Le Château dangereux

Chapitre 3Le Ménestrel et le Chevalier.

Cette nuit, ce me semble, est un jourmalade : c’est un jour un peu pâle ; c’est un jour sombrecomme le jour l’est quand le soleil se cache.

SHAKSPEARE Le Marchand de Venise.

Pour que la petite troupe se rendît plusaisément et plus vite au château de Douglas, le chevalier deValence offrit au ménestrel un cheval que les fatigues de la veillelui firent joyeusement accepter. Toutes les personnes quiconnaissent l’équitation par expérience savent qu’aucun moyen dedélassement ne réussit mieux à faire disparaître le sentiment de lafatigue d’avoir trop marché que celui de continuer la route àcheval ; car ainsi on met en exercice une autre espèce demuscles, et l’on permet au contraire à ceux qui sont restés tendustrop long-temps de se reposer au moyen d’un changement de mouvementplus complétement qu’ils n’auraient pu le faire dans un reposabsolu. Sir Aymer de Valence était revêtu de son armure et montaitson cheval de guerre ; deux archers, un varlet de ranginférieur et un écuyer qui aspirait à l’honneur de devenir un jourchevalier lui-même, complétaient ce détachement qui paraissaitainsi pouvoir aussi bien empêcher toute tentative d’évasion de lapart du ménestrel que le protéger contre toute violence. « Nonqu’il soit ordinairement, dit le jeune chevalier en s’adressant àBertram, plus dangereux de voyager dans ce pays que dans tout autredistrict plus tranquille de l’Angleterre, mais certains troublesdont vous pouvez avoir entendu parler ont eu lieu dans ces environsdepuis l’année dernière, et ont forcé la garnison du château deDouglas à faire plus rigoureusement le service. Mais avançons, carla couleur du jour se rapporte à merveille avec l’étymologie qu’ondonne au nom de ce pays, et la description qu’on nous fait deschefs qui en étaient possesseurs… Sholto Dhu Glass. (Voyezcet homme d’un noir gris), et notre route sera ce matin d’un grisnoir, mais heureusement elle n’est pas longue. »

En effet, la matinée était, suivant le sensvéritable des mots gaéliques, brumeuse, noire, humide ; lebrouillard avait envahi les montagnes et se déroulait sur lesrivières, les clairières et les marais ; la brise du printempsn’était pas assez forte pour soulever le voile, quoique, à en jugerpar les sons aigus qui retentissaient de temps à autre le long desflancs des collines ou à travers les vallons, on pût cependantcroire qu’il déplorait son impuissance. La route que suivaient lesvoyageurs était marquée par le cours que la rivière s’était frayédans le vallon, et ses eaux présentaient en général cette livréegris-noir que sir Aymer de Valence prétendait être la teinteprédominante du pays. Le soleil, tentant à plusieurs reprisesd’infructueux efforts pour paraître, lançait de temps à autre unrayon qui allait dorer la cime des montagnes ; mais il nepouvait pas activer la lenteur du lever du jour, et la lumière, àune heure encore si peu avancée, produisait une variété d’ombresplutôt que des flots de splendeur du côté de l’orient. Le spectaclede la nature était monotone et attristant, et le bon chevalierAymer paraissait chercher à se distraire en causant parfois avecBertram qui, comme d’ordinaire les gens de sa profession, possédaitun fonds de connaissances et un charme de conversation très propresà faire passer bien vite une ennuyeuse matinée. Le ménestrel, avidede recueillir tous les renseignemens possibles sur l’état présentdu pays, saisissait toutes les occasions d’entretenir ledialogue.

« Je serais charmé de causer avec vous,sir ménestrel, dit le jeune chevalier. Si vous ne craignez pas quel’air un peu vif de cette vilaine matinée ne vous gâte la voix, jevous prierai de me dire franchement quel motif a pu vous porter,vous, homme de sens, à ce qu’il me paraît, à vous jeter dans unpays aussi sauvage que celui-ci, et dans un pareil temps… Et vous,camarades, dit-il en s’adressant aux archers et au reste de latroupe, il me semble qu’il serait aussi convenable et aussi décentque vous restassiez tant soit peu en arrière de nous ; carj’imagine que vous pouvez bien suivre votre route sans avoir besoind’un ménestrel pour vous distraire. » Les archers obéirent enralentissant le pas de leurs chevaux ; mais, comme il fut aiséde l’apercevoir, d’après certaines observations qu’ils murmurèrentà demi-voix, ils n’étaient nullement satisfaits qu’on leur ôtât,pour ainsi dire, le peu de chance qu’ils avaient d’entendre laconversation qui allait avoir lieu entre le jeune chevalier et leménestrel : or, voici quelle elle fut.

« Je dois donc comprendre, bon ménestrel,dit le chevalier, que vous, qui avez, dans votre temps, porté lesarmes et même avez suivi jusqu’au Saint-Sépulcre la bannière desaint George, la bannière représentant la Croix-Rouge, vous voussentez irrésistiblement attiré, mais sans aucune raison positive,vers les régions où l’épée, quoique toujours renfermée dans lefourreau, est prête à en sortir à la moindreprovocation. »

« Il serait dur, répliqua le ménestreld’un ton brusque, de répondre par l’affirmative à une semblablequestion ; et cependant, si vous considérez combien laprofession de l’homme qui célèbre les hauts faits d’armes touche deprès à celle du chevalier qui les exécute, votre honneur tombera jepense, d’accord avec moi qu’un ménestrel, jaloux de remplir sondevoir, doit, comme un jeune chevalier, chercher la vérité desnobles aventures là où il peut seulement la trouver, et visiterplutôt les pays où l’on garde le souvenir de grandes et noblesactions que ces royaumes paresseux et paisibles où les hommesvivent dans l’indolence, et meurent ignoblement de leur belle mortou par sentence de la loi. Vous et vos pareils, sir de Valence, quin’estimez rien la vie en comparaison de la gloire, vous dirigezvotre barque dans ce monde d’après le même principe qui attirevotre humble serviteur, le ménestrel Bertram, du fond d’uneprovince de la joyeuse Angleterre vers le noir canton de laraboteuse Écosse, qu’on nomme la vallée de Douglas. Vous, vousbrûlez du désir de rencontrer de glorieuses aventures, et moi…pardon, si j’ose ainsi me nommer après vous, je cherche à gagnerune existence malheureuse et précaire, mais honorable du moins, enpréparant pour l’immortalité, aussi bien que je puis, les détailsde ces exploits, surtout les noms de ceux qui ont été les héros deces belles actions. Chacun de nous suit donc sa vocation ; etil n’est pas juste d’admirer l’un plus que l’autre, attendu que,s’il y a quelque différence dans les degrés du péril auquel lehéros et le poète sont exposés, le courage, la force, les armes etl’adresse du vaillant chevalier font qu’il court moins de risque,en s’exposant au danger, que le pauvre rimeur. »

« Vous avez raison, répliqua leguerrier ; et quoique ce soit une espèce de nouveauté pour moique d’entendre mettre pour ainsi dire sur un même pied votreprofession et mon genre de vie, néanmoins il serait honteux de direque le ménestrel, qui travaille tant pour transmettre à lapostérité les exploits des braves chevaliers, ne préférerait paslui-même la renommée à l’existence, et un seul acte de valeur àtout un siècle de vie sans gloire ; et l’on ne peut prétendrequ’il suit une profession basse et peu honorable. »

« Votre seigneurie reconnaîtra donc, ditle ménestrel, que j’ai un but légitime, moi qui, homme si simpleque je sois, ai cependant pris régulièrement mes grades parmi lesprofesseurs de la gaie science, dans la capitale d’Aiguemort, pourvenir à grand’peine jusque dans ce district du nord, où doivent,j’en suis convaincu, s’être passés bien des événemens que lesfameux ménestrels des anciens jours ont chantés sur la harpe, etqui sont devenus des sujets de lais, déposés sans doute dans labibliothèque du château de Douglas où ils courent risque d’êtreperdus pour la postérité, quoi qu’ils puissent contenir pourl’agrément ou l’édification, à moins d’être transcrits par deshommes qui comprennent le vieux langage de notre pays. Si cestrésors enfouis étaient déterrés et rendus au public par l’art d’unpauvre ménestrel comme moi et quelques autres, il y aurait bien làde quoi me dédommager du risque que j’ai couru en recevant deségratignures de sabre ou des coups de balai pour venir rechercherces trésors ; et je serais indigne du nom d’homme, à plusforte raison de celui de trouvère ou de troubadour[10], si je mettais en balance la perte dela vie, chose toujours si incertaine, contre la chance de cetteimmortalité qui survivra dans mes vers après que ma voix cassée etma harpe déjointe ne pourront ni faire entendre un air niaccompagner un chant. »

« À coup sûr, dit sir Aymer, puisquevotre ame vous permet de sentir un pareil aiguillon, vous avez ledroit inattaquable d’émettre une semblable idée ; et jen’aurais été nullement disposé à en douter si j’avais rencontrébeaucoup de ménestrels portés comme vous à préférer la renommée àla vie elle-même que la plupart des hommes estiment biendavantage. »

« Il y a, il est vrai, noble guerrier,répliqua Bertram, des ménestrels, et, avec votre permission, deschevaliers même, qui n’attachent pas une valeur suffisante à larenommée qui s’acquiert au péril de la vie. Il nous faut laisser àces hommes misérables la récompense qu’ils ambitionnent :abandonnons-leur la terre et les choses de la terre, puisqu’ils nepeuvent aspirer à cette gloire qui est la meilleure récompense desautres hommes. »

Le ménestrel prononça ces derniers mots avecun tel enthousiasme que le chevalier, tirant la bride pour arrêterson cheval, se mit à contempler Bertram avec une physionomieenflammée d’un même désir d’illustration ; et, après un courtsilence, il exhala tout ce qu’il éprouvait.

– « Gloire, gloire à ton cœur, gaicompagnon ! Je m’estime heureux de voir qu’il existe encore unpareil enthousiasme dans le monde. Tu as dignement gagné tonsalaire de ménestrel[11] ;et si je ne puis te payer aussi chèrement que tu mériterais selonmoi, ce sera la faute de dame fortune, qui n’a récompensé mesfatigues, dans ces guerres écossaises, que par une mesquine paied’argent écossais[12]. Il doitme rester une pièce d’or ou deux de la rançon d’un chevalierfrançais que le hasard a fait tomber entre mes mains ; et cetor, mon ami, passera assurément entre les tiennes. Et, écoute bien,moi Aymer de Valence qui te parle, je suis né de la noble maison dePembrocke ; et, quoique je ne possède aujourd’hui aucundomaine, j’aurai un jour, avec l’aide de Notre-Dame, des terres etun château où je trouverai bien la place de loger un ménestrelcomme toi, si tes talens ne t’ont pas d’ici là trouvé un meilleurpatron. »

– « Merci, noble chevalier, aussibien pour tes intentions présentes que pour les promesses parlesquelles tu t’engages envers moi ; mais je puis dire avecvérité que je n’ai pas l’inclination sordide de beaucoup de mesconfrères. »

– « L’homme qui ressent la véritablesoif de la renommée ne peut avoir de place dans son cœur pourl’amour de l’or. Mais tu ne m’as point encore dit, ménestrel monami, quels sont en particulier les motifs qui ont attiré tes paserrans vers ce sauvage pays. »

« Si je te les disais, » répliquaBertram qui désirait plutôt éluder la question qu’y répondre,attendu qu’elle touchait d’un peu trop près au but sacré de sonvoyage, « tu pourrais croire, sir chevalier, que je te débiteun panégyrique étudié de tes propres exploits et de ceux de tescompagnons d’armes ; et tout ménestrel que je suis, je détesteune telle adulation autant qu’une coupe vide aux lèvres d’un ami.Mais permets-moi de te dire en peu de mots que le château deDouglas et les actes de valeur dont il a été témoin ont retenti partoute l’Angleterre ; et il n’est pas de brave chevalier ni devéritable ménestrel dont le cœur n’ait tressailli au nom d’uneforteresse où jadis un Anglais ne mit jamais le pied que pour yrecevoir l’hospitalité. Il y a une espèce de magie dans les nomsmêmes de sir John de Walton et de sir Aymer de Valence, bravesdéfenseurs d’une place si souvent reconquise par ses ancienspossesseurs, et avec de telles circonstances de courage et decruauté que nous l’appelons en Angleterre le Châteaudangereux. »

– « Mais encore je voudrais vousentendre raconter à votre manière ces légendes qui vous ont porté,pour l’amusement des siècles à venir, à visiter un pays qui, àcette époque, est si troublé et si périlleux. »

– « S’il vous est possible d’endurerun récit de ménestrel dans toute sa longueur, moi qui trouvaitoujours du plaisir à exercer ma profession, je consens à vousraconter une histoire de ma façon, pourvu que vous me promettiez del’écouter avec patience. »

– « Oh ! quant à cela, vousaurez en moi un auditeur parfait ; et si ma récompense doitêtre légère, du moins mon attention sera grande. »

« C’est un bien pauvre troubadour,répliqua Bertram, que celui qui ne s’estime pas mieux récompensépar de l’attention que par de l’or et de l’argent, quand même lespièces seraient des nobles roses d’Angleterre. À cette conditiondonc, je commence une longue histoire, qui, dans certaines parties,pour certains détails, aurait pu prêter davantage au talent deménestrels plus habiles que moi, et être encore écoutée par desguerriers tels que vous dans une centaine d’années. »

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