Le Château dangereux

Chapitre 9Le Fossoyeur.

Gare ! gare du moine noir ilconserve encore sa puissance, car il est encore de droit héritierde l’église, quelle que puisse être la chanson. Amunde-ville estseigneur le jour ; mais le moine est seigneur, la nuit, et nivin ni bombance ne sauraient exciter un vassal à contester lesdroits du moine.

LORD BYRON. Don Juan, Chant XVII.

Le ménestrel ne s’était pas vanté à tort dutalent qu’il possédait à manier la plume. En effet, aucun moine dutemps n’aurait plus promptement expédié, plus proprement tourné, niplus joliment écrit le peu de lignes qu’il adressa « au jeuneAugustin, fils de Bertram le ménestrel. »

« Je n’ai ni plié, dit-il, ni attachécette lettre avec un fil de soie, car elle n’est pas conçue entermes qui puissent vous expliquer le mystère dont il s’agit, et, àvous parler franchement, je ne crois pas qu’elle puisse rien vousapprendre ; mais il peut vous être agréable de voir ce que lalettre ne contient pas, et de reconnaître qu’elle est écrite parune personne et à une personne qui toutes deux sont bienintentionnées envers vous et votre garnison. »

« C’est, dit le gouverneur, une rusequ’on emploie aisément : on peut néanmoins conclure, quoiqued’une manière non très certaine, que vous êtes disposé à agir debonne foi ; et jusqu’à ce que le contraire soit prouvé, jeregarderai comme de mon devoir de vous traiter avec toutel’indulgence que comporte cette affaire. En attendant, je vais merendre moi-même à l’abbaye de Sainte-Bride, et interroger enpersonne le jeune prisonnier ; et, comme vous dites qu’il a lepouvoir, je prie le ciel qu’il puisse avoir aussi la volontéd’éclaircir cette énigme, qui semble nous jeter tous dans laconfusion. »

En parlant ainsi, il donna ordre de préparerson cheval, et pendant qu’on le préparait, il lut avec un grandcalme la lettre du ménestrel. Elle était conçue dans les termessuivans :

« MON CHER AUGUSTIN,

« Sir John de Walton, gouverneur de cechâteau, a conçu contre nous les soupçons qui, comme je leprévoyais, devaient être la conséquence de notre voyage dans cepays sans mission avouée. Moi, du moins, je suis arrêté, et l’on memenace de recourir contre moi aux douleurs de la torture pour mefaire avouer de force le motif de notre venue en cettecontrée ; mais la torture dépouillera mes os de leurs chairsavant de me contraindre à violer un serment que j’ai prêté. Et lebut de cette lettre est de vous apprendre le risque que vous courezde vous trouver dans une position semblable à la mienne, à moinsque vous ne soyez disposé à me permettre de tout découvrir auchevalier sir John ; mais sur ce sujet vous n’avez qu’àexprimer un désir, et vous pouvez être certain qu’il serafidèlement rempli par votre dévoué

BERTRAM. »

Cette lettre ne jetait pas la moindre lumièresur le mystère qui enveloppait son auteur. Le gouverneur la lutplus d’une fois et la tourna dans tous les sens, comme s’il eûtespéré par cette action mécanique tirer de la missive desinformations qu’à la première vue les mots n’exprimaient pas ;mais comme il n’obtenait aucun résultat de ce genre, de Walton serendit au vestibule, où il informa sir Aymer de Valence qu’ils’absentait pour aller jusqu’à l’abbaye de Sainte-Bride, et le priade vouloir bien se charger des fonctions de gouverneur pendant sonabsence. Sir Aymer répondit qu’il ne pouvait s’y refuser, et lamésintelligence qui régnait entre eux ne permit pas une plus ampleexplication.

Dès l’arrivée de sir John de Walton au couventdélabré, le supérieur tremblant de précipitation ne songea plusqu’à venir immédiatement recevoir le gouverneur de la garnisonanglaise, en qui reposait pour le présent toute l’espérance de leurmaison, pour l’indulgence avec laquelle on les traitait, ainsi quepour l’entretien et la protection qui leur étaient nécessaires dansdes temps si dangereux. Après avoir interrogé le vieillardrelativement au jeune homme qui séjournait dans le couvent, deWalton apprit qu’il avait été malade depuis que son père Bertram,le ménestrel, l’y avait laissé. Il semblait à l’abbé que sa maladiepouvait être de l’espèce contagieuse de celle qui, à cette époqueravageait la frontière anglaise, et faisait des incursions enÉcosse où elle se propagea ensuite d’une manière effrayante. Aprèss’être entretenu quelque temps avec lui, sir John de Walton remit àl’abbé la lettre dont il était porteur, pour le jeune homme logésous son toit ; et en la remettant à Augustin, le révérendpère fut chargé de faire au gouverneur anglais une réponse sihardie, qu’il était effrayé d’avoir à transmettre un pareilmessage : ce message, c’était d’annoncer que « le jeunehomme ne pouvait ni ne voulait recevoir en ce moment le chevalieranglais ; mais que, s’il revenait le lendemain après la messe,il était probable qu’on pourrait lui apprendre les choses qu’ildésirait connaître. »

« Ce n’est pas une réponse, dit sir Johnde Walton, qu’il convienne à un pareil bambin d’envoyer à un hommede mon importance, et il me semble, père abbé, que vous neconsultez guère votre sûreté personnelle en me transmettant unmessage si insolent. »

L’abbé tremblait sous les plis de son largevêtement d’étoffe grossière ; et de Walton, s’imaginant queson trouble était la conséquence d’une frayeur coupable, l’invita àse rappeler la soumission qu’il devait à l’Angleterre, lesbienfaits qu’il avait reçus de lui-même, et les suites probables desa faute, s’il était pour quelque chose dans l’insolence d’un jeuneétourdi, qui osait braver le pouvoir du gouverneur de laprovince.

L’abbé tâcha de se disculper de cesaccusations avec la plus vive anxiété. Il jura sur son honneur quela réponse impertinente du jeune homme provenait de l’égarement quela maladie avait opéré dans son cerveau. Il rappela au gouverneurque, comme chrétien et comme anglais, il avait des égards àobserver envers la communauté de Sainte-Bride, qui n’avait jamaisdonné au gouvernement anglais, le moindre sujet de plainte. Tout enparlant, l’ecclésiastique semblait puiser du courage dans lespriviléges attachés à son caractère. Il dit qu’il ne pourraitpermettre qu’un enfant malade qui s’était réfugié dans lesanctuaire de l’église fût arrêté ni soumis à aucune espèce decontrainte, à moins qu’il ne fût accusé d’un crime spécialsusceptible d’être immédiatement prouvé. Les Douglas, familleentêtée, avaient toujours respecté autrefois le sanctuaire deSainte-Bride, et il n’était pas à supposer que le roi d’Angleterre,fils obéissant et respectueux de l’église de Rome, agirait avecmoins de vénération pour les droits de cette église, que lespartisans d’un usurpateur, d’un homicide, d’un excommunié tel queRobert Bruce.

Walton fut fortement ébranlé par cetteremontrance. Il savait que, vu l’esprit de l’époque, le papeexerçait une grande prépondérance dans toutes les controverses oùil lui plaisait d’intervenir ; il savait que même, dans lacontestation relative à la souveraineté, d’Écosse, sa saintetéavait élevé une prétention à ce royaume, prétention qui, vul’époque, aurait pu l’emporter sur celles et de Robert Bruce etd’Édouard d’Angleterre, et il sentait que son monarque lui auraitpeu de gré si par sa faute il fallait qu’il se brouillât encoreavec l’Église : d’ailleurs il était aisé de placer unesentinelle de manière qu’Augustin ne pût s’échapper pendant lanuit ; et le lendemain au matin il serait encore aussi bien aupouvoir du gouverneur anglais que si on l’arrêtait de forcesur-le-champ. Cependant sir John de Walton exerçait une telleautorité sur le supérieur, qu’il l’engagea, en considération durespect qu’il aurait témoigné d’ici là pour le sanctuaire, àvouloir bien, lorsque cet espace de temps serait expiré, lui prêterassistance et secours de son autorité spirituelle pour qu’on saisitle jeune homme, s’il ne pouvait alléguer des raisons suffisantespour qu’on agît autrement. Cet arrangement, qui semblait encorepermettre au gouverneur de se flatter que cette ennuyeuse affaire,se terminerait d’une façon satisfesante, le porta à ne pointrefuser le délai qu’Augustin avait plutôt exigé, que sollicité.

« À votre requête, père abbé, car jusqu’àprésent j’ai toujours trouvé en vous un homme vrai, j’accorderai aujeune homme la faveur qu’il demande, avant de le faire conduire enprison, pourvu qu’on ne lui permette pas de sortir ducouvent ; et c’est vous qui m’en répondez. Mais, comme dejuste, je vous délègue le pouvoir de faire marcher notre petitegarnison d’Hazelside, à laquelle je vais moi-même envoyer unrenfort dès mon retour au château, dans le cas où il seraitnécessaire qu’elle vous prêtât main-forte, ou que les circonstancesm’obligeassent à prendre d’autres mesures. »

« Digne sire chevalier, répliqua lesupérieur, je ne pense pas que l’honneur de ce jeune homme doiverendre nécessaire l’emploi de tout autre moyen que celui de lapersuasion ; et j’ose dire que vous approuverez vous-même auplus haut degré la manière dont je m’acquitterai de cettecommission. »

L’abbé voulut ensuite remplir les devoirs del’hospitalité, énumérant les tristes provisions que la sévérité ducloître lui permettait d’offrir au chevalier anglais. Du reste, sirJohn refusa de prendre aucun rafraîchissement, dit poliment adieu,à l’ecclésiastique, et n’épargna point son coursier avant que lenoble animal ne l’eût amené devant le château de Douglas. Sir Aymerde Valence alla le recevoir sur le pont-levis, et lui annonça quetout était au château dans le même état qu’il l’y avait laissé,sauf qu’il avait reçu avis qu’un détachement de douze ou quinzehommes se dirigeait sur la ville de Lanarck, et que, venant desenvirons d’Ayr, ils établiraient cette nuit leur quartier àl’avant-poste d’Hazelside.

« J’en suis charmé, répliqua legouverneur, car j’allais envoyer du renfort à ce détachement. Cejeune garçon, fils de Bertram le ménestrel, ou quel qu’il soit,s’est engagé à répondre demain au matin aux questions que je luiadresserai. Comme les soldats qu’on nous annonce suivent labannière de votre oncle le comte de Pembroke, puis-je vous prierd’aller à leur rencontre et de leur donner ordre de rester àHazelside jusqu’à ce que vous ayez de nouveau interrogé le jeunehomme qui a encore à éclaircir le mystère qui l’environne, et àrépondre à une lettre que j’ai remise de ma propre main à l’abbé deSainte-Bride ? J’avais usé de trop de ménagemens dans cetteaffaire ; je compte que, grace à vos soins, le jeune homme nenous échappera pas, et vous l’amenerez ici avec tous les égards ettoutes les attentions convenables, attendu que c’est un prisonnierde quelque importance. »

– « Assurément, sir John, vos ordresseront exécutés, puisque vous n’en avez pas de plus importans àdonner à un homme qui a l’honneur de n’avoir que vous-même poursupérieur dans le château. »

« Pardon, sir Aymer, répliqua legouverneur, si cette commission vous semble indigne de votrerang ; mais nous avons le malheur de ne pouvoir nouscomprendre, lorsque nous cherchons cependant à être trèsintelligibles.

« Mais qu’aurai-je à faire (et ce quej’en dis n’est pas pour vous contester votre autorité, maisseulement pour m’instruire), qu’aurai-je à faire si l’abbé deSainte-Bride veut nous résister ? »

– « Comment ! avec ledétachement des hommes de lord Pembroke, vous commanderez à vingtsoldats au moins, armés d’arcs et de lances, contre cinq ou sixtimides vieux moines qui n’ont que des robes et descapuchons. »

– « C’est la vérité ; maisl’interdiction de l’église et l’excommunication sont quelquefois,par le temps qui court, trop dures pour les cottes de mailles, etce sera à mon grand regret que je me verrai repoussé du sein del’église chrétienne. »

– « Eh bien ! sachez donc,jeune homme rempli de soupçons et de scrupules, sachez que, si lefils du ménestrel ne se rend pas de son plein gré, l’abbé m’apromis de le remettre entre vos mains. »

Il n’y avait plus rien à répliquer, et deValence, quoique se croyant encore inutilement dérangé par unepetite commission qui n’en valait pas la peine, ne s’arma qu’àdemi, comme fesaient toujours les chevaliers lorsqu’ils sortaientde l’enceinte du château, et se mit en devoir d’exécuter les ordresde sir John. Deux ou trois cavaliers l’accompagnèrent, ainsi queson écuyer Fabian.

La soirée se termina par un de ces brouillardsécossais qui, dit-on communément, ressemblent aux pluies desclimats plus favorisés. La route devenait de plus en plus noire,les montagnes se couvraient de vapeurs de plus en plus épaisses, cequi les rendait plus difficiles encore à traverser ; et toutesles petites incommodités qui faisaient qu’on ne pouvait parcourirce district qu’avec lenteur et incertitude étaient augmentées parla densité du brouillard qui enveloppait toute chose.

Sir Aymer ralentissait donc parfois le pas, etsouvent prenait comme plaisir à s’attarder pour grandir à sespropres yeux l’importance de son expédition. Il s’imagina qu’il serendrait plus directement à Hazelside en passant par la villepresque déserte de Douglas, dont les habitans avaient été sisévèrement traités par les Anglais dans le courant de ces guerresdésastreuses, que la plupart de ceux qui étaient capables de porterles armes s’étaient retirés dans différens cantons du pays. Cetteplace presque abandonnée était défendue par une palissade grossièreet par un pont-levis plus grossier, qui communiquait à des rues siétroites, que trois cavaliers de front n’y passaient qu’avec peine,et montrant bien avec quelle rigueur les anciens seigneurs de cebourg tenaient à leurs préjugés contre les fortifications et à leurprédilection pour descendre dans la plaine, si vivement expriméedans le proverbe bien connu de leur famille : « Mieuxvaut entendre l’alouette chanter que la souris crier. » Lesrues ou plutôt les ruelles étaient plongées dans une obscuritécomplète, sinon que les rayons, incertains de la lune quicommençait à se lever éclairaient de temps à autre quelque toitroide et étroit. On n’entendait aucun bruit d’industrie humaine,aucun bruit de joie domestique ; on ne voyait briller auxfenêtres des maisons ni feu ni lumière. L’ancienne ordonnance,connue sous le nom de couvre-feu, que le conquérant avaitintroduite en Angleterre, était alors en pleine vigueur dans lesparties de l’Écosse que l’on croyait douteuses et capables de serévolter, et besoin n’est pas de dire que les anciennes possessionsdes Douglas étaient rangées dans cette dernière catégorie.L’église, dont l’architecture gothique était d’un superbecaractère, avait été autant que possible détruite par le feu, maisles ruines qui restaient assemblées par le poids des énormespierres dont elles se composaient donnaient encore une idéesuffisante de la grandeur d’une famille aux frais de laquellel’édifice avait été construit, et dont les ossemens depuis un tempsimmémorial avaient été enterrés dans les caveaux de cetédifice.

Donnant peu d’attention à ces restes d’unegrandeur éclipsée, sir Aymer de Valence s’avançait à la tête de sonpetit détachement, et déja il avait dépassé l’enceinte en ruines ducimetière de Douglas, lorsque, à sa grande surprise, le bruit dugalop de son cheval parut être répété par celui d’un autre noblecoursier qui remontait rapidement la rue comme venant à sarencontre. Valence ne pouvait s’imaginer quelle était la cause deces sons guerriers ; le retentissement et le cliquetis desarmes devenaient distincts, et l’oreille d’un chevalier ne pouvaitse méprendre au galop d’un cheval de bataille. La peine qu’on avaità empêcher les soldats de sortir la nuit de leur quartier auraitsans doute expliqué suffisamment la présence d’un fantassin courantles rues, mais il était plus difficile de savoir comment uncavalier armé de pied en cap se trouvait là ; car telle étaitl’apparition qui se montrait à l’extrémité d’une rue rapide, etqu’on voyait à merveille, grace à un brillant clair de lune.Peut-être ce guerrier inconnu put-il en même temps apercevoir Aymerde Valence et les hommes armés qui l’accompagnaient, du moins ilss’écrièrent tous deux : « Qui va là ? » phraseconsacrée, et aussitôt la réponse d’une part de« Saint-Georges ! » et de l’autre de« Douglas ! » éveillèrent les tranquilles échos dela petite rue délabrée et les voûtes silencieuses de l’église enruines. Étonné d’un cri de guerre auquel se rattachaient tant desouvenirs, le chevalier anglais piqua son coursier et descendit augrand galop la route raide et périlleuse qui conduisait à la portesud ou sud-est de la ville, et ce fut pour lui l’affaire d’uninstant que de crier : « Hola ! Saint-Georges !poursuivez l’insolent coquin, vous tous à la porte, Fabian, etcoupez-lui la retraite ! Saint Georges ! pourl’Angleterre ! arcs et flèches !… arcs etflèches ! » En même temps sir Aymer de Valence mettait enarrêt sa longue lance qu’il avait arrachée aux mains de l’écuyerqui la portait. Mais le clair de lune avait brillé un instant, puisdisparu, et quoique de de Valence sentit bien que le guerrierennemi n’avait guère la place d’éviter son choc, néanmoins il nepouvait diriger son coup que par simple supposition et continuait àgaloper dans l’obscure descente au milieu de pierres éparses etd’autres obstacles, sans atteindre de sa lance l’objet de sapoursuite. Bref il parcourut au grand galop, mais souvent forcé des’interrompre, une descente d’environ cinquante ou soixante toises,sans avoir aucune raison de supposer qu’il eût dépassé la figurequi lui avait apparu, quoique la rue fût si étroite qu’il nepouvait l’avoir rencontré, à moins que cheval et cavalier ne sefussent dissipés au moment de la rencontre comme une bulle d’air.Cependant les soldats qui galopaient derrière lui étaient frappésd’une espèce de terreur surnaturelle qu’une multitude d’aventuressingulières faisait attacher pour la plupart d’entre eux au nom deDouglas ; et quand il parvint à la porte qui terminait cetterue difficile, il n’était plus suivi que par Fabian, aux oreillesde qui toutes les suggestions de la peur n’avaient pu étouffer leson de la voix de son cher maître.

Il y avait en cet endroit un poste d’archersanglais qui commençaient à fuir, en proie aux plus vives alarmes,lorsque de Valence et son page arrivèrent au milieu d’eux :« Coquins ! s’écria de Valence, pourquoi n’étiez-vous pasen faction ? quel est l’individu qui tout à l’heure à passéici en poussant le cri des traîtres :« Douglas ! »

« Nous ne savons ce que vous voulezdire, » répliqua le commandant du poste.

– « C’est-à-dire, infâmes coquins,que vous aviez trop bu et que vous dormiez. »

Les hommes protestèrent du contraire, maisd’une manière si confuse, qu’ils ne parvinrent pas à dissiper lessoupçons de sir Aymer. Il demanda à grands cris qu’on apportât deslanternes, des torches et des flambeaux ; et le peu d’habitansrestés dans la ville commença à se montrer, quoique avecrépugnance, apportant tous les matériaux propres à donner de lalumière, qu’ils se trouvaient avoir. Ils écoutèrent avec surprisele récit du jeune chevalier anglais, et quoiqu’il leur fût confirmépar tous les hommes de sa suite, ils n’ajoutèrent pas plus foi àcette histoire que les Anglais pour une raison ou pour une autre,ne souhaitaient en venir à une querelle avec les habitans del’endroit, sous prétexte qu’ils avaient reçu de nuit dans leurville un partisan de leur ancien seigneur. Ils protestèrent doncqu’ils étaient innocens de la cause de tout ce tumulte, ettâchèrent de paraître actifs à courir de maison en maison et decoin en coin avec leurs torches, pour découvrir le cavalierinvisible. Si d’un côté les Anglais les soupçonnaient de trahison,de l’autre les Écossais s’imaginaient que toute cette affairen’était qu’un prétexte pour que le jeune chevalier portâtaccusation contre les citoyens. Cependant les femmes, quicommençaient alors à sortir de leurs maisons, trouvèrent, pourrésoudre le problème de cette apparition, une clef qui à cetteépoque, était jugée suffisante pour faire cesser le mystère.« Le diable, disaient-elles, doit nécessairement s’être montréd’une manière visible parmi eux : » explication quis’était déja présentée à l’esprit des compagnons de SirAymer ; car qu’un homme vivant et un cheval, tous deux, à cequ’il semblait, d’une taille gigantesque, pussent être évoqués enun clin-d’œil et apparaître dans une rue gardée d’un bout par lesmeilleurs archers et de l’autre par les cavaliers que commandaitValence lui-même, c’était, à ce qu’il paraissait, une chosetout-à-fait impossible. Les habitans n’osaient pas exprimer touthaut leur pensée sur un tel incident, et s’indiquaient seulementles uns aux autres, par un mot qu’ils échangeaient à la dérobée, leplaisir secret qu’ils ressentaient en voyant la confusion etl’embarras de la garnison anglaise. Néanmoins ils continuaienttoujours d’affecter un grand zèle et de prendre beaucoup d’intérêt,tant à l’aventure qui était arrivée à de Valence qu’au désir qu’ilmanifestait de connaître la cause de cette alarme.

Enfin, une voix de femme se fit entendre pardessus cette Babel de sons confus, disant : « Où est lechevalier anglais ? je suis sûre de pouvoir lui dire où ilpourra trouver la seule personne capable de le tirer de l’embarrasoù il se trouve actuellement. »

« Et quelle est cette personne, bonnefemme ? » dit Aymer de Valence qui s’impatientait de plusen plus en voyant filer le temps qu’il perdait à une recherchepassablement vexatoire et même assez ridicule. En même temps la vued’un partisan des Douglas, armé de pied en cap, dans leur villenatale, semblait comporter de trop sérieuses conséquences s’illaissait passer cette circonstance sans découvrir le fond del’affaire.

« Approchez-vous de moi, dit la voix defemme, et je vous nommerai la seule personne qui puisse vousexpliquer les aventures de ce genre qui arrivent dans cepays. » À ces mots, le chevalier saisit une torche des mainsde ceux qui étaient près de lui, et l’élevant en l’air, découvritla personne qui parlait, une grande femme, qui évidemment faisaittous ses efforts pour se faire apercevoir. Lorsqu’il se futapproché d’elle, cette femme lui communiqua d’un ton grave etsentencieux ce qu’elle avait à lui dire.

« Nous avons eu jadis dans ce pays dessavans qui auraient deviné toutes les paraboles qu’on aurait puleur proposer. Et si vous-mêmes, messieurs, n’avez pas aussi letalent de les expliquer, ce n’est pas à moi de le dire : entous cas, un bon conseil n’est plus si facile à donner dans ce paysque du temps des Douglas, et peut-être n’est-il pas sûr deprétendre pouvoir conseiller sagement. »

« Bonne Femme, répliqua de Valence, sivous voulez me donner l’explication de ce mystère, je vous prometsun manteau de drap gris. »

« Ce n’est pas moi, répliqua la vieillefemme, qui prétends posséder ces connaissances qui vous peuventassister ; mais je voudrais être certaine que l’homme dont jevais vous confier le nom n’aura aucun mal à redouter de vous :sur votre honneur d’homme et de chevalier, me lepromettez-vous ?

« Assurément, répondit de Valence ;un tel individu recevra même des remercîmens et une récompense sises renseigne-mens sont sincères : bien plus, il obtiendra sonpardon s’il a prêté l’oreille à de dangereuses manœuvres ou trempédans quelque complot. »

– « Lui ? oh que non ! Jeveux vous parler du vieux père Powheid, qui est chargé du soin desmunimens… (voulant dire sans doute, des monumens) c’est-à-dire dela partie que vous avez, vous autres Anglais, laissée debout. Jevous parle du vieux fossoyeur de l’église de Douglas, qui peutconter sur les anciens seigneurs, dont votre honneur ne doit pasmême se soucier d’entendre les noms, plus d’histoires que nous nepourrions en écouter d’aujourd’hui à Noël. »

« Quelqu’un, dit le chevalier, sait-il ceque veut dire cette vieille femme ? »

« Je présume qu’elle parle, réponditFabian, d’un vieux radoteur qui est, je pense, l’arbitre généralconcernant l’histoire et les antiquités de cette vieille ville,aussi bien que de la sauvage famille qui y demeurait peut-êtreavant le déluge. »

« Et qui, j’ose le dire, répliqua lechevalier, en connaît autant qu’elle-même sur la matière dont ils’agit ! Mais où est cet homme ? n’est-il pasfossoyeur ? Il peut connaître certaines cachettes qu’onpratique souvent dans les édifices gothiques, et savoir quels sontles gens qui viennent s’y réfugier. Allons, ma bonne vieille dame,conduisez-moi vers cet homme ; ou, ce qui peut être mieux, jevais y aller tout seul, car nous avons déja perdu trop detemps. »

« De temps ! répliqua lavieille ; votre honneur fait-il donc attention au temps ?Je suis certaine, moi, d’en trouver toujours assez pour veiller auxintérêts de mon corps et de mon ame. Mais vous n’êtes pas loin dela maison du vieillard. »

Elle se mit alors à lui montrer le chemin,trébuchant contre des tas de décombres, et s’achoppant à tous lesobstacles qui interceptaient le passage dans une rue en ruines,tandis qu’elle éclairait le chemin à sir Aymer, qui, donnant soncheval à un homme de sa suite, et ordonnant à Fabian de se tenirprêt à répondre au premier signal, la suivit aussi vite que lalenteur de sa conductrice le lui permettait.

Tous deux se plongèrent bientôt dans lesrestes de la vieille église, toute ruinée par les dégâts qu’y avaitcausés une soldatesque grossière, et tellement remplie dedécombres, que le chevalier s’étonnait que la vieille femme pût sefrayer un passage. Elle ne cessait pas de parler, tandis qu’elleavançait en trébuchant. Parfois elle appelait d’une voixcriarde : « Powheid ! Lazare Powheid ! »puis marmottait entre ses dents : « Oui, oui, levieillard est occupé à remplir quelqu’un de ses devoirs, comme ildit ; je m’étonne qu’il s’est acquitté dans des temps commeceux-ci. Mais n’importe, je parie qu’ils lui dureront toute sa vie,et toute la mienne : au reste, ces temps, le seigneur nousprotége ! autant que je puis voir, ne sont pas encore tropmauvais pour ceux qui y vivent. »

« Êtes-vous sûre, bonne femme, répliquale chevalier, qu’il y ait un habitant de ces ruines ? Pourmoi, je serais plutôt tenté de croire que vous me conduisez vers uncharnier de morts. »

« Peut-être avez-vous raison, dit lavieille, avec un infernal sourire ; aux gens des deux sexesconviennent bien les voûtes sépulcrales et les charniers ; etquand un vieux fossoyeur demeure près des morts, eh bien !comme vous savez, il vit au milieu de ses pratiques… Holà !hé ! Powheid ! Lazare Powheid ! voici un gentilhommequi veut vous parler ; et, ajouta-t-elle avec une sorted’emphase, un noble gentilhomme anglais, un des honorables de lagarnison ! »

On entendit alors le pas d’un vieillard quiavançait, mais si lentement, que la lumière vacillante qu’il tenaità la main brilla sur les murs en ruines de la voûte quelque tempsavant de montrer la personne qui la portait.

L’ombre du vieillard se projeta aussi sur lamuraille éclairée avant qu’on pût l’apercevoir lui-même. Sesvêtemens étaient fort en désordre, attendu qu’il avaitprécipitamment quitté son lit ; car depuis que la lumièreartificielle leur était défendue par les réglemens de la garnison,les habitans de la vallée de Douglas passaient à dormir le tempsqu’il leur était impossible d’utiliser d’aucune autre manière. Lefossoyeur était un grand homme sec, amaigri par les ans et par lesprivations ; son corps était courbé par suite de sonoccupation habituelle de creuser des fosses, et son œil s’abaissaitnaturellement, vers le lieu de ses travaux. Sa main soutenait unflambeau, ou plutôt une petite lampe, qu’il tourna de manière àéclairer le visage de l’étranger qui lui rendait visite ; enmême temps il fit voir au jeune chevalier les traits de l’homme enface duquel il se trouvait, et qui, quoique ni beaux ni agréables,étaient imposans, subtils et vénérables, portant un certain air dedignité, que l’âge, même la simple pauvreté peuvent donner parfois,attendu qu’il en résulte cette dernière et mélancolique espèced’indépendance propre aux gens dont la situation peut à peine, paraucun moyen imaginable, être rendue pire que ne l’ont déja faiteles années et la fortune. L’habit de frère-lai ajoutait à sonextérieur une sorte de caractère religieux.

« Que me voulez-vous, jeune homme ?dit le fossoyeur. Votre air de jeunesse et vos gais vêtemensindiquent une personne qui n’a besoin de mon ministère ni pourelle-même ni pour d’autres. »

« Je suis, il est vrai, répliqua lechevalier, un homme vivant, et en conséquence je n’ai pas besoinque la pioche où la pelle travaille pour moi ; je ne suis pas,comme vous voyez, vêtu de deuil, et en conséquence je ne puis venirréclamer votre office pour un ami ; mais je voudrais vousadresser quelques questions. »

« Il faut nécessairement vouloir ce quevoulez, puisque vous êtes à présent un de nos maîtres, et, comme jepense, un homme d’autorité, répliqua le fossoyeur. Suivez-moi parici dans ma pauvre habitation. J’en ai eu une meilleure dans montemps : néanmoins, le ciel le sait, celle-ci est assez bonnepour moi, lorsque bien des gens de plus grande importance sontforcés d’être contens d’en avoir même qui sont pires. »

Il ouvrit une porte basse qui était attachéedans le mur, quoique grossièrement, de manière à fermer l’entréed’un appartement voûté, où il paraissait que le vieillard avait,loin du monde des vivans, établi sa misérable et solitaire demeure.Le plancher, composé de larges dalles, réunies ensemble avec uncertain soin, et çà et là couvertes de lettres et d’hiéroglyphescomme si elles avaient jadis servi pour un temps à distinguer dessépulcres, était assez bien balayé, et un feu qui brûlait à l’autreextrémité de la chambre dirigeait la fumée par un trou qui servaitde cheminée. La pioche et la pelle, ainsi que d’autres instrumensdont fait usage le chambellan de la mortalité, gisaient épars dansl’appartement, et, avec deux ou trois escabelles grossières et unetable pour lesquelles quelque main inexpérimentée s’étaitprobablement acquittée du travail d’un menuisier, formaient presquetout l’ameublement, si nous y comprenons le lit de paille duvieillard, placé dans un coin, et tout en désordre comme si l’onvenait de le quitter. Vers l’extrémité de la chambre qui faisaitface à la porte, la muraille était presque entièrement recouvertepar un large écusson, semblable à ceux qu’on suspend d’ordinairesur les tombes des personnages de haut rang, présentant lesquartiers d’usage au nombre de soixante chacun, convenablementblasonnés et différant des autres, placés comme ornemens autour duchamp principal des armoiries.

« Asseyons-nous, dit le vieillard ;cette posture permettra mieux à mes oreilles affaiblies decomprendre ce que vous avez à me dire, et l’asthme qui me travailleme fera moins souffrir et me permettra de vous répondre plusaisément. »

En effet, une toux bruyante, sèche etasthmatique attestait la violence de la maladie dont il venait deparler, et le jeune chevalier suivit l’exemple de son hôte ens’asseyant au coin du feu sur une des méchantes escabelles. Levieillard alla prendre dans un coin de la chambre un tablier qu’ilportait quelquefois, plein de morceaux de planches brisées, dontquelques unes étaient recouvertes de drap noir, ou marquetées declous noirs aussi, ou, comme cela pouvait être, dorés.

« Vous reconnaîtrez que ce nouvel alimentest nécessaire à mon feu, dit le vieillard, pour conserver uncertain degré de chaleur dans cet appartement délabré ; enoutre, les vapeurs de mortalité dont cette voûte pourrait seremplir, si on laissait le feu s’éteindre, ne sont pasindifférentes pour les membres de gens délicats et bien portanscomme votre seigneurie, quoique je m’y sois habitué, moi. Cesplanches vont finir par s’enflammer, quoiqu’il faille un certaintemps pour que l’humidité de la tombe soit vaincue par l’air plussec et par la chaleur de la tourbe. »

En conséquence, les restes de mortalité dontle vieillard avait rempli son âtre commencèrent par degrés àproduire une épaisse vapeur onctueuse qui jeta enfin de la lumière,et, éclairant l’ouverture par où s’échappait la fumée, répandit unair moins sombre dans le triste appartement. Ces différentes piècesdu large écusson eurent et renvoyèrent les rayons de lumière avecune réflexion aussi brillante que celle dont était capable celugubre objet, et tout l’appartement s’anima d’une gaîtéfantastique, étrangement mêlée aux idées sombres que ses ornemensétaient propres à produire dans l’esprit. »

« Vous êtes surpris, dit le vieillard, etpeut-être, sire chevalier, n’avez-vous encore jamais vu ces restesde la mort, servant à rendre l’habitation des vivans en quelquesorte plus commode qu’elle ne l’aurait été autrement. »

« Commode ! répliqua le chevalier deValence en haussant les épaules ; je serais fâché, vieillard,de savoir que j’eusse un chien qui fût aussi mal logé que vousl’êtes, vous dont pourtant les cheveux gris ont vu de meilleursjours. »

« Peut-être oui, répliqua le fossoyeur,peut-être non ; mais ce n’était pas, je le suppose, concernantma propre histoire que votre seigneurie paraissait disposée àm’adresser quelques questions : je prendrai donc la liberté devous demander sur quoi vous venez me consulter. »

– « Je vais vous parler franchement,et vous reconnaîtrez tout de suite qu’il me faut une réponse courteet claire. Je viens de rencontrer dans les rues de ce village unindividu que m’a montré un rayon furtif de la lune, qui a eul’audace de déployer la bannière et de pousser le cri de guerre desDouglas ; même, si je puis en croire mes yeux qui ne l’ont vuqu’un instant, ce hardi cavalier avait les traits et le teint noirsqui distinguent Douglas. On m’a envoyé vers vous comme vers unepersonne qui est à même de m’expliquer cette circonstanceextraordinaire que, en ma qualité de chevalier anglais, et commeengagé au service du roi Édouard, je suis particulièrement tenud’éclaircir. »

– « Permettez-moi d’établir unedistinction. Les Douglas des premières générations sont mes prochesvoisins, et, suivant mes superstitieux concitoyens, mes amis et mesvisiteurs je puis prendre sur ma conscience d’être responsable deleur conduite, et empêcher qu’aucun des vieux barons qui forment,dit-on, les racines de ce grand arbre généalogique, ne reviennetroubler par son cri de guerre les villes ou villages de leur paysnatal : non, aucun d’eux ne brandira au clair de lune l’armurenoire qui s’est depuis long-temps rouillée sur leurs tombeaux.

Ces braves chevaliers ne sont plus quepoussière ;

La rouille a dévoré leur lancemeurtrière ;

Et, sans doute du ciel remplissant lesdesseins

Leurs armes ont trouvé la demeure dessaints[16].

Promenez vos regards dans cette enceinte, sirchevalier : vous avez au dessus et autour de vous les hommesdont nous parlons. Au dessous de nous, dans une petite aile qui n’apoint été ouverte depuis le temps où ces cheveux rares étaientépais et bruns, repose le premier homme que je puis nommer commecélèbre parmi tous ceux de cette illustre race. C’est lui que leThane d’Athol désignait au roi d’Écosse sous le nom de SholtoDhuglass, ou homme noir couleur de fer, dont les efforts avaientgagné la bataille pour le prince de son pays, et qui, suivant cettelégende, donna son nom à notre vallée et à notre ville, quoiqued’autres disent que cette famille emprunta le nom de Douglas de larivière ainsi appelée depuis un temps immémorial, avant qu’ils sefussent établis sur ses bords. Ses descendans, Gachain ouHector Ier, Orodh ou Hugues, William, premier de cenom, et Gilmaour, qui servit de sujet à plus d’un chant deménestrel, rappelant les exploits qu’il accomplit sous l’oriflammede Charles-le-Grand, empereur de France : tous sont venus icis’endormir de leur dernier sommeil, et leur mémoire n’a passuffisamment échappé aux ravages du temps. Nous connaissons quelquechose de leurs grandes actions, de leur grande puissance, et,hélas ! de leurs grands crimes. Nous savons aussi quelquechose d’un lord de Douglas qui siégea dans un parlement tenu àForfar par le roi Malcolm Ier : or nous avonsdécouvert que telle était sa fureur de courre le cerf, qu’il seconstruisit dans la forêt d’Ettrick une tour qui peut-être existeencore. »

« Excusez-moi, vieillard, dit lechevalier, mais je n’ai pas le temps aujourd’hui d’entendre réciterla généalogie de la maison de Douglas. Une moins ample matièrefournirait à un ménestrel qui aurait l’haleine longue le sujet deparler pendant tout un mois du calendrier, y compris les dimancheset les fêtes. »

« Quels autres renseignemens pouvez-vousdonc attendre de moi, répliqua le fossoyeur, que ceux quiconcernent ces héros, dont j’ai eu occasion d’installer quelquesuns dans cet éternel repos, qui sépare à jamais les morts desoccupations de ce monde ? Je vous ai dit où dormait cettefamille jusqu’au règne du royal Malcolm ; je puis vousindiquer encore un autre caveau où repose sir John de Douglas-Brun,avec son fils lord Archibald, et un troisième William, connu par uncontrat avec lord Abernethy ; enfin je puis vous parler decelui à qui appartient justement cet écusson avec tout sonentourage de splendeur et de gloire. Portez-vous envie à cetillustre seigneur, que je n’hésiterais pas, si la mort pouvaitentendre, à nommer mon honorable patron ; et avez-vous desseinde déshonorer ses restes ? Ce sera une bien pauvrevictoire ; et il ne convient ni à un chevalier ni à un noblede venir remporter une pareille victoire sur un mort contre qui, deson vivant, peu de chevaliers auraient dirigé leurs chevaux debataille. Il combattit pour défendre son pays, mais n’eut pas labonne fortune de la plupart de ses ancêtres, de mourir au milieudes combats. La captivité, la maladie, le chagrin que lui causaientles malheurs de son pays lui ont donné la mort dans une prison etsur un sol étranger. »

Là l’émotion du vieillard devint si vive qu’ilfut forcé de s’interrompre ; et le chevalier anglais ne putpoursuivre son interrogatoire du ton sévère que lui commandait sondevoir.

« Vieillard, dit-il, je ne vous demandepoint ces détails qui ne doivent m’être qu’inutiles, aussi bienqu’ils vous sont pénibles à vous-même. Vous ne faites que votredevoir en rendant justice à votre ancien seigneur ; mais vousne m’avez pas encore expliqué pourquoi j’ai rencontré dans cetteville, et cette nuit même, il n’y a pas une demi-heure, un individuarmé, reconnaissable au teint noir des Douglas, qui a poussé leurcri de guerre comme pour insulter à ceux qui les ontvaincus. »

« On ne peut assurément, répliqua lefossoyeur, exiger de moi que j’explique une pareille aventureautrement qu’en supposant que les craintes naturelles des Anglaisévoqueront toujours l’ombre de Douglas lorsqu’ils passeront en vuede leurs sépulcres. Il me semble d’ailleurs que, par une nuit commecelle-ci, le plus beau cavalier du monde aurait eu le teint basanéde cette famille ; et je ne m’étonnerais pas que leur cri deguerre, qui fut jadis poussé dans ce pays par des milliers debraves, sortit par hasard aujourd’hui de la bouche d’un seulchampion. »

« Vous êtes bien hardi, vieillard,repartit le chevalier anglais ; considérez-vous que votre vieest en mon pouvoir, et qu’il peut en certains cas être de mondevoir d’infliger la mort avec des tortures qui font horreur àl’humanité ? »

Le vieillard se leva lentement à la lueur dufeu qui flambait de manière à laisser voir ses traits maigris,semblables à ceux que les peintres donnent à saint Antoine dudésert ; et montrant du doigt la faible lampe qu’il avaitposée sur la table grossière, il s’adressa ainsi à l’homme quil’interrogeait, avec une apparence de calme absolu, et même avecune sorte de dignité.

« Jeune chevalier d’Angleterre, vousvoyez cet ustensile destiné à répandre la lumière sous ces sombresvoûtes… il est aussi fragile que peut l’être toute lampe dont laflamme est produite par l’élément ordinaire et renfermée dans uncorps de fer. Il est sans doute en votre puissance de faire qu’ellene puisse plus servir en la brisant et en l’éteignant. Menacez-lad’une telle destruction, sire chevalier, et voyez si vos menacesinspireront la moindre peur à l’élément ou au fer. Sachez que vousne pouvez rien de plus contre le faible mortel que vous menacezd’une destruction semblable. Il vous est loisible de dépouiller moncorps de la peau dont il est maintenant recouvert ; maisquoique mes nerfs puissent se contracter par la force de la douleurpendant cette opération inhumaine, elle ne produira point sur moiplus d’effet que celle du dépècement sur un cerf qu’une flèche aauparavant percé au cœur. Mon âge me met à l’abri de votrecruauté : si vous ne m’en croyez pas, appelez vos agens etcommencez vos opérations : ni menaces ni supplices neparviendront à m’arracher des choses que je ne veux pas vous direde ma propre volonté. »

« C’est vous jouer de moi, vieillard,répliqua de Valence. À vous entendre, il semblerait que vous soyezinstruit des mouvemens de ces Douglas, et cependant vous refusez deme mettre dans votre secret. »

« Vous allez bientôt savoir, reprit levieillard, tout ce qu’un pauvre fossoyeur peut vousapprendre ; et ces communications ne vous apprendront rien denouveau sur les vivans, quoiqu’elles puissent jeter de la lumièresur ses propres domaines qui sont ceux des morts. Les esprits desDouglas décédés ne reposent pas en paix dans leurs tombes pendantqu’on déshonore leurs monumens et que leur antique maisons’écroule. Croire qu’à la mort la plus grande partie des membresd’une famille passent dans les régions de la félicité éternelle oude la misère qui ne doit pas finir, la religion ne nous le permetpas ; et dans une race que distinguèrent tant les triomphes etles prospérités de la terre, nous devons supposer qu’il se trouvabeaucoup d’hommes qui ont été justement condamnés à un tempsintermédiaire de punition. Vous avez détruit les temples qu’avaientbâtis leurs descendans pour rendre, le ciel favorable au salut deleurs ames ; vous avez réduit au silence les prières ettroublé les cœurs par la médiation desquels le piété des enfanstâchait d’apaiser la colère céleste qui poursuivait leurs ancêtressoumis aux feux expiatoires. Pouvez-vous donc vous étonner que desesprits tourmentés, ainsi privés des secours qui leur étaientdestinés, ne puissent plus, comme l’on dit, reposer dans leurstombes ? Pouvez-vous donc vous étonner qu’ils se montrent etviennent errer mécontens autour des lieux qui, sans la manière dontvous avez poursuivi l’exécution de vos cruels desseins, leurauraient depuis long-temps permis de goûter le repos ?Êtes-vous même surpris que ces guerriers sans chair interrompentvos marches, et tâchent de faire tout ce dont leur nature aérienneleur laisse le pouvoir pour troubler vos conseils, et s’opposerautant qu’ils le peuvent aux hostilités qu’il semble que vous soyezglorieux de continuer aussi bien contre ceux qui sont morts quecontre ceux qui peuvent encore survivre à votrecruauté ? »

« Vieillard, répliqua Aymer de Valence,tu ne peux croire que je recevrai pour réponse une histoire commecelle-ci : fiction trop grossière pour avoir la vertud’endormir un écolier qui souffre un horrible mal de dents.Cependant, et j’en remercie le ciel, il ne m’appartient pas deprononcer sur ton sort : mon écuyer et deux hommes d’armesvont t’emmener captif vers le digne sir John de Walton, gouverneurdu château et de la vallée, afin qu’il se comporte à ton égardcomme bon lui semblera ; et il n’est pas homme à croire auxapparitions et aux ombres qui sortent du purgatoire… Holà !hé ! Fabian, par ici ! et amène avec toi deux archers dela garde. »

Fabian, qui attendait à l’entrée de l’édificeen ruines, y pénétra donc alors, grace à la lumière que répandaitla lampe du fossoyeur et de la voix de son maître, dans lesingulier appartement du vieillard, dont l’étrange décorationn’inspira point aux jeune homme moins de surprise qued’horreur.

« Prends deux archers avec toi, Fabian,dit le chevalier de Valence, et, avec leur assistance, conduis cevieillard, à cheval ou dans une litière, devant le digne sir Johnde Walton ; dis-lui ce que nous avons vu, ce dont tu as ététémoin aussi bien que moi ; et instruis-le que ce vieuxfossoyeur, que je lui envoie pour qu’il l’interroge avec sa sagessesupérieure, semble en savoir plus qu’il n’est disposé à en dire surle cavalier-spectre qui nous a apparu, quoiqu’il se borne àrépondre, quand je lui adresse des questions, que c’est l’esprit dequelque vieux Douglas échappé du purgatoire, conte auquel sir Johnde Walton ajoutera telle foi qu’il voudra. Vous pouvez dire que,pour ma part, je crois ou que le fossoyeur a perdu la tête devieillesse, d’indigence et d’enthousiasme, ou qu’il n’est pasinnocent d’un complot qui se trame parmi les gens du pays ;vous pourrez encore dire que je n’userai pas de beaucoup decérémonie à l’égard du jeune homme confié aux soins de l’abbé deSainte-Bride : il y a quelque chose de suspect dans ce qui sepasse actuellement autour de nous. »

Fabian promit d’exécuter fidèlement les ordresdu chevalier, qui le prenant à l’écart, lui recommanda en outre dese conduire avec circonspection dans cette affaire, attendu qu’ilne devait pas oublier que le gouverneur ne paraissait point fairegrand cas de son jugement ni de celui de son maître ; et qu’illeur serait extrêmement désagréable de commettre une bévue dans uneaffaire où il s’agissait peut-être de la sûreté duchâteau. »

« Ne craignez rien, mon digne maître,répliqua le jeune homme. Je vais en premier lieu retrouver un airpur, et en second un bon feu, deux échanges fort agréables contrece cachot rempli de vapeurs suffocantes et d’exécrables odeurs.Vous pouvez être sûr que je ne perdrai pas de temps : je seraibientôt de retour au château de Douglas, en marchant même avectoute l’attention convenable aux os de ce vieillard. »

« Traite-le humainement, reprit lechevalier ; et toi, vieillard, si tu es insensible à toutemenace de danger personnel dans cette affaire, songe que, si on tesurprend à biaiser avec nous, ton châtiment sera peut-être plussévère qu’aucun que nous puissions infliger à ton corps. »

« Pouvez-vous donc administrer la tortureà l’ame ? » dit le fossoyeur.

« Oui, pour toi, répondit le chevalier,nous le pouvons… Nous détruirons tous les monastères, tous lesétablissemens religieux fondés pour le repos des ames des Douglas,et nous ne permettrons aux ecclésiastiques de demeurer ici qu’à lacondition qu’ils prieront pour l’ame du roiÉdouard Ier, de glorieuse mémoire, le malleusScottorum ; et si les Douglas sont privés des avantagesspirituels qu’ils retirent des prières et des services qu’oncélèbre à tous ces autels, ils pourront s’en prendre à tonobstination. »

« Une pareille vengeance, répliqua levieillard du ton hardi et hautain qu’il avait pris dès lecommencement, serait plus digne des démons infernaux que dechrétiens. »

L’écuyer leva la main sur lui ; lechevalier le retint. « Épargne-le, Fabian, dit-il ; ilest bien vieux, et peut-être insensé… Et vous, fossoyeur,souvenez-vous que la vengeance dont je vous menace est légalementdirigée contre une famille dont les membres ont été les soutiensobstinés du rebelle excommunié qui assassina Comyn-le-Roux à lahaute église de Dumfries[17]. »

En parlant ainsi, Aymer sortit des ruines,trouvant son chemin avec quelque peine… prit son cheval qu’ilrencontra à l’entrée, recommanda de nouveau à Fabian de se conduireavec prudence, et, en passant par la porte du sud-ouest, donna lesordres les plus rigoureux de faire bonne garde, tant par despatrouilles que par des sentinelles, ajoutant qu’ils devaients’être négligés pendant la première partie de la nuit. Les hommesdu poste murmurèrent une excuse, mais d’un air confus qui semblaitdire que ce n’était pas trop à tort qu’on les réprimandait.

Sir Aymer poursuivit alors sa route versHazelside, sa suite se trouvant diminuée de Fabian et des deuxcavaliers qui le secondaient. Après une course rapide mais longue,le chevalier mit pied à terre devant la maison de Thomas Dickson,où il trouva le détachement venu d’Ayr qui était arrivé avant lui,et avait déja établi ses quartiers. Il envoya un des archersannoncer à l’abbé de Sainte-Bride et à son jeune hôte qu’il allaitse rendre au couvent, prévenant en même temps l’archer qu’il eût àveiller sur le dernier, jusqu’à ce qu’il arrivât lui-même àl’abbaye, ce qui ne serait pas long.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer