Le Château dangereux

Chapitre 11Explication.

Où est-il ? Les entrailles de laterre l’ont-elles englouti ou bien s’est-il évanoui comme quelquefantôme aérien qui redoute l’approche du matin et le jeunesoleil ? ou s’est-il plongé dans les ténèbres cimmériennes,s’est-il mêlé au delà du cercle de la vue aux ombres de lanuit ?

Anonyme.

La disparition du jeune homme dont ledéguisement et le destin ont pu, nous l’espérons, disposer noslecteurs à prendre quelque intérêt à lui, exigera quelquesexplications avant que nous revenions aux autres personnages decette histoire, et nous allons nous mettre en devoir de lesdonner.

Lorsque Augustin avait été pour la secondefois le soir précédent, reconduit à sa cellule, le moine et lejeune chevalier de Valence avaient vu de leurs propres yeux laporte se refermer à clef sur lui, et même ils l’avaient entendutirer en dedans le verrou qui avait été mis à sa requête par sœurUrsule ; car la jeunesse d’Augustin, son extrême beauté, etsurtout ses souffrances de corps ainsi que sa tristesse d’espritlui avaient beaucoup concilié les affections de la sœur.

Aussitôt donc que Augustin fut rentré dans sachambre, il fut salué à voix basse par la sœur, qui, durantl’intervalle de son absence, était parvenue à se glisser dans sacellule, et qui, s’étant blottie derrière la petite couchette, ensortit avec une grande apparence de joie pour féliciter ce jeunehomme de son retour. Une infinité de petites attentions, desbranches de buis et de tels autres arbres toujours verts que lasaison permettait de cueillir, montrait le soin des saintes femmesà décorer la chambre de leur hôte, et les félicitations de la sœurUrsule témoignaient aussi de l’intérêt qu’elles prenaient à sonsort, en même temps qu’elles indiquaient que la religieusepossédait déja en partie le secret de l’étranger.

Tandis que Augustin et la sainte sœur seconfiaient ainsi l’un à l’autre, la différence extraordinaire deleurs figures et de leur extérieur aurait vivement frappé quiconqueserait accidentellement devenu témoin de leur entrevue. La noirerobe de pèlerin que portait la femme déguisée ne formait pas uncontraste plus frappant avec costume de laine blanche porté par lareligieuse de Sainte-Bride que celui du visage de la nonne,sillonné de plusieurs horribles cicatrices et dont un des yeux, àjamais privé de lumière, roulait d’une manière effrayante dans satête ; avec la belle physionomie d’Augustin, dont les regardsse portaient avec un air de confiance et même d’affection, sur lestraits extraordinaires de sa compagne.

– « Vous connaissez, dit le prétenduAugustin, la principale partie de mon histoire ; pouvez-vouset voulez-vous me prêter secours, sinon il faudra, ma chère sœur,vous résigner à me voir mourir, plutôt qu’encourir la honte.Oui ; sœur Ursule, je ne serai point désignée par le doigt dumépris comme la fille imprudente qui a tant sacrifié pour le jeunehomme dont l’attachement ne lui était pas aussi prouvé qu’il auraitdû l’être. Je ne me laisserai pas traîner devant de Walton, pourêtre forcée en sa présence, par des menaces de torture, d’avouerque je suis la femme en l’honneur de laquelle il défend le ChâteauDangereux. Sans doute il s’estimerait heureux d’unir par les liensdu mariage sa main à celle d’une damoiselle dont la dot est siconsidérable ; mais qui peut dire s’il me traiterait avec cerespect que toute femme doit vouloir commander, ou s’il mepardonnerait la hardiesse dont je me suis rendue coupable, quandmême les conséquences en eussent été en sa faveur ? »

« Allons, ma bonne fille, répondit lanonne, consolez-vous ; tout ce que je pourrai faire, pour vousaider, je le ferai, soyez-en sûre ; mon esprit n’est pas sisimple que ma condition actuelle semblerait l’indiquer, et,croyez-moi, j’emploierai tous mes moyens à vous secourir. Il mesemble entendre encore ce lai que vous nous chantiez, aux autressœurs et à moi : quoique seule émue par des sentimens de mêmenature que les vôtres, j’eus l’adresse de comprendre que c’étaitvotre propre histoire. »

« Je suis encore surpris, repritAugustin, d’avoir osé chanter à vos oreilles un lai qui réellement,était le récit de ma honte. »

« Hélas ! pouvez-vous parlerainsi ? contenait-il un seul mot qui ne ressemblât pas à cesaventures d’amour et de noble courage que les meilleurs ménestrelsse plaisent à célébrer, et qui font en même temps rire et pleurerles plus illustres chevaliers, les plus illustres dames ? LadyAugusta de Berkely, riche héritière aux yeux du monde, possédantune immense fortune en terres et en biens meubles, devient pupilledu roi par la mort de son père et de sa mère, et ainsi se trouvesur le point d’être donnée en mariage à un favori du roid’Angleterre, que, dans ces vallées de l’Écosse, nous n’avons passcrupule d’appeler un affreux tyran. »

– « Je ne dois pas parler ainsi, masœur ; et pourtant la vérité est que le cousin de l’obscureparasite Gaveston, à qui le roi voulait donner ma pauvre main,n’était ni par sa naissance, ni par son mérite, ni par sa fortune,digne d’une telle alliance. Cependant j’entendais parler de sirJohn de Walton, et je prenais à sa réputation un intérêt d’autantplus vif que, disait-on, ses nobles exploits distinguaient unchevalier qui, riche sous tous les autres rapports, était pauvredes biens de ce monde et des faveurs de la fortune. Je le vis, cesir John de Walton, et j’avoue qu’une pensée, qui s’était déjaofferte à mon imagination, me devint, par son fréquent retour aprèscette entrevue, plus familière et plus agréable. Il me sembla quesi la fille d’une puissante famille anglaise pouvait donner avec samain ces richesses dont parle le monde, elle devait l’accorder avecplus de justice et d’honneur pour réparer les fautes de la fortuneen faveur d’un brave chevalier tel que de Walton, que pourraccommoder les finances d’un mendiant de Français, dont le seulmérite était d’être le parent d’un homme généralement détesté danstout le royaume d’Angleterre, excepté par le sot monarquelui-même. »

– « C’était là un noble dessein, mafille ; quoi de plus digne d’un noble cœur, possédantrichesses, rang, naissance et beauté, que de faire jouir de tousces avantages le mérite indigent et chevaleresque ? »

– « Telle était, ma chère sœur, monintention ; mais peut-être ne vous ai-je pas suffisammentexpliqué la manière dont je m’y suis prise pour parvenir à ce but.D’après le conseil d’un ancien ménestrel de notre maison, le mêmequi est maintenant prisonnier à Douglas, je fis préparer un grandbanquet la veille de Noël, et j’envoyai des invitations à tous lesjeunes chevaliers d’illustre famille qui étaient connus pour passerleur vie à manier les armes et à chercher des aventures. Lorsqueles tables furent desservies et que le festin fut terminé, Bertram,comme nous en étions convenus, reçut l’ordre de prendre sa harpe.Il chanta, recevant de toutes les personnes présentes l’attentiondue à un ménestrel de sa renommée. Le sujet qu’il choisit était lesprises fréquentes, de ce château de Douglas ; ou comme lepoète l’appelait, du Château Dangereux. « Où sont leschampions du fameux Édouard Ier, dit le ménestrel,lorsque le royaume d’Angleterre ne peut fournir un homme assezbrave, ou assez habile dans l’art de la guerre, pour défendre unmisérable hameau du nord contre les rebelles écossais qui ont juréde le reprendre sur les cadavres de nos soldats avant que l’annéesoit révolue ? Où sont les nobles dames dont les souriressavaient enflammer le courage des chevaliers de la croix deSaint-George ? Hélas ! l’esprit de l’amour et de lachevalerie est comme mort parmi nous ; nos chevaliers sebornent à de petites entreprises, et nos plus nobles héritièressont données comme récompenses à des étrangers, comme s’il n’yavait pas dans leur propre pays des gens qui lesméritassent. » Alors s’arrêta le ménestrel ; et j’aihonte de dire que moi-même, comme remplie d’enthousiasme par lechant du barde, je me levai et détachant de mon cou la chaîne d’orqui soutenait un crucifix d’une sainteté particulière, je fis vœu,toujours avec la permission du roi, d’accorder ma main etl’héritage de mes pères au brave chevalier qui, noble de naissanceet d’origine, conserverait le château de Douglas au roid’Angleterre pendant un an et un jour. Je m’assis, ma chère sœur,assourdie des applaudissemens par lesquels mes convivestémoignèrent leur approbation de mon prétendu patriotisme.Néanmoins un moment de silence régna parmi les jeunes chevaliersqu’on pouvait raisonnablement croire prêts à accepter cette offre,quoiqu’au risque d’être embarrassés d’Augusta Berkely. »

« Honte à l’homme, dit sœur Ursule, quiaurait pu penser ainsi ! Ne prenez que votre beauté seule enconsidération, ma très chère, encore un vrai chevalier aurait-il dûs’exposer au péril de vingt châteaux de Douglas, plutôt que demanquer cette inappréciable occasion d’obtenir vosfaveurs. »

« Il est possible que plus d’un ait ainsipensé en effet reprit le pèlerin ; mais on supposa que lesbonnes graces du roi seraient à jamais perdues pour ceux quisembleraient empressés à contrarier sa royale volonté quant à lamain de sa pupille. Néanmoins, et à ma grande joie, la seulepersonne qui profita de l’offre que j’avais faite fut sir John deWalton ; et comme son approbation a été subordonnée à uneclause « sauf acceptation du roi, », j’espère qu’il n’arien perdu dans la faveur d’Édouard. »

« Soyez convaincue, noble et magnanimejeune fille, répliqua la nonne, qu’il n’est pas à craindre quevotre généreux dévouement nuise à votre amant dans l’esprit du roid’Angleterre. Nous entendons quelquefois parler des choses du mondedans ce coin retiré du cloître de Sainte-Bride ; et le bruitcourt parmi les soldats anglais que le roi fut sans doute offenséen vous voyant mettre votre volonté en opposition avec la sienne,mais que, d’un autre côté, l’amant heureux, sir John de Walton,était un homme d’une si brillante réputation, et votre offrerappelait tellement une époque meilleure mais non oubliée, que mêmeun roi ne pouvait au commencement d’une guerre longue et opiniâtrepriver un chevalier errant de sa fiancée, s’il la conquéraitconvenablement par sa lance et son épée. »

« Ah ! chère sœur Ursule !soupira le pèlerin déguisé ; mais quels ne sont pas les périlsqu’il faut surmonter pour que notre amour parvienne enfin aubut ! Tandis que je demeurais dans mon château solitaire,nouvelles sur nouvelles venaient m’étourdir des nombreux ou plutôtdes constans dangers qui entouraient mon amant, jusqu’à cequ’enfin, dans un moment, je crois, de folie, je résolus de partirsous ce déguisement d’homme ; et après avoir vu de mes propresyeux dans quelle situation j’avais mis mon chevalier, je me décidaià prendre telle mesure par rapport à la durée de son épreuve que jepourrais abréger, ou à toute autre chose que la vue du château deDouglas, et pourquoi le nierais-je ? de sir John de Walton,pourrait me suggérer. Peut-être, ma chère sœur, ne vous est-il paspossible de si bien comprendre combien j’étais tentée de renoncer àune résolution que j’avais prise dans l’intérêt de mon proprehonneur et de celui de mon amant ; mais songez que cetterésolution était la conséquence d’un moment d’enthousiasme, et quela démarche à laquelle je me décidai était la conclusion d’un étatd’incertitude long, pénible, accablant, dont l’effet était dedétendre ces nerfs qui jadis vibraient par l’amour de mon pays, àce qu’il me semblait, mais en réalité, hélas ! par dessentimens vifs et inquiets d’un genre plus égoïste. »

« Hélas ! dit sœur Ursule, montrantles plus violens symptômes d’intérêt et de compassion, suis-je doncune femme, ma chère enfant, que vous soupçonniez d’infidélité auxinfortunes qui sont le fruit du véritable amour ? Croyez-vousque l’air qu’on respire dans cette enceinte ait sur les cœursféminins la vertu de ces merveilleuses fontaines qui changent,dit-on, en pierre les substances qui sont plongées dans leurseaux ? Écoutez mon histoire, et jugez ensuite s’il en peutêtre ainsi d’une infortunée qui possède mes causes de chagrin. Etne craignez pas que nous perdions du temps : il faut laisser ànos voisins d’Hazelside le loisir de leurs arrangemens pour la nuitavant que je puisse vous donner les moyens de vous évader ; etvous avez besoin d’un guide sûr, de la fidélité duquel jerépondrai, pour diriger vos pas à travers ces bois et vous défendreen cas de danger, car il faut tout craindre dans ces jours detrouble. Il nous reste ainsi encore une heure avant que vouspuissiez partir ; et je suis convaincue que vous ne pouvezmieux employer ce temps qu’à écouter des malheurs trop semblablesaux vôtres et provenant d’une affection qui ne fut jamais couronnéede succès, malheurs pour lesquels vous ne pourrez manquer desympathie. »

Les chagrins de lady Augusta ne l’empêchèrentpas d’avoir presque envie de rire du singulier contraste entre lahideuse figure de cette victime d’une tendre passion et la cause àlaquelle elle imputait ses douleurs ; mais ce n’était pas lemoment de songer à des railleries qui eussent au plus haut pointoffensé la sœur de Sainte-Bride, dont elle avait si grand besoin dese concilier la bienveillance. Elle se mit donc promptement à sepréparer à écouter la religieuse avec une apparence de sympathiequi pourrait être le paiement de celle qu’elle-même avait éprouvéede la part de sœur Ursule ; tandis que l’infortunée recluse,avec une agitation qui rendait sa laideur encore plus hideuse,raconta presque à voix basse l’histoire suivante.

« Mes infortunes commencèrent long-tempsavant que je m’appelasse sœur Ursule, ou que je fusse renferméecomme religieuse dans ce cloître. Mon père était un noble normandqui, comme plusieurs de ces compatriotes, vint chercher et trouvafortune à la cour du roi d’Écosse. Il fut nommé à la place deshérif dans ce comté, et Maurice de Hattely ou Hautlieu, étaitcompté parmi les riches et puissans barons de l’Écosse. Pourquoinierais-je donc que la fille de ce baron, alors appelée Margueritede Hautlieu, se distinguait aussi entre les nobles dames et lesbelles du pays ? Ce ne peut être une vanité blâmable qui meporte à dire la vérité, et à moins que je ne vous en avertisse,vous auriez peine à soupçonner combien je ressemblais jadis, même àla charmante lady Augusta Berkely. Vers ce temps éclatèrent lesmalheureuses querelles de Bruce et de Baliol, qui ont fait silong-temps le malheur de ce pays. Mon père, déterminé dans le choixd’un parti par les argumens des riches parens qu’il avait à la courd’Edouard, embrassa avec chaleur la faction qui contenaitl’Angleterre et devint un des plus fougueux partisans, d’abord, deJohn Baliol, et ensuite du monarque anglais. Aucun desÉcossais-anglocisés, comme on appelait son parti, ne fut aussi zéléque lui pour la Croix-Rouge, et aucun ne fut plus détesté par sescompatriotes qui suivirent l’étendard de saint André et le patrioteWallace. Parmi ces soldats du pays, Malcolm Fleming de Biggar étaitun des plus illustres par sa noble naissance, ses hauts talens, etsa réputation de chevalier. Je le vis, et l’horrible fantôme quivous parle en ce moment ne doit pas être honteux de dire qu’ilaima, et qu’il fut aimé par un des plus beaux jeunes garçons del’Écosse. Notre attachement fut découvert par mon père, presqueavant que nous nous le fussions avoué l’un à l’autre, et ils’emporta contre mon amant et contre moi-même. Il me plaça sous lasurveillance d’une religieuse de cet ordre, et je fus mariée dansce couvent de Sainte-Bride, où mon père n’eut pas honte dem’annoncer qu’il me ferait prendre le voile de force, à moins queje ne consentisse à épouser un jeune homme élevé à la couranglaise, son neveu, et, comme le ciel ne lui avait pas donné defils, héritier, à ce qu’il avait résolu, de la maison de Hautlieu.Je ne fus pas longue à faire mon choix. Je protestai que jepréférais mourir à recevoir tout autre époux que Malcolm Fleming.Mon amant ne me fut pas moins fidèle ; il trouva moyen devenir causer avec moi une certaine nuit et me proposa de faireprendre d’assaut le monastère de Sainte-Bride, pour m’emmenerensuite au milieu des bois verdoyans dont Wallace étaitgénéralement appelé le roi. Mais vint une heure de malheur, heurede déraison et de sorcellerie, je crois… Je laissai l’abbessem’arracher un secret qui, j’aurais dû le pressentir, devait luiparaître à elle plus horriblement sacrilège qu’à toute autre femmedu monde ; mais je n’avais pas encore prononcé de vœux, et jepensais que Wallace et Fleming avaient sur tous les êtres les mêmescharmes que sur moi, et l’artificieuse femme, me donnant lieu decroire que sa loyauté envers Bruce n’excitait pas le moindresoupçon, devint complice d’un complot dont ma liberté était le but.L’abbesse s’engagea à faire éloigner les gardes anglaises jusqu’àune certaine distance, et les troupes s’éloignèrent en effet ouplutôt le feignirent. En conséquence, au milieu de la nuit fixée,la fenêtre de ma cellule, qui était au deuxième étage, fut ouvertesans bruit, et jamais mes yeux ne furent plus satisfaits que quanddéguisée, et prête à fuir, portant même un costume de cavaliercomme vous, belle lady Augusta, je vis Malcolm Fleming grimper dansmon appartement. Il se précipita vers moi, mais en même temps monpère avec dix de ses hommes les plus robustes remplirent la chambreet poussèrent leur cri de guerre, Baliol ! les coups furentaussitôt donnés et rendus de part et d’autres. Mais au milieu dutumulte apparut une espèce de géant qui se distingua, même à mesyeux troublés, par l’aisance avec laquelle il terrassa et dispersaceux qui s’opposaient à mon évasion. Mon père seul opposa unerésistance qui manqua lui devenir fatale ; car Wallace,dit-on, pouvait à lui seul triompher des deux plus vaillanschampions qui jamais tirèrent l’épée. Écartant de lui les hommesarmés, comme une dame écarterait d’elle avec son éventail un essaimde mouches incommodes, il me prit d’un bras, se servit de l’autrepour nous protéger tous deux ; et je fus sur le point d’êtredescendue en sûreté par l’échelle dont mes libérateurs s’étaientaidés pour pénétrer du dehors dans ma cellule… mais un malheurm’attendait là.

« Mon père, que le champion de l’Écosseavait épargné par égard pour moi, ou plutôt pour Fleming, gagna parla compassion et la bonté de son vainqueur un terrible avantage eten profita sans remords. N’ayant que ma main gauche à opposer auxtentatives furieuses de mon père, Wallace, malgré même toute saforce, ne put empêcher l’assaillant de renverser, avec toute laviolence du désespoir, l’échelle sur laquelle sa fille étaitperchée comme la tourterelle entre les serres d’un aigle. Lechampion vit notre danger, et faisant un dernier effort de vigueuret d’agilité, se précipita avec moi du haut de l’échelle, et allatomber au delà des fossés du couvent, où nous aurions étéinfailliblement jetés sans cet acte de courage. Le champion del’Écosse échappa sain et sauf de cette tentative désespérée ;mais moi, qui tombai sur un tas de pierres et de décombres ;moi, fille désobéissante, presque vestale, parjure, je ne merelevai de mon lit, après une maladie fort longue, que pour meretrouver la misérable défigurée que vous voyez devant vous.J’appris alors que Malcolm avait échappé dans le combat, et peuaprès m’arriva la nouvelle, nouvelle qui excita en moi une douleurmoins vive peut-être qu’elle n’aurait dû l’être, que mon père avaitpéri dans une de ces innombrables batailles que se livrèrent lesfactions ennemies. S’il avait vécu, je me serais résignée jusqu’aubout à mon destin ; mais puisqu’il n’était plus, je pensaiqu’il vaudrait encore mieux être mendiante dans les rues d’unvillage d’Écosse, qu’abbesse dans ce misérable couvent deSainte-Bride ; et même le pauvre objet d’ambition sur lequelmon père avait coutume de s’étendre lorsqu’il voulait me persuaderd’entrer dans l’état monastique par des moyens plus doux que celuide me jeter du haut d’un second étage ne resta point long-temps àma portée. La vieille abbesse mourut d’une fraîcheur qu’elle pritdans la soirée du combat ; et sa place, qui aurait pu demeurervacante jusqu’à ce que je fusse capable de la remplir, futsupprimée, lorsque les Anglais jugèrent convenable de réformer,ainsi qu’ils disaient, la discipline de la maison ; et au lieude laisser élire une nouvelle abbesse, y envoyèrent deux ou troismoines à eux dévoués, qui ont aujourd’hui le gouvernement absolu dela communauté, et n’en usent que suivant le bon plaisir desAnglais. Mais moi, moi, qui ai eu l’honneur d’être défendue par lesarmes du champion de mon pays, je ne resterai pas dans cette maisonpour être commandée par cet abbé Jérôme. J’en sortirai, et j’espèrene manquer ni de parens ni d’amis, qui procureront à Marguerite deHautlieu une place de refuge plus convenable que le couvent deSainte-Bride ; vous obtiendrez aussi, ma chère dame, votreliberté, et il sera bien que vous laissiez ici un billet quiinformera sir John de Walton du dévouement que son heureux destinvous a inspiré. »

« Votre intention n’est donc point, ditlady Augusta, de rentrer dans le monde ? Vous renoncerez doncà l’amant dans l’union duquel vous et lui vous avez jadis vu votrebonheur commun ? »

« C’est une question, ma chère enfant,répliqua sœur Ursule, que je n’ose m’adresser à moi-même, etj’ignore absolument quelle réponse je pourrais y faire. Je n’aipoint fait de vœux définitifs et irrévocables ; rien n’achangé ma position à l’égard de Malcolm Fleming. Lui, aussi, il aprononcé des vœux enregistrés à la chancellerie du ciel, vœux parlesquels il se déclare mon fiancé, et je ne crois pas moins méritersous aucun rapport qu’il me tienne aujourd’hui parole, qu’au momentoù il m’a promis sa foi. Mais je vous avoue, ma chère dame, que desbruits sont parvenus jusqu’à mes oreilles, bruits qui me piquent auvif : la nouvelle de mes blessures et de ma laideur a, dit-on,refroidi le cœur du chevalier de mon choix. Je suis pauvremaintenant, il est vrai ; ajouta-t-elle avec un soupir, et jene possède plus ces charmes personnels qu’on dit attirer l’amour,et fixer la fidélité des hommes. Je m’efforce donc de penser, dansmes momens de ferme résolution, que tout est fini entre Fleming etmoi, sauf la bienveillance que nous pouvons nous garder l’un àl’égard de l’autre ; et néanmoins il y a encore dans mon cœurun sentiment qui me dit tout bas ; en dépit de ma raison, que,si je croyais réellement ce que je dis en ce moment, il n’y auraitplus d’objet sur terre qui méritât que je vécusse. Cette préventionséduisante murmure au fond de mon ame, et contre toute ma raison,tout mon jugement, que Malcolm Fleming, qui pourrait tout sacrifierpour le service de son pays, est incapable de nourrir l’affectionchangeante d’un homme ordinaire, grossier ou vénal. Il me sembleque si le changement lui fût arrivé et non à moi, il ne perdraitrien à mes yeux pour être sillonné d’honorables cicatrices, reçuesen combattant pour la liberté de son choix, mais que ces blessures,dans mon opinion, ajouteraient même à son mérite, quoi qu’ellesenlevassent de sa beauté physique. Il me vient parfois à l’espritque Malcolm et Marguerite pourraient être encore l’un à l’autretout ce que leurs affections rêvèrent jadis avec tant de sécurité,et qu’un changement qui n’altère en rien l’honneur ni la vertu dela personne aimée doit augmenter plutôt que diminuer les charmes del’union. Regardez-moi, ma chère lady Augusta, regardez-moi en face,si vous en avez le courage, et dites-moi si je ne déraisonne paslorsque mon imagination convertit ainsi de pures possibilités en cequi est naturel et probable. »

Lady Augusta de Berkely, voyant qu’il fallaits’y résoudre, leva ses yeux vers la malheureuse nonne, effrayée deperdre toutes ses chances de délivrance par la manière dont elle seconduirait dans ce moment critique, mais néanmoins ne voulant pasflatter la malheureuse Ursule en lui suggérant des idées auxquellessa propre raison lui disait qu’elle pouvait à peine trouver desfondemens raisonnables. Mais son imagination, remplie des histoiresque citaient les ménestrels de l’époque, rappela à son souvenir lafastidieuse dame « du mariage de sir Gawain, » et elletourna sa réponse de la manière suivante.

– « Vous m’adressez, ma chère ladyMarguerite, une embarrassante question, à laquelle il seraitindigne d’une amie de répondre d’une toute autre manière quesincèrement, et très cruel de répondre trop légèrement. Il est vraique ce qu’on appelle beauté est la qualité première à laquelle,nous autres femmes, nous apprenons à attacher une valeur ;nous sommes flattées lorsque l’on vante nos charmes personnels, quenous les possédions réellement ou non ; et sans doute nouscontractons l’habitude d’y mettre beaucoup plus d’importance qu’onpeut reconnaître qu’ils n’en méritent. Cependant on a vu des femmesqui, au jugement de leur propre sexe, et peut-être de leur propreaveu, ne pouvaient avoir aucune prétention à la beauté, devenir,par leur esprit, leurs talens et leurs perfections, les objetscertains du plus chaud attachement. Pourquoi donc, par pureexagération de crainte, regarderiez-vous comme impossible que votreMalcolm Fleming soit fait de cette argile moins grossière quiméprise les attraits passagers des formes extérieures, encomparaison des charmes d’une véritable affection et de lasupériorité de talents et de vertu ? »

La nonne pressa sur son cœur la main de sacompagne, et poussant un profond soupir : « Je crains,dit-elle, que vous ne me flattiez, et néanmoins, dans un instantcritique comme celui-ci, la flatterie fait du bien, de même quecertains cordiaux, d’ailleurs dangereux à la santé, sontadministrés sagement pour soutenir un malade durant un paroxisme dedouleur, et lui donner la force d’endurer du moins un mal qu’ils nepeuvent guérir. Répondez-moi à une seule question et il sera tempsde terminer cet entretien. Se pourrait-il belle Augusta, vous à quila fortune a donné tant de charmes, se pourrait-il qu’aucunargument vous fit supporter avec patience la perte irréparable devos avantages physiques, perte accompagnée, comme il n’est que tropprobable dans mon cas, de celle de l’amant pour qui vous avez déjatant fait ? »

La jeune Anglaise regarda une seconde fois sonamie, et ne put s’empêcher de frissonner un peu à l’idée de sajolie figure, qu’il lui faudrait échanger contre les traits pleinsde cicatrices et de coutures de lady du Hautlieu, irrégulièrementéclairés par les rayons d’un seul œil.

« Croyez, répondit-elle, en levant avecdignité ses regards vers le ciel, croyez que, même dans le cas quevous supposez, je ne m’affligerais pas tant pour moi-même que pourl’amant à idées petites et étroites qui pourrait me quitter parceque les charmes passagers que le temps doit tôt ou tard détruire seseraient enfuis avant le jour de notre mariage. Cependant laProvidence cache dans ses décrets de quelle manière et jusqu’à quelpoint des personnes, dont le caractère ne nous est pas pleinementconnu, peuvent être affectées par de tels changemens. Je puisseulement vous assurer que j’espère avec vous, et qu’aucunedifficulté ne se trouvera désormais sur votre passage, s’il est enmon pouvoir de l’en écarter… Écoutez ! »

« C’est le signal de notre liberté,répliqua Ursule, prêtant l’oreille à un son qui ressemblait au crid’un oiseau de nuit. Il faut nous préparer à quitter le couventsous peu de minutes. Avez-vous quelque chose àemporter ? »

« Rien, répondit lady Augusta de Berkely,sinon quelques objets précieux que j’avais, je ne sais pourquoi,pris sur moi pour venir ici. Ce billet que je vais laisser donne àmon fidèle ménestrel la permission de se tirer d’affaire en avouantà sir John de Walton quelle est réellement la personne qu’il avaiten son pouvoir. »

« Il est étrange, dit la novice deSainte-Bride[18] , à travers quels labyrinthesextraordinaires l’amour, ce sentiment bizarre, conduit lespersonnes qui se vouent à lui. Prenez garde en descendant cettetrappe, soigneusement cachée, qui se referme si bien et siaisément, mène à une porte secrète, où nous attendent déja, jecrois, des chevaux qui nous faciliteront les moyens de direpromptement adieu à Sainte-Bride ; que Dieu la protége elle etson couvent ! nous ne pourrons voir clair que quand noussortirons de ces corridors. »

Cependant sœur Ursule, s’il nous est permis delui donner, pour la dernière fois, son nom de couvent, changea sonétole, ou plutôt sa large et longue robe, contre un manteau et uncapuchon plus étroit de cavalier. Elle conduisit sa compagne pardivers passages habilement compliqués, jusqu’à ce que lady deBerkely, le cœur battant de crainte, revît la lumière pâle etdouteuse de la lune, qui brillait avec une incertitude grise surles murailles de l’ancien édifice. L’imitation du cri d’un hiboules dirigea vers un grand orme voisin, et approchant de l’arbreelles distinguèrent trois chevaux tenus par un homme, dont tout cequ’elles purent voir fut qu’il était grand, vigoureux, et portaitle costume d’un homme d’armes.

« Plus tôt nous quitterons ces lieux,dit-il, mieux vaudra, dame Marguerite. Vous n’avez qu’à m’indiquerla route qu’il vous plait de suivre. »

Marguerite répondit à demi-voix, et enrépondant, elle lui recommanda de marcher lentement et sans bruitpendant le premier quart d’heure ; car au bout de ce temps ilsseraient déja loin de toute habitation.

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