils, quoiquemême, en ce cas, son esprit fertile en expédiens lui eût suggéré,comme au marin au milieu de la tempête, la résolution de sacrifierune partie du tout pour conserver le reste. Il n’eut pas cependantbesoin d’en venir à ce moyen extrême, car sir Aymer le traita avecce degré de courtoisie auquel, dans ce siècle, les hommes de chantétaient, en général, censés avoir droit. Le chevalier consentitsans peine, et même de grand cœur, à ce que le jeune homme demeurâtau couvent, lieu tranquille et partant très convenable pour unjeune convalescent, jusqu’à ce que le gouverneur, sir John deWalton, fît connaître quel était son bon plaisir à ce sujet ;et sir Aymer accéda d’autant plus volontiers à cet arrangement,qu’il détournait tout danger possible d’introduire la contagiondans la garnison anglaise.

Par ordre du jeune chevalier, tout le mondedans la maison de Dickson alla se coucher plus tôt qu’àl’ordinaire, les premiers sons des cloches de la chapelle voisinedevant être le signal de leur réunion le lendemain à la pointe dujour. Ils se réunirent en effet, et se mirent en marche pourSainte-Bride où ils entendirent la messe ; après quoi eutlieu, entre l’abbé Jérôme et le ménestrel Bertram, un entretien àla suite duquel le premier consentit, avec la permission de sirAymer de Valence, à recevoir le jeune Augustin dans son abbaye pourquelques jours, soit plus, soit moins, et, en reconnaissance decette hospitalité, Bertram promit, à titre d’aumône, unegratification qui satisfit pleinement le supérieur.

« Adieu donc, dit Bertram en prenantcongé de son prétendu fils, et compte que je ne resterai au châteaude Douglas que le temps absolument nécessaire pour y terminerl’affaire qui m’y amène, et qui est relative au vieux livre que tusais bien ; et je reviendrai promptement te reprendre àl’abbaye de Sainte-Bride pour m’en retourner avec toi dans notrepays. »

« Ô mon père, répliqua le jeune hommeavec un sourire, je crains, si une fois vous entrez dans une belleet antique bibliothèque, que là, entouré de romans et dechroniques, vous n’oubliiez le pauvre Augustin et tout ce qui leconcerne. »

« Ne redoute pas un pareil oubli,Augustin, dit le vieillard en faisant un mouvement comme pourdonner un baiser à son fils, tu es bon et vertueux, et le ciel nete négligerait pas si ton père était assez dénaturé pour le faire.Crois-moi, toutes les vieilles chansons, même depuis l’époque deMerlin, ne parviendraient pas à faire que jet’oubliasse. »

Ils se séparèrent donc, le ménestrel ainsi quele chevalier anglais et sa suite, pour se diriger vers le château,et le jeune homme, pour suivre respectueusement le vénérable abbéqui fut ravi de reconnaître que les pensées de son hôte étaientplutôt tournées vers des choses spirituelles que vers le repas dumatin, dont il ne pouvait lui-même s’empêcher de sentirl’approche.

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