Le Château dangereux

Chapitre 18Les Prophéties.

Son langage était d’un autre monde, sesprédictions étaient étranges, bizarres et mystérieuses ; ceuxqui l’écoutaient croyaient entendre un homme dans le délire de lafièvre, qui parle d’autres objets que des objets présens sous sesyeux, et marmotte entre ses dents comme s’il voyait uneapparition.

Ancienne Comédie.

Ce même dimanche des Rameaux où de Walton etDouglas mesurèrent ensemble leurs redoutables épées, le ménestrelBertram était occupé à lire l’ancien volume des Prophéties que nousavons déja mentionnées comme ouvrage de Thomas-le-Rimeur, mais nonsans de vives inquiétudes relativement au sort de sa maîtresse etaux événemens qui se passaient autour de lui. Comme ménestrel, ildésirait un auditeur auquel il pût communiquer les découvertesqu’il faisait dans le livre mystique, et qui en même temps l’aidâtà couler les heures. Sir John de Walton lui avait procuré, dansGilbert Feuille-Verte l’archer, un gaillard qui remplissait bienvolontiers le rôle d’auditeur

Depuis le matinjusqu’au soir,

pourvu qu’un flacon de vin de Gascogne ou unecruche de bonne ale anglaise demeurât sur la table. On peut serappeler que de Walton, lorsqu’il fit sortir le ménestrel de soncachot, sentit qu’il lui devait quelques dédommagemens pour lesinjustes soupçons qui lui avaient valu d’être arrêté, d’autant plusqu’il était un serviteur fidèle, et qu’il s’était montré le discretconfident de lady Augusta de Berkely, lorsque vraisemblablement ildevait bien connaître tous les motifs et toutes les circonstancesdu voyage de cette dame en Écosse. Il était donc politique de seconcilier sa bienveillance ; et de Walton avait engagé sonfidèle archer Gilbert à mettre de côté tout soupçon contre Bertram,mais en même temps à ne pas le perdre de vue, et, s’il étaitpossible, de le tenir en bonne humeur pour le gouverneur du châteauet la garnison. En conséquence Feuille-Verte ne doutait point àpart lui que le seul moyen de plaire au ménestrel fût d’écouteravec patience et admiration les airs qu’il lui plairait le plus dechanter, ou les histoires qu’il aimait le mieux conter ; et,afin d’assurer l’exécution des ordres de son maître, il jugeanécessaire de demander au sommelier telle provision de bonneliqueur qui ne pouvait manquer de rendre encore sa société plusagréable.

Après s’être de la sorte muni des moyens desupporter une longue entrevue avec le ménestrel, GilbertFeuille-Verte lui proposa d’ouvrir le tête-à-tête par un bon etcopieux déjeûner qu’ils pourraient, s’il voulait, arroser d’unverre de vin sec ; et comme son maître lui avait recommandé demontrer au ménestrel tout ce qu’il pourrait désirer voir dans lechâteau, il ajouta qu’il leur serait possible, pour se délasserl’esprit, d’accompagner une partie de la garnison de Douglas auservice du jour, qui, comme nous l’avons déja dit, était célébréavec une grande pompe. Ne trouvant rien à objecter à une telleproposition, car il était bon chrétien par principes, et bon vivantcomme professeur de la gaie science, le ménestrel et son camarade,qui précédemment ne se portaient pas beaucoup de bienveillance l’unenvers l’autre, commencèrent leur repas du matin, ce fatal dimanchedes Rameaux, avec une grande cordialité et une parfaiteintelligence.

« Ne croyez pas, digne ménestrel, ditl’archer, que mon maître ravale le moins du monde votre mérite ouvotre rang, parce qu’il vous renvoie à la société et à laconversation d’un pauvre homme tel que moi. Il est vrai, je ne suispas officier dans cette garnison ; cependant, comme vieilarcher qui manie voilà trente ans l’arc et la flèche, je n’ai pasmoins de part, et j’en remercie Notre-Dame !… dans la faveurde sir John de Walton, du comte de Pembroke, et d’autres illustresguerriers, que la plupart de ces jeunes gens à têtes folles,auxquels l’on confie des brevets, et qu’on charge de missionsimportantes, non à cause de ce qu’ils ont fait, mais de ce qu’ontfait leurs ancêtres avant eux. Je vous prie de remarquer entreautres un jeune homme qui nous commande en l’absence de sir Walton,et qui porte l’honorable nom de sir Aymer de Valence, nom qui estaussi celui du comte de Pembroke dont je vous ai parlé ; cechevalier a en outre un jeune égrillard de page qu’on appelleFabian Harbothel. »

« Est-ce à ces gentilshommes ques’appliquent vos censures ? dit le ménestrel. J’en aurais jugéautrement ; car, dans le cours de ma longue expérience, jen’ai jamais vu un jeune homme plus courtois et plus aimable que cejeune chevalier que vous nommez. »

« Je ne prétends pas qu’il ne puisse ledevenir, répliqua l’archer en se hâtant de réparer la bévue qu’ilavait faite ; mais pour qu’il le devînt il faudrait qu’il seconformât aux usages de son oncle, qu’il voulût bien prendreconseil des vieux soldats expérimentés dans les cas difficiles quipeuvent se présenter, et qu’il ne crût pas que des connaissancesqui ne s’acquièrent que par de longues années d’observationpuissent être soudain conférées par un coup de plat d’épée et lesmots magiques : « Levez-vous, sir Arthur, » ou toutautre nom, suivant les circonstances. »

« Ne doutez pas, sire archer, répliquaBertram, que j’approuve pleinement l’avantage qu’on peut tirer dela conversation d’hommes aussi expérimentés que vous : lesgens de tous les états trouvent à y gagner, et je suis moi-mêmesouvent réduit à déplorer de ne pas connaître suffisamment lesarmoiries, les devises, le blason enfin, et je serais égalementravi que vous vinssiez à mon aide pour des choses qui me sontétrangères, telles que les noms de lieux, de personnes, ladescription des bannières ou des emblèmes par lesquels de grandesfamilles se distinguent les unes des autres, toutes choses qu’ilm’est si indispensablement nécessaire de connaître pour remplir latâche que j’ai entreprise. »

« Quant aux bannières et aux étendards,répondit l’archer, j’en ai vu un bon nombre, et je puis, comme toutbon soldat, dire le nom du chef qui les déploie pour réunir sesvassaux : néanmoins, digne ménestrel, je ne puis avoir laprésomption de comprendre ce que vous appelez des prophéties, avecou sur l’autorité de vieux livres peints, explication de songes,oracles, révélations, invocations d’esprits damnés, astrologiejudiciaire, et autres offenses graves et palpables par lesquellesdes hommes qui se disent aidés du diable en imposent au vulgaire,en dépit des avertissemens du conseil-privé ; non, pourtant,que je vous soupçonne, digne ménestrel, de vous occuper de cestentatives pour expliquer l’avenir, tentatives qui sont dangereuseset peuvent être avec raison appelées punissables et rangées parmiles actes de trahison. »

– « Il y a quelque chose de justedans ce que vous dites, mais vos paroles ne peuvent s’appliquer auxlivres ni aux manuscrits que j’ai consultés. Comme une partie deschoses qui y sont écrites se sont déja réalisées, nous sommescomplétement autorisés à nous attendre à ce que le restes’accomplisse de même ; et je n’aurais pas beaucoup de peine àvous montrer dans ce volume des prédictions dont un assez grandnombre se sont déja vérifiées, pour que nous eussions droitd’attendre avec certitude la vérification des autres. »

« Je voudrais bien voir cela, réponditl’archer qui n’avait guère qu’une foi de soldat quant auxprophéties et aux augures, mais qui cependant ne voulait pascontredire trop directement le ménestrel sur de pareils sujets,attendu qu’il avait été endoctriné par sir John, de manière à seprêter aux caprices du barde. En conséquence, celui-ci se mit àréciter des vers dont le plus habile interprète de nos jours nepourrait pas trouver le sens.

Alors que le coq chante, observez bien sacrête,

Car avec le furet le fin renard leguète.

La corneille au corbeau va-t-elle unir sescris,

Les chèvres aux rochers suspendre leurspetits ?

Qu’ils soient ensemble alors : labataille s’apprête ;

Le vautour affamé s’abat sur chaquetête,

Et du Mid-Lothian les guerriers sontpartis…

Le peuple est dépouillé, l’abbaye estbrûlée,

Le carnage est le fruit d’une horriblemêlée.

Le pauvre ne dit plus quel est sonbienfaiteur,

Le pays est sans lois, et l’amour sanshonneur ;

Le mensonge est assis sur le char desannées,

La vérité n’est plus, les vertus sontfanées ;

Plus de foi : le cousin dérobe soncousin,

Le fils son père, un père un fils cruel etvain :

Et, pour avoir son or, il lui perce lesein, etc. etc.

Larche écoute ces pronostics mystérieux dontla lecture n’était pas moins ennuyeuse qu’inintelligible jusqu’à uncertain point, en faisant tous ses efforts pour ne pas laisseréclater des marques de son ennui en allant demander de fréquentesconsolations au flacon de vin, et en supportant de son mieux cequ’il ne pouvait ni comprendre ni trouver intéressant. Cependant leménestrel tâchait d’expliquer les prédictions douteuses etimparfaites dont nous avons donné un échantillon suffisant.

« Pourriez-vous souhaiter, dit-il àFeuille-Verte, une description plus exacte des malheurs qui se sontappesantis sur l’Écosse dans ces derniers temps ? Le corbeauet le freux, le renard et le pétrel ne les annoncent-ils pas d’unemanière indubitable, soit parce que la nature de ces oiseaux et deces bêtes est identiquement semblable à celle des chevaliers quiles déploient sur leurs bannières, ou les portent représentés surleurs écus, et qu’ils viennent au grand jour dans la plaine ravageret détruire ? La désunion complète de la terre n’est-elle pasclairement indiquée par ces mots que les liens du sang serontbrisés, que les parens, ne se lieront plus les uns aux autres, etque le père et le fils, au lieu d’avoir foi en leur parenténaturelle, chercheront à se donner mutuellement la mort pour jouirdes biens l’un de l’autre ? Les braves du Lothian sontexpressément désignés comme prenant les armes, et nous voyonsencore ici d’évidentes allusions aux derniers événemens de cesguerres écossaises. La mort de ce dernier William est obscurémentannoncée sous l’emblème d’un chien de chasse, qui fut parfoisl’animal dont était orné le cimier de ce bon seigneur.

On redoutait le chien, il seramuselé,

Et pourtant de sa perte on seradésolé.

Un jeune chien naîtra d’une semblablerace,

Dont le nord gardera la mémoire et latrace ;

En tête, il n’aura plus les combatsd’autrefois,

Bien qu’il entende encor de glapissantesvoix.

Thomas nous l’a conté dans un matind’automne,

En un temps orageux, sur les coteauxd’Eldonne.

« Ces vers ont un sens, sir archer,continua le ménestrel, et qui va aussi directement au but qu’aucunede vos flèches, quoiqu’il puisse y avoir quelque imprudence à endonner l’explication directe. Néanmoins, comme j’ai entièreconfiance en vous, je n’hésite pas à vous dire que, dans monopinion, ce jeune chien qui n’attend que le moment de paraître,n’est autre que le célèbre prince écossais Robert Bruce, qui,malgré ses défaites réitérées, n’a point cessé, tandis qu’il estpoursuivi par des limiers avides de sang, et entouré par desennemis de toute sorte, de soutenir ses prétentions à la couronned’Écosse, en dépit du roi Édouard, aujourd’hui régnant. »

« Ménestrel, répliqua le soldat, vousêtes mon hôte, et nous sommes assis tous deux en amis pour partageren bonne intelligence ce modeste repas ; je suis forcé de vousdire cependant, quoiqu’il m’en coûte pour troubler notre harmonie,que vous êtes le premier qui ayez jamais osé prononcer en présencede Gilbert Feuille-Verte un seul mot en faveur de ce traîtreproscrit, Robert Bruce, qui a, par ses rébellions, troublé silong-temps la paix de ce royaume. Suivez mon conseil, ettaisez-vous sur ce sujet ; car, croyez-moi, l’épée d’unvéritable archer anglais sortira du fourreau sans le consentementde son maître, s’il entend dire quelque chose au préjudice de saintGeorge et de sa croix rouge ; et l’autorité deThomas-le-Rimeur, ou de tout autre prophète d’Écosse, d’Angleterreou du pays de Galles, ne sera point regardée comme une excusevalable pour ces inconvenantes prédictions. »

« Je serais toujours fâché de vous causerla moindre offense, dit le ménestrel, et à plus forte raison devous faire mettre en colère, lorsque je reçois de vousl’hospitalité. Vous n’oublierez cependant pas, je l’espère, quec’est uniquement sur votre invitation que je mange à votre table,et que, si je vous parle des événemens futurs, je le fais sansavoir la moindre intention de travailler pour ma part à ce qu’ilsse réalisent ; car, Dieu m’est témoin, il y a bien des annéesque je lui demande sincèrement paix et bonheur pour tous leshommes, et surtout gloire et félicité pour le pays des archers, oùje suis né moi-même, et que je suis tenu de mentionner dans mesprières avant toutes les autres nations du monde. »

« Et vous avez raison, répliqua l’archer,car ainsi vous remplissez un devoir indispensable envers le beaupays de votre naissance, qui est le plus riche de tous ceuxqu’éclaire le soleil. Il y a cependant quelque chose que jevoudrais bien savoir, s’il vous plait de me le dire, et c’est sivous trouvez dans ces rimes grossières rien qui paraisse concernerla sûreté du château de Douglas où nous sommes en ce moment… car,voyez-vous, sire ménestrel, j’ai remarqué que ces parcheminsmoisis, peu importe leur date et le nom de l’auteur, ont cettecertaine coïncidence avec la vérité, que, quand les prédictionsqu’ils contiennent sont répandues dans le pays, et occasionent desbruits de complots, de conspirations et de guerres sanglantes, ilssont très aptes à causer les malheurs mêmes qu’ils ne sont censésque prédire. »

« Il ne serait pas alors très prudent àmoi, repartit le ménestrel, de choisir pour texte de mescommentaires une prophétie qui aurait rapport à une attaque de cechâteau ; car, dans ce cas, je m’exposerais, selon votreraisonnement, au soupçon de vouloir amener un résultat que personnene regretterait plus vivement que moi. »

« Je vous donne ma parole, mon cher ami,répliqua l’archer, qu’il n’en sera point ainsi à votre égard ;car d’abord je ne concevrai aucune mauvaise opinion de vous, et jen’irai pas dire ensuite à sir John de Walton que vous méditez malcontre lui ou sa garnison… et, à parler franchement, sir John deWalton ne croirait pas l’individu qui viendrait lui tenir un pareillangage. Il a haute opinion, opinion sans doute méritée, de votredévouement à votre maîtresse, et il croirait commettre uneinjustice en soupçonnant la fidélité d’un homme qui a montré qu’iln’hésiterait pas à recevoir la mort plutôt que de trahir le moindresecret de sa noble dame. »

« En conservant son secret, dit Bertram,je n’ai fait que remplir le devoir d’un fidèle serviteur, luilaissant à elle le soin de juger combien de temps un pareil secretdevait être gardé ; car un fidèle serviteur doit songer aussipeu, par rapport à lui, à l’issue d’une commission dont il estchargé, qu’un ruban de soie ne s’inquiète des secrets de la lettrequ’il attache. Et quant à votre demande… je ne puis me refuser,quoique ce soit simplement pour satisfaire votre curiosité, à vousdécouvrir que ces vieilles prophéties semblent annoncer que desguerres s’allumeront dans Douglas-dale entre un haggard oufaucon sauvage, qui, je crois, est l’emblème de sir John deWalton ; et les trois étoiles, qui sont les armes deDouglas ; et je pourrais vous donner plus de renseignemens surces sanguinaires querelles, si je connaissais dans ces boisl’endroit qu’on nomme Bloody-sykes, car là aussi, à moins que je neme trompe, se passeront des scènes de meurtre et de carnage entreles partisans des trois étoiles et ceux qui suivent le parti duSaxon, ou roi d’Angleterre. »

« J’ai entendu souvent, répliqua GilbertFeuille-Verte, nommer ainsi un certain lieu par les naturels dupays ; cependant ce serait en vain que nous chercherions àdécouvrir l’endroit précis, car ces rusés d’Écossais nous cachentavec soin tout ce qui concerne la géographie de leur contrée, commedisent les savans ; mais nous pouvons mentionner iciBloody-sykes, Bottomlen-myre, et d’autres lieux, comme des nomssinistres auxquels leurs traditions attachent quelque idée deguerre et de carnage. S’il vous convient, d’ailleurs, nous pouvons,en allant à l’église, essayer de trouver l’endroit qu’on appelleBloody-sykes, que nous découvrirons du moins, j’en suis convaincu,avant que les traîtres qui méditent une attaque contre nous setrouvent en force suffisante pour l’oser. »

En conséquence, le ménestrel et l’archer, quipendant cet entretien avaient eu tout le temps raisonnable pour serafraîchir avec le flacon de vin, sortirent du château de Douglas,sans attendre d’autres hommes de la garnison, pour tâcher dedécouvrir la vallée qui portait le nom sinistre de Bloody-sykes,relativement à laquelle Feuille-Verte savait seulement qu’il avaitentendu désigner un endroit sur un nom semblable, durant la partiede chasse faite sous les auspices de sir John de Walton, et qu’ilétait situé dans ces bois des alentours, près la ville de Douglaset non loin du château.

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