Le Château dangereux

Chapitre 5Thomas-le-Rimeur.

C’est une triste histoire qui peut fairepleurer vos yeux, une horrible histoire qui peut vous faire crisperles nerfs, une merveilleuse histoire qui vous fera froncer lessourcils, qui fera frémir vos chairs, si vous la lisez comme ilfaut.

Vieille Comédie.

Il faut que votre honneur sache, beau sirAymer de Valence, que j’ai entendu conter cette histoire à unegrande distance du pays où elle est arrivée, par un ménestrel juré,ancien ami et serviteur de la maison des Douglas, un des pluscélèbres, dit-on, qui appartinrent jamais à cette noble famille. Ceménestrel, qui se nommait Hugo Hugonnet, accompagnait son jeunemaître, suivant sa coutume, lorsque James Douglas accomplitl’exploit dont nous parlions tout à l’heure.

« Le château était dans un tumultegénéral : dans un coin les hommes de guerre s’occupaient àsaccager et à détruire les provisions ; dans un autre, ilstuaient hommes, chevaux, bœufs et moutons ; et cette besognene se faisait pas sans être accompagnée de cris convenables. Lesbestiaux en particulier avaient pressenti le sort qui les menaçait,et par une résistance gauche, par de piteux mugissemens,témoignaient cette répugnance instinctive avec laquelle ces pauvresanimaux approchent d’un abattoir. Les gémissemens et les sanglotsdes hommes qui recevaient ou allaient recevoir le coup mortel, etles hurlemens des pauvres chevaux livrés à l’agonie de la mort,formaient un chœur épouvantable. Hugonnet voulut se soustraire à cehideux spectacle, à ce lugubre concert ; mais son maître,Douglas le père, avait été un homme de quelque instruction ;et le vieux serviteur désirait ardemment sauver un livre de poésieauquel ce Douglas attachait jadis beaucoup de valeur. Il contenaitles chants d’un ancien barde écossais qui, s’il ne parut êtrequ’une simple créature humaine tant qu’il demeura en ce monde, nedoit peut-être pas porter aujourd’hui le simple nomd’homme. »

« Bref, c’était ce Thomas, surnommé leRimeur, et dont l’intimité, dit-on, était devenue si grande avecces êtres surnaturels qu’on nomme fées, qu’il pouvait, comme elles,prédire les choses futures bien long-temps avant qu’ellesarrivassent, et qui réunissait dans sa personne la qualité de bardeà celle de devin. Mais depuis plusieurs années il avait presqueentièrement disparu de la scène de ce monde, et quoique l’époque etle genre de sa mort n’eussent jamais été publiquement connus,cependant la foi générale était qu’il n’avait pas été ravi à laterre des vivans, mais transporté dans le pays des fées, d’où ilfaisait parfois des excursions, ne s’occupant plus que des chosesqui devaient arriver par la suite. Hugonnet était d’autant plusjaloux de préserver de la destruction les œuvres de cet ancienbarde, que la plupart de ses prédictions et de ses poèmes étaientseulement conservés dans le château, disait-on, et supposéscontenir des choses qui intéressaient d’une manière touteparticulière l’antique maison de Douglas, aussi bien que d’autresfamilles d’origine ancienne, qui avaient servi de sujets auxprophéties du vieillard : il était donc résolu à sauver à toutprix ce volume de la destruction qui l’attendait dans l’incendiegénéral auquel l’édifice venait d’être condamné par l’héritier deses anciens possesseurs. Ce fut avec cette intention qu’il pénétradans la vieille petite chambre voûtée qu’on nommait la bibliothèquede Douglas, et qui pouvait contenir quelques douzaines de ces vieuxlivres écrits par les anciens chapelains, en ce que les ménestrelsappellent le caractère noir. Il découvrit aussitôt lecélèbre lai, intitulé Sir Tristrem, qui avait été si souvent altéréet abrégé, qu’il ne ressemblait plus guère à l’original. Hugonnet,connaissant tout le prix que les anciens propriétaires du châteauattachaient à ce poème, tira ce volume en parchemin des rayons dela bibliothèque, et le posa sur un petit pupitre qui se trouvaitlà, près du fauteuil du baron. Après avoir fait tout ce qu’ilcroyait pouvoir faire pour le sauver, il tomba dans une courterêverie que le jour qui baissait et les préparatifs dugardemanger de Douglas, mais surtout l’idée qu’il voyaitpour la dernière fois des objets qui avaient été si familiers à sesyeux, qu’il les voyait à l’instant où ils allaient être détruits,étaient bien propres à lui inspirer alors.

« Le barde songeait donc en lui-même ausingulier mélange des caractères de savant mystique et de guerrierréunis dans son vieux maître, quand tout à coup, abaissant les yeuxsur le livre du vieux Rimeur, il remarqua avec surprise qu’il étaitlentement entraîné du pupitre où il l’avait posé, par une maininvisible. Le vieillard regarda avec horreur le mouvement spontanédu livre à la sûreté duquel il était si intéressé, et eut lecourage de se rapprocher un peu de la table, afin de découvrir parquel moyen il disparaissait.

« Je vous ai dit que la chambrecommençait déja à s’obscurcir, de manière qu’il n’était pas facilede distinguer qu’il y eût quelqu’un dans le fauteuil, mais onpouvait cependant voir en regardant avec plus d’attention qu’uneespèce d’ombre ou de vapeur ayant forme humaine y étaitassise ; mais elle n’avait rien d’assez précis pour qu’on pûten saisir exactement l’ensemble, ni d’assez détaillé pour qu’onaperçût distinctement son mode d’action. Le barde de Douglasregardait donc l’objet de ses frayeurs comme si quelque chose desurhumain se fût présenté à ses yeux. Cependant, à force deregarder, il parvint à découvrir un peu mieux l’objet qui s’offraità sa vue, et sa vue devint même par degrés plus claire et pluscapable de discerner ce qu’il contemplait. Une grande forme maigre,habillée ou plutôt recouverte d’une longue robe traînante pleine depoussière, dont la figure était tellement ombragée de cheveux et laphysionomie si étrange qu’on pouvait à peine croire qu’ellesappartinssent à un homme, étaient les seuls traits du fantôme qu’onpût saisir ; et en l’examinant avec plus d’attention, Hugonnetremarqua encore deux autres formes qui avaient la tournure d’uncerf et d’une biche, et qui paraissaient presque se cacher derrièrele corps et sous la robe de cette apparitionsurnaturelle. »

« Voilà une histoire bien vraisemblable,dit le chevalier, pour que vous, sire ménestrel, homme de senscomme vous paraissez l’être, vous la racontiez si gravement. Dequelle respectable autorité tenez-vous cette histoire, qui, ensupposant quelle puisse passer après boire, doit être absolumentconsidérée comme apocryphe durant les heures plus sobres de lamatinée ? »

« Sur ma parole de ménestrel, sirechevalier, répliqua Bertram, ce n’est pas moi qui répands cettefable, si c’en est une ; Hugonnet, le joueur de viole, aprèss’être retiré dans un cloître près du lac de Rembelmere dans lepays de Galles, m’a communiqué l’histoire que je vous raconte en cemoment. C’est pourquoi, comme je parle d’après l’autorité d’untémoin oculaire, je ne m’excuserai pas de vous la raconter,puisqu’il m’était impossible d’aller chercher la vérité à unesource plus directe. »

« Soit, sire ménestrel, dit lechevalier ; continue ton récit, et puisse ta légende échapperaux critiques des autres aussi bien qu’auxmiennes ! »

« Hugonnet, sir chevalier, continuaBertram, fut un saint homme, et posséda sa vie durant une bonneréputation, bien que son genre de profession puisse être regardécomme un peu scabreux. La vision lui parla une langue antique,semblable à celle qui fut jadis parlée dans le royaume deStrates-Clyde, espèce d’écossais ou de gaélique, que peu de gensauraient comprise.

« Vous êtes un homme savant, ditl’apparition, et non absolument étranger aux dialectes qui furentautrefois en usage dans votre pays, quoiqu’ils soient aujourd’huioubliés et qu’il faille pour être compris les traduire en saxonvulgaire, tel qu’on le parle dans le Deira ou leNorthumberland ; mais un ancien barde anglais doit aimertendrement l’homme qui, après tant d’années, attache encore assezde prix à la poésie de son pays natal pour songer à en conserverdes fragmens, malgré la terreur qui domine un soir commecelui-ci.

« C’est en effet une terrible nuit,répliqua Hugonnet, que celle qui fait sortir les morts du tombeauet les envoie pour pâles et affreux compagnons aux vivans… Quies-tu, au nom de Dieu ? qui es-tu, toi qui brises lesbarrières qui séparent les vivans des morts et reviens siétrangement visiter un monde auquel tu as depuis si long-temps ditadieu ?

« Je suis, répondit la vision, ce célèbreThomas-le-Rimeur, quelquefois appelé Thomas d’Erceldoune, ou Thomasle véridique parleur. Comme d’autres sages, j’obtiens de temps àautre la permission de visiter les scènes de ma première vie, et jesuis toujours capable de soulever les nuages épais, et de dissiperl’obscurité qui pèse sur l’avenir. Et toi, homme affligé, sache queles désastres auxquels tu vois ce malheureux pays en butte ne sontpas un présage de l’état dont il jouira par la suite : aucontraire, autant les Douglas souffrent aujourd’hui dans la pertede leurs biens, dans la destruction de leur château, infortunes quileur viennent de leur fidélité à l’héritier légitime du royaumed’Écosse, autant est grande la récompense que leur destine leciel ; et, comme ils n’ont pas hésité à brûler et à renverserleur propre maison et celle de leurs pères dans l’intérêt de lacause de Bruce, le ciel a décrété qu’aussi souvent que lesmurailles du château de Douglas seront brûlées et mises au niveaudu sol, elles seront rebâties avec encore plus de solidité et demagnificence qu’auparavant.

« Un cri poussé par une multitude réuniedans la grande cour se fit alors entendre, cri de joie et detriomphe. En même temps une grande lueur rouge sembla s’élancer descombles et des solives du toit ; suivirent bientôt desétincelles aussi nombreuses que celles qui s’échappent de dessousle marteau d’un forgeron ; et peu après, le feu gagnant deproche en proche, l’incendie se fraya un passage par milleouvertures.

« Vois-tu ? dit la vision endirigeant ses regards vers la fenêtre et en disparaissant ;pars ! éloigne-toi ! l’heure voulue pour enlever ce livren’est pas encore arrivée, et tes mains ne sont pas prédestinéespour cette œuvre ; mais il sera en sûreté dans le lieu où jel’ai placé, et le temps où l’on pourra l’y prendre viendra. »La voix se faisait encore entendre que la forme avait disparu, etla tête d’Hugonnet lui tournait presque par suite de l’horriblespectacle dont il était témoin. Ce fut à peine s’il trouva assez deforces pour s’arracher à ce lieu de terreur ; et dans la nuitle château de Douglas s’évanouit en cendres et en fumée pourreparaître peu après plus redoutable et plus fortqu’auparavant. » Le ménestrel s’arrêta, et son auditeur, lechevalier anglais, garda quelques minutes de silence avant derépliquer.

« Il est vrai, ménestrel, répondit doncsir Aymer, votre histoire est inattaquable sur ce point que lechâteau, trois fois brûlé par l’héritier de la maison et de labaronnie, a jusqu’à présent été autant de fois relevé par Henrilord Clifford, et d’autres généraux anglais qui ont toujourscherché à le reconstruire plus solide et plus fort qu’il n’était,attendu qu’il occupe une position trop importante à la sûreté denotre frontière du côté de l’Écosse pour permettre que nousl’abandonnions : je l’ai vu moi-même rebâtir en partie. Maisje ne puis croire que, parce que le château a été ainsi renversé,il doive toujours être aussi nécessairement relevé, attendu que lesexploits des Douglas sont toujours accompagnés de barbaries quiassurément ne peuvent obtenir l’approbation du ciel. Mais je voisque tu es décidé à ne pas changer d’opinion, et je ne puis t’enblâmer ; car les merveilleux revers de fortune qui ontsuccessivement assailli tous les possesseurs de cette forteresseautorisent suffisamment les hommes à s’attendre à ce qu’ilsregardent comme l’indication manifeste de la volonté du ciel ;mais tu peux croire, bon ménestrel, que la faute n’en sera point àmoi si le jeune Douglas trouve encore l’occasion d’exercer sontalent culinaire par une seconde édition de son Garde-manger defamille, et s’il peut profiter des prédictions deThomas-le-Rimeur. »

« Je ne révoque en doute ni votrecirconspection ni celle de sir John de Walton, répliqua Bertram,mais je puis dire sans crime que le ciel mène toujours à fin sesprojets. Je regarde pour ainsi dire le château de Douglas comme unlieu prédestiné, et je brûle du désir de voir quels changemens letemps a pu y opérer dans un espace de vingt ans ; jedésirerais surtout m’emparer, s’il était possible, du volume de ceThomas d’Erceldoune, qui contient un fonds si riche de poésiesoubliées et de prophéties qui intéressent à un si haut point lesdestinées futures du royaume britannique, des royaumes du nord etdu midi. »

Le chevalier ne répondit rien, mais marcha unpeu, en avant, et dévia de quelques pas du bord de la rivière, lelong de laquelle la route semblait être trop escarpée. Lesvoyageurs parvinrent enfin au sommet d’une montée très haute ettrès longue. De ce point, et derrière un énorme roc qui paraissaitavoir été, pour ainsi dire, mis de côté et disposé comme unedécoration de théâtre pour que la vue plongeât dans la partie bassede la vallée, ils aperçurent dans son ensemble le val immense dontles parties avaient déja été vues en détail, mais qui sedéveloppait alors, attendu que la rivière devenait plus étroite encet endroit, dans toute sa profondeur et sa largeur, et montraitdans son enceinte, à peu de distance du cours de la rivière, lesuperbe château seigneurial qui lui donnait son nom. Le brouillard,qui emplissait toujours la vallée de ses nuages laineux, nelaissait voir qu’imparfaitement les fortifications grossières quiservaient de défense à la petite ville de Douglas, assez solidespour repousser une tentative d’attaque, mais non pour résister à cequ’on appelait alors un siége en règle. L’objet qui attiraitprincipalement les regards était l’église, ancien monument gothiqueconstruit sur une éminence au centre de la ville, et qui alorstombait presque en ruines. À gauche, et s’effaçant pour ainsi diredans l’éloignement, on pouvait distinguer d’autres tours etd’autres créneaux ; enfin, séparé de la ville par une pièced’eau artificielle qui l’entourait presque, s’élevait le châteaudangereux de Douglas.

Il était solidement fortifié à la mode dumoyen-âge, avec donjon et créneaux déployant au dessus de toutesles autres la haute tour qui portait le nom de Tour de lord Henriou de Tour de Clifford.

« Voici le château, dit Aymer de Valence,en étendant le bras avec un sourire de triomphe ; tu peuxjuger par toi-même si les défenses qu’on y a ajoutées sous lesordres de Clifford doivent faire qu’à la première fois il seraencore plus facile de le prendre qu’à la dernière. »

Le ménestrel secoua simplement la tête, etemprunta au psalmiste la citation suivante : Nisicustodiet Dominus. Et il n’ajouta rien de plus, quoique deValence, répliquât avec vivacité : « Je pourrais, encitant ce texte, y appliquer le même sens que tu y appliques ;mais il me semble que tu as l’esprit un peu plus mystique que nel’ont ordinairement les ménestrels voyageurs. »

« Dieu sait, dit Bertram, que, si moi oumes pareils nous oublions que le doigt de la Providence accomplittoujours ses desseins dans ce bas monde, nous méritons le blâmeplus que tous les autres, puisque nous sommes continuellementappelés, dans l’exercice de notre profession imaginative, à admirerles coups du destin qui font sortir le bien du mal, et qui rendentles hommes, dont l’unique pensée est leurs propres passions etleurs propres desseins, exécuteurs de la volonté duciel. »

« Je me soumets à ce que vous dites, sireménestrel, répliqua le chevalier, et je n’ai pas le droit d’énoncerle moindre doute sur les vérités que vous établissez sisolennellement, moins encore sur la bonne foi avec laquelle vousles exposez. Permettez-moi d’ajouter que je crois avoir assez decrédit dans cette garnison pour que vous y soyez le bienvenu ;et sir John de Walton, je l’espère ne refusera point le libre accèsde la grande salle du château et de la chambre du chevalier à unepersonne de votre profession, lorsque nous pouvons retirer certainprofit de vos entretiens. Je ne puis cependant vous faire espérerla même indulgence pour votre fils, vu l’état actuel de sasanté ; mais si j’obtiens pour lui la permission de séjournerau couvent de Sainte-Bride, il y demeurera tranquille et en sûretéjusqu’à ce que vous ayez renouvelé connaissance avec la vallée deDouglas et son histoire, et que vous soyez prêt à continuer votrevoyage. »

« J’accède à la proposition de votrehonneur, d’autant plus volontiers, dit le ménestrel, que je puisrécompenser l’hospitalité du père abbé. »

« Point essentiel avec de saints hommesou de saintes femmes, répliqua de Valence, qui ne subsistent, entemps de guerre, qu’en fournissant aux voyageurs qui viennentvisiter leurs reliques les moyens de passer quelques jours dansleurs cloîtres. »

La petite troupe approchait des sentinelles,alors en faction sur les différens points du château, et quiétaient postées à peu de distance les unes des autres : ellesadmirent respectueusement sir Aymer de Valence, comme premiercommandant après sir John de Walton. Fabian, car tel était le nomdu jeune écuyer qui accompagnait de Valence, fit savoir que le bonplaisir de son maître était qu’on laissât aussi entrer leménestrel.

Cependant un vieil archer regarda le ménestrelde travers lorsqu’il entra, suivant sir Aymer. « Il ne nousappartient pas, dit-il, ni à nous ni à personne de notre rang, denous opposer au bon plaisir de sir Aymer de Valence, oncle ou neveudu comte de Pembroke, en pareille circonstance ; et quant ànous, maître Fabian, nous déclarerons que vous êtes parfaitementlibre de faire de ce barde votre compagnon de là et de table pourune semaine ou deux au château de Douglas, aussi bien que de lerecevoir comme une simple visite ; mais votre honneur saitbien quels ordres sévères nous sont donnés pour la consigne ;et si Salomon, roi d’Israël, nous arrivait comme un ménestrelambulant, je n’oserais pas lui ouvrir la porte sans y êtrepositivement autorisé par sir John Walton. »

« Doutez-vous, coquin, dit sir John Aymerde Valence, qui revint sur ses pas en entendant l’altercation entreFabian et l’archer ; doutez-vous que j’aie le droit nécessairepour recevoir un hôte, ou oseriez-vous me lecontester ? »

« À Dieu ne plaise, répliqua levieillard, que j’aie la présomption de mettre mon propre désir enopposition avec celui d’un homme tel que vous, qui avez sirécemment et si honorablement gagné vos éperons ; mais danscette affaire je dois songer quel sera le désir de sir John deWalton, qui est votre gouverneur, sir chevalier, aussi bien que lemien : je crois donc qu’il ne serait pas mal que votre hôteattendît le retour de sir John, qui est allé visiter, à cheval, lespostes extérieurs du château ; et comme tel est, je crois, mondevoir, votre seigneurie ne s’en offensera point, jel’espère. »

« Il me semble, répondit le chevalier,qu’il est bien téméraire à toi de supposer que mes ordres puissentêtre inconvenans ou contradictoires avec ceux de sir John de Waltontu peux du moins être convaincu qu’il ne t’en reviendra aucun mal.Retiens cet homme dans le corps-de-garde, fais-lui donner à boireet à manger, et quand sir John de Walton reviendra, avertis-le quec’est une personne introduite à ma demande ; et s’il fautquelque chose de plus pour le faire justifier auprès du gouverneur,je ne manquerai pas de lui parler moi-même. »

L’archer fit un signe d’obéissance avec lapique qu’il tenait à la main, et reprit l’air grave et solenneld’une sentinelle en faction. Mais auparavant il introduisit leménestrel, et lui procura des rafraîchissemens, ne cessant pas unseul instant de causer avec Fabian qui était demeuré en arrière.Cet actif jeune homme était devenu très fier depuis peu, par suitede son élévation au grade d’écuyer de sir Aymer, et de ce premieravancement vers le titre de chevalier, attendu que sir Aymerlui-même avait passé plus vite que de coutume au rang de chevalierde simple écuyer qu’il était.

« Je t’assure, Fabian, » disait levieil archer, que la gravité, la sagacité et l’adresse même aveclesquelles il remplissait son devoir, tout en lui gagnant laconfiance de toutes les personnes du château, exposaient parfois,comme il le disait lui-même, aux railleries des jeunes freluquets,et qui, en même temps, nous pouvons l’ajouter, le rendaient quelquepeu doctoral et pointilleux à l’égard des gens que leur naissanceou leur grade mettait au dessus de lui ; « je t’assure,Fabian, que tu rendras à ton maître, sir Aymer, un bon service, situ peux lui donner à entendre qu’il devrait toujours permettre à unvieil archer, à un homme d’armes, à tout soldat vétéran, de luifaire une réplique honnête et polie quand il lui donne unordre ; car assurément ce n’est pas dans les premières vingtannées de sa vie qu’un homme apprend à connaître les différentesobligations du service militaire ; et sir John de Walton, cevéritable commandant par excellence, est un homme qui s’appliquestrictement à ne jamais dévier de la ligne du devoir, et,crois-moi, il sera aussi rigoureusement sévère à l’égard de tonmaître qu’à l’égard de toute personne inférieure ; tel estmême son zèle pour son devoir, qu’il n’hésite pas à réprimander,lorsque la plus petite occasion s’en présente, Aymer de Valencelui-même, quoique son oncle, le comte de Pembroke, ait été lebienveillant patron de sir John de Walton, et l’ait mis en route defaire fortune. C’est donc en élevant son neveu d’après la véritablediscipline des armées françaises que sir John Walton a choisi lameilleure manière de se montrer reconnaissant envers le vieuxcomte. »

« Comme il vous plaira, vieux GilbertFeuille-Verte, répondit Fabian ; vous savez que je ne me fâchejamais de vos sermons ; reconnaissez donc que je me soumets àvos résignations : à vos réprimandes et à celles de sir Johnde Walton. Mais vous poussez les choses trop loin, si vous nepouvez laisser passer un jour sans me donner, pour ainsi dire, lefouet. Croyez-moi, sir John de Walton ne vous remerciera point sivous lui dites qu’il est trop vieux pour se rappeler qu’il a jadiseu lui-même de la sève verte dans les veines. Oui, telles sont leschoses, le vieillard n’oubliera point qu’il a été jeune autrefois,et le jeune homme qu’il doit un jour devenir vieux : aussil’un quitte-t-il ses manières vives pour prendre les allures lentesde l’âge mûr ; mais l’autre reste comme un torrent du milieude l’été gonflé par la pluie, où chaque goutte d’eau résonne, écumeet déborde. Voilà une maxime pour vous, Gilbert. En avez-vousjamais entendu une meilleure ? Colloquez-la parmi vos axiomesde sagesse, et voyez si elle ne sera point à leur égard commequinze est à l’égard de douze. Elle vous servira à vous tirerd’affaire, brave homme, quand la cruche au vin… c’est ton seuldéfaut, bon Gilbert, te mettra parfois dans l’embarras. »

« Tu ferais mieux de garder ta maximepour toi, bon sire écuyer, répliqua le vieillard ; il mesemble qu’elle pourra t’être plus utile qu’à moi. A-t-on jamais ouïdire qu’un chevalier, ou le bois dont les chevaliers se font,c’est-à-dire un écuyer, ait été jamais châtié corporellement commeun pauvre vieux archer ou un valet d’écurie ? Vos plus grandesfautes, vous les réparerez par quelque bon mot, et vos meilleursservices, on ne les récompensera guère plus généreusement qu’envous donnant le nom de Fabian-le-Fabuliste, ou quelque autre surnomaussi spirituel. »

Après avoir exhalé cette longue répartie, levieux Feuille-Verte reprit ce certain air d’aigreur qui caractérised’ordinaire les hommes dont l’avancement peut être considéré commenul, tant il a été lent et peu considérable, et qui témoignenttoujours de la mauvaise humeur contre ceux qui sont montés engrade, ce à quoi tout le monde travaille plus vite et, comme ils lesupposent, avec moins de mérite qu’eux-mêmes. De temps à autre, lesyeux de la vieille sentinelle quittaient le haut de sa pique, et sedirigeaient avec un air de triomphe sur le jeune Fabian, comme pourvoir s’il était profondément blessé du trait qu’il lui avait lancé,tandis qu’en même temps il se tenait toujours prêt à s’acquitter dudevoir mécanique que lui imposait sa faction. Mais Fabian et sonmaître étaient tous deux à cette heureuse époque de la vie où unmécontentement tel que celui du vieil archer ne les affectaitguère, et au pire n’était considéré que comme la plaisanterie d’unvieillard et d’un brave soldat, d’autant plus qu’il était toujoursdisposé à faire le devoir de ses camarades et qu’il avait toute laconfiance de sir John de Walton, qui, quoique beaucoup plus jeune,avait été comme Feuille-Verte élevé au milieu des guerresd’Édouard Ier, et était sévère à maintenir unediscipline stricte, qui pourtant, depuis la mort de ce grandmonarque, avait été considérablement négligée par la jeune etchaude valeur de l’Angleterre.

Cependant l’idée vint à sir Aymer de Valenceque, quoiqu’en accueillant Bertram avec l’hospitalité qu’onmontrait toujours aux gens de sa profession, il n’avait faitqu’agir comme il convenait à son rang, puisqu’il avait déja méritéles plus grands honneurs de la chevalerie. Ce voyageur, qui sedisait ménestrel, pouvait en réalité ne pas exercer une professiondont il se donnait le titre. Il y avait incontestablement dans saconversation quelque chose de plus grave, sinon de plus austère,que dans celle des autres bardes ; et quand il réfléchit à laprudence minutieuse de sir John de Walton, il commença à douter sile gouverneur l’approuverait d’avoir introduit dans le château unindividu tel que Bertram, qui pouvait examiner les points fortifiésde la citadelle et occasioner ensuite pour la garnison beaucoup defatigues et de dangers. Il regrettait donc en secret de n’avoir pashonnêtement donné à entendre au barde ambulant que son admission oucelle de tout autre étranger dans le Château Dangereux étaitempêchée pour le moment par les circonstances de l’époque. En cecas, il se serait justifié par l’obligation où il se trouvait defaire son devoir, et au lieu de s’attirer le blâme et les reprochesdu gouverneur, il aurait peut-être mérité ses éloges et sonapprobation.

Outre ces pensées qui le tourmentaient, sirAymer conçut la crainte tacite d’un refus de la part de sonofficier commandant ; car cet officier, malgré sa rigueur, ilne l’aimait pas moins qu’il ne le redoutait. Il se rendit donc aucorps-de-garde du château, sous prétexte de voir si les règles del’hospitalité avaient été convenablement observées à l’égard de soncompagnon de route. Le ménestrel se leva respectueusement, et, à enjuger d’après la manière dont il présenta ses respects à sir Aymer,il parut, sinon s’être attendu à cette marque de politesse de lapart du sous-gouverneur, du moins n’en être nullement surpris. D’unautre côté, sir Aymer prit à l’égard de Bertram un air plus réservéque celui qu’il avait pris jusqu’alors, et en revenant sur sapremière invitation il alla jusqu’à dire que le ménestrel savaitqu’il ne commandait qu’en second, et que la permission réelled’entrer dans le château devait être sanctionnée par sir John deWalton.

Il y a une manière honnête de paraître croireaux excuses dont certaines gens viennent nous payer, sans allégueraucun soupçon sur leur validité. Le ménestrel lui offrit donc sesremercîmens pour la politesse qu’on lui avait déja témoignée.« Si je désirais loger dans ce château, dit-il, ce n’étaitqu’une simple envie, une curiosité passagère ; si on ne m’enaccorde pas la permission, il ne m’en reviendra ni désagrément nidéplaisir. Thomas d’Erceldoune était, suivant les triadesgalloises, un des trois bardes de la Grande-Bretagne qui ne teignitjamais une lance de sang, qui ne fut jamais coupable d’avoir prisou repris des châteaux et des forteresses ; il s’en faut doncde beaucoup qu’on doive le soupçonner, après sa mort, d’êtrecapable d’accomplir de tels exploits. Mais il m’est aisé deconcevoir que sir John de Walton ait laissé les droits ordinairesde l’hospitalité tomber en désuétude, et j’avoue qu’un homme d’uncaractère public comme moi ne doit pas désirer prendre de lanourriture ni loger dans un château qui est réputé pourdangereux ; et personne ne doit être surpris que le gouverneurne permette pas même à ce digne jeune lieutenant de lever unedéfense si sévère et si peu habituelle. »

Ces mots prononcés très sèchement avaient pourbut d’insulter le jeune chevalier, comme donnant à entendre qu’iln’était pas regardé comme suffisamment digne de confiance par sirJohn de Walton, avec qui pourtant il avait vécu sur le pied del’affection et de la familiarité, quoique le gouverneur eût atteintsa trentième année et au delà, et que son lieutenant ne fût pasencore arrivé à sa vingt-unième ; car, malgré l’âge fixé pourla chevalerie, on lui avait accordé une dispense par suite desexploits qu’il avait accomplis dès sa jeunesse. Avant qu’il eûtcomplétement calmé les mouvemens de colère qui s’élevaient dans sonesprit, le son d’un cor de chasse se fit entendre à la porte, et, àen juger par l’espèce de remuement général qu’il opéra dans toutela garnison, il fut évident que le gouverneur était de retour auchâteau. Chaque sentinelle, comme ranimée par sa présence, tenaitsa pique plus droite, échangeait le mot d’ordre avec plus deprécaution, et paraissait mieux comprendre et mieux remplir sondevoir. Après avoir mis pied à terre, sir John de Walton demanda àFeuille-Verte ce qui était arrivé durant son absence. Le vieilarcher se crut obligé à dire qu’un ménestrel, qui avait l’air d’unÉcossais ou d’un habitant vagabond des frontières, avait été admisdans le château, tandis que son fils, garçon malade de la contagionqui avait tant fait de bruit, avait été momentanément laissé àl’abbaye de Sainte-Bride. Il donna tous ces détails d’après Fabian.L’archer ajouta que le père était un homme qui, par ses chansons etses histoires, pourrait amuser toute la garnison sans lui laisserle temps de songer à ses affaires.

« Nous n’avons pas besoin de pareilsexpédiens pour passer le temps, répondit le gouverneur, et nousaurions été plus satisfait si notre lieutenant avait eu la bonté denous trouver d’autres hôtes, et surtout des gens avec lesquels onpuisse avoir des relations plus directes et plus franches, qu’avecun homme qui par sa profession ne cherche qu’à offenser Dieu et àtromper ses semblables. »

« Cependant, répliqua le vieux soldat quine pouvait pas même écouter son commandant sans se laisser aller àson humeur de contredire, j’ai entendu votre honneur dire que laprofession de ménestrel, quand on s’en acquittait convenablement,était aussi honorable que la chevalerie même. »

« Il peut en avoir été ainsi jadis,répliqua le chevalier, mais chez les ménestrels modernes le but deleur art, qui est d’exciter à la vertu, a été complétementoublié : encore est-il heureux que la poésie qui enflammaitnos pères et les poussait à de nobles actions ne porte pasaujourd’hui leurs fils à se conduire d’une manière basse etindigne. Mais j’en parlerai à mon ami Aymer, qui, parmi tous lesjeunes gens que je connais, n’a son pareil ni en bonté ni engrandeur d’ame. »

Tout en discourant ainsi avec l’archer, sirJohn de Walton, homme grand et bien fait, s’était avancé sous levaste manteau de la cheminée du corps-de-garde où il se tenaitdebout, et était écouté avec un respectueux silence par le fidèleGilbert, qui remplissait, avec des signes et, des mouvemens detête, comme un auditeur attentif, les intervalles de laconversation. La conduite d’un autre individu qui écoutait aussi cequ’on disait n’était pas également respectueuse, mais il étaitplacé de manière à ne pas attirer sur lui l’attention.

Cette tierce personne n’était autre quel’écuyer Fabian qu’on ne pouvait apercevoir à cause de sa positionderrière l’avancement que formait la vaste cheminée de modeantique, et qui tâcha de s’effacer encore plus soigneusementlorsqu’il entendit la conversation du gouverneur et de l’archertourner, à ce qu’il crut, au désavantage de son maître. L’écuyers’occupait alors du soin un peu servile de fourbir les armes de sirAymer, travail dont il s’acquittait plus aisément en faisantchauffer, sur l’espèce d’avancement que formait le foyer, lesdifférentes pièces de l’armure d’acier pour les recouvrir d’unmince vernis. Il ne pouvait donc, au cas où il aurait étédécouvert, être regardé comme coupable d’impertinence ou de manquede respect. Il était d’autant mieux caché qu’une fumée épaisses’élevait d’une grande quantité de boiseries en chêne surlesquelles étaient ciselés en beaucoup d’endroits le chiffre et lesarmoiries de la famille des Douglas, et qui, se trouvant être lescombustibles qu’on avait sous la main, noircissaient et fumaientdans la cheminée avant de pouvoir produire de la flamme.

Le gouverneur, ignorant tout-à-fait cetteaugmentation de son auditoire, poursuivait la conversation avecGilbert Feuille-Verte : « Je n’ai pas besoin de vousdire, ajoutait-il, que je suis intéressé à en finir promptementavec ce siége ou ce blocus dont Douglas continue à nous menacer.Mon propre honneur et mes affections sont engagés à ce que jeconserve le Château Dangereux à la cause de l’Angleterre, mais jesuis tourmenté de l’admission de cet étranger ; et le jeune deValence aurait plus strictement rempli son devoir s’il avait refuséà ce vagabond toute communication avec nos gens, sans mapermission. »

« C’est pitié de voir, répliqua le vieuxFeuille-Verte en secouant la tête, qu’un jeune chevalier si bon etsi brave se laisse quelquefois aller aux conseils de son écuyer, cebambin de Fabian qui a de la bravoure, mais aussi peu d’aplombqu’une bouteille de petite bière fermentée. »

« Que la peste te crève ! pensaFabian en lui-même, vieille relique de guerre, farcie deprésomption et de termes guerriers, semblable au soldat qui, pourse garantir du froid, s’est entortillé si étroitement dans uneenseigne déguenillée, qu’à l’extérieur il ne montre plus rien quehaillons et armoiries. »

« Je ne songerais pas deux fois à cetteaffaire, si le coupable m’était moins cher, répliqua sir John deWalton, mais je veux rendre service à ce jeune homme, quand même jedevrais risquer, pour lui apprendre à connaître la disciplinemilitaire, de lui causer un peu de peine. L’expérience devrait,pour ainsi dire, être gravée avec un fer chaud dans l’esprit desjeunes gens, et il ne faudrait pas se contenter simplement d’écrireles préceptes de la charte avec de la craie. Je me rappellerai,Feuille-Verte, le conseil que vous me donnez, et je ne manqueraipas la première occasion de séparer ces deux jeunes gens ; etquoique j’aime l’un fort tendrement, quoique je sois loin desouhaiter à l’autre le moindre mal, néanmoins à présent, comme vousdites fort bien, l’aveugle conduit l’aveugle, et le jeune chevaliera pour conseiller et pour aide un chevalier trop jeune : c’estun mal que nous réparerons. »

« Corbleu ! que le diable t’emporte,vieille chenille ! se dit le page en lui-même ; je teprends sur le fait cette fois, me calomniant moi et mon maîtrecomme il est dans ta nature de calomnier tous les jeunes aspirans àla chevalerie qui sont pleins d’espérance. Si ce n’était que jedusse souiller mes armes d’élève-chevalier en me mesurant avec unhomme de ton rang, je pourrais t’honorer d’une invitation à mesuivre en champ-clos, tandis que les médisances que tu viens dedébiter sont encore au bout de ta langue ; mais, quoi qu’il ensoit, tu ne tiendras pas publiquement tel langage dans le château,et puis tel autre en présence du gouverneur, sous prétexte que tuas servi avec lui sous la bannière deLongues-Jambes[14]. Jeredirai à mon maître les bonnes intentions dont tu es animé pourlui, et quand nous nous serons concertés ensemble, on verra si cesont les jeunes courages ou les barbes grises qui doivent êtrel’espérance et la protection de ce château de Douglas. »

Il suffira de dire que Fabian exécuta cedessein en rapportant à son maître, et de fort mauvaise humeur, laconversation qui avait eu lieu entre sir John de Walton et le vieuxsoldat. Il réussit à faire envisager l’incident comme une offenseformelle faite à sir Aymer de Valence, tandis que tous les effortsdu gouverneur, pour dissiper les soupçons conçus par le jeunechevalier, ne purent réussir à lui persuader que son commandantn’avait à son égard que d’excellentes intentions. Il conserval’impression qu’avait produite sur son esprit le rapport de Fabian,et crut ne point faire injustice à sir John de Walton en supposantqu’il désirait s’appliquer la plus grande partie de la gloireacquise dans la défense du château, et qu’il éloignait à desseinceux de ses compagnons qui pouvaient raisonnablement prétendre àleur bonne part d’honneur.

La mère de la discorde, dit un proverbeécossais, n’est pas plus grosse qu’une aile de moucheron. Dans laquerelle dont il s’agit dans notre histoire, le jeune homme et levieux chevalier ne s’étaient ni l’un ni l’autre donné un justemotif d’offense. De Walton, était observateur rigide de ladiscipline militaire, dans laquelle il avait été élevé dès sonextrême jeunesse, et qui le dirigeait presque aussi absolument queson caractère naturel ; en outre, sa situation présenterenforçait son éducation première.

La rumeur publique avait même exagéré lestalens militaires, l’esprit entreprenant et le génie fécond enruses de guerre attribués à James, le jeune seigneur de Douglas. Ilpossédait, aux yeux de cette garnison d’hommes du sud, les facultésd’un démon plutôt que celles d’un simple mortel ; car si lessoldats anglais maudissaient l’ennui de la garde et de lasurveillance perpétuelles que leur imposait le Château Dangereux,surveillance qui ne leur permettait jamais de se relâcher d’uneextrême rigueur, ils convenaient tous qu’une grande ombre leurapparaissait avec une hache d’armes à la main, et, entrant enconversation avec eux de la manière la plus insinuante, ne manquaitjamais, avec une éloquence et une ingéniosité égales à celles d’unesprit déchu, d’indiquer à la sentinelle mécontente quelque moyengrace auquel, en se prêtant à trahir les Anglais, il se remettraiten liberté. La diversité de ces expédiens et la fréquence de leurretour tenaient l’inquiétude de sir John de Walton si constammenten haleine qu’il ne se croyait jamais exactement hors de l’atteintede Douglas, plus que le bon chrétien se suppose hors de la portéedes griffes du diable ; tandis que toute nouvelle tentation,au lieu de confirmer ces espérances de salut, semble annoncer quela retraite immédiate du malin esprit sera suivie par quelquenouvelle attaque encore plus habilement combinée. Sous l’influencede cet état continuel d’anxiété et d’appréhension, le caractère dugouverneur ne changea point en bien, comme on doit le penser ;et ceux qui le chérissaient le plus regrettaient beaucoup qu’ils’acharnât sans cesse à se plaindre d’un manque de diligence de lapart de ceux qui, ne se trouvant ni investis d’une responsabilitécomme la sienne, ni animés par l’espérance de récompenses aussisplendides, ne pouvaient pas entretenir des soupçons si continuelset si exagérés. Les soldats murmuraient que la vigilance de leurgouverneur dégénérait en sévérité ; les officiers et leshommes de rang, qui étaient en assez grand nombre attendu que lechâteau était une célèbre école militaire, et qu’il y avait uncertain mérite rien qu’à servir dans l’enceinte de ses murs, seplaignaient en même temps que sir John de Walton eût interrompu sesparties de chasse aux chiens et aux faucons, et ne songeât plusuniquement qu’à maintenir l’exacte discipline du château. D’unautre côté, il faut arguer en général qu’un château-fort esttoujours bien tenu quand le gouverneur observe strictement ladiscipline ; et quand il survient dans une garnison desdisputes et des querelles personnelles, les jeunes gens sontd’ordinaire plus en faute que ceux qu’une plus grande expérience aconvaincus de la nécessité de prendre les plus rigoureusesprécautions.

Un esprit généreux… et tel était celui de sirJohn de Walton, est souvent sous ce rapport changé et corrompu parl’habitude d’une vigilance excessive, et entraîné hors des bornesnaturelles de la sincérité. Sir Aymer de Valence n’était pas exemptnon plus d’un pareil changement : les soupçons, quoiqueprovenant d’une cause différente, semblaient aussi menacerd’exercer une funeste influence sur son caractère noble et franc,et de détruire ces qualités qui l’avaient distingué jusque là. Cefut en vain que sir John de Walton rechercha avec empressement lesoccasions d’accorder à son jeune ami toutes les licences et faveurscompatibles avec les devoirs qu’il avait à remplir dans l’intérieurde la place : le coup était frappé ; l’alarme avait étédonnée des deux parts à un naturel fier et hautain, et, tandis quede Valence se croyait injustement soupçonné par un ami qui souscertains rapports lui devait beaucoup, de l’autre côté sir deWalton était conduit à penser qu’un jeune homme, à l’éducationduquel il avait veillé comme s’il eût été son propre fils, quidevait à ses leçons toutes les connaissances militaires qu’il avaitacquises et tous les succès qu’il avait obtenus dans le monde,s’était offensé pour des bagatelles, et se considérait commemaltraité sans aucun motif de l’être. Les germes de mésintelligenceainsi répandus entre eux ne manquèrent pas ; comme l’ivraiesemée par le démon au milieu du bon grain, de se propager d’unepartie de la garnison à une autre ; les soldats, quoique sansmeilleure raison que de passer simplement le temps, prirent partipour leur gouverneur et son jeune lieutenant ; et une fois quela balle de discorde fut lancée parmi eux, il ne manqua jamais debras ni de mains pour la tenir en mouvement.

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